mars 15, 2022

Au milieu de l’indescriptible horreur du conflit en Ukraine, n’oublions pas les besoins de protection particuliers des apatrides

Chris Nash

À l’heure où le nombre de réfugiés s’enfuyant d’Ukraine s’approche des deux millions, nous nous mobilisons avec nos membres sur le terrain pour évaluer les besoins de protection particuliers des apatrides déplacés de force par la crise.


Cet éditorial a été publié pour la première fois sur le site du Réseau européen sur l’apatridie.

De par notre expérience, et notamment les recherches menées dans le cadre de notre initiative Stateless Journeys, nous savons que les apatrides fuyant un conflit se heurtent souvent à des problèmes supplémentaires lorsqu’il s’agit de franchir une frontière ou de solliciter une protection. Nous savons aussi que l’apatridie est à la fois une cause et une conséquence du déplacement forcé.

Lorsque nous avons entendu parler des difficultés rencontrées par les apatrides cherchant à échapper à la guerre en Ukraine, nous avons souhaité mieux comprendre la situation et le plus vite possible. Cette semaine, nous publions un premier compte rendu qui, en informant les acteurs intervenant sur le terrain auprès des réfugiés, vise à ce que les problèmes soient anticipés et réglés avant qu’ils ne s’aggravent.

L’apatridie en Ukraine

Daté de 2001, le dernier recensement effectué en Ukraine faisait état de 82 550 apatrides, sachant que le HCR estimait pour sa part à 35 875 le nombre d’apatrides et de personnes de « nationalité indéterminée » en 2021. D’autres sources suggèrent qu’il pourrait y en avoir plusieurs dizaines de milliers de plus, dont une forte proportion parmi la population rom ainsi que les enfants nés en Crimée et dans les régions de Louhansk et de Donetsk depuis 2014. La Banque mondiale a récemment estimé qu’en Ukraine, 999 000 personnes de plus de 15 ans ne possédaient pas de carte nationale d’identité. Bien que tous ces individus ne soient pas apatrides, beaucoup risquent de plus en plus de le devenir si la crise se prolonge.

Il est estimé que 10 à 20 % des Roms d’Ukraine ne disposent pas des documents d’état civil qui leur sont nécessaires pour acquérir ou justifier de leur citoyenneté ukrainienne. Parmi les autres profils d’apatrides, figurent les ex-citoyen.e.s de l’URSS qui, incapables de justifier d’une résidence permanente en Ukraine en 1991, n’ont pas pu obtenir la nationalité ukrainienne. Certain.e.s, dans l’impossibilité d’acquérir une quelconque nationalité, ont depuis transmis leur apatridie à leurs enfants. Depuis 2014, les personnes vivant dans les régions échappant au contrôle gouvernemental, telles la Crimée, et celles et ceux déplacés à l’intérieur de l’Ukraine, font face à de sérieux obstacles pour obtenir ou renouveler leurs papiers d’identité : ainsi estime-t-on à 60 000 le nombre d’enfants nés dans ces zones sans acte de naissance et risquant par conséquent l’apatridie.

À ces populations déjà importantes d’apatrides présentes sur place, il faut ajouter les demandeurs et demandeuses d’asile, les réfugié.e.s, et les migrant.e.s (et leurs enfants) qui résidaient en Ukraine et étaient apatrides avant même de quitter leur pays d’origine (par exemple, Palestinien.ne.s, Bidounes du Koweït, Kurdes) ou qui depuis, ont pu devenir apatrides pour des raisons variées (déplacement, discrimination, différences entre les lois sur la nationalité, succession d’États, ou pratiques de privation de nationalité).

Même si en mai 2021, l’Ukraine a instauré une procédure de détermination de l’apatridie afin de savoir qui était apatride sur son territoire et d’accorder une protection aux individus remplissant ces conditions, l’entrée en vigueur récente de la mesure fait qu’au 31 décembre 2021, seules 55 personnes s’étaient vu octroyer un permis de séjour temporaire par cette procédure. La grande majorité des apatrides vivant en Ukraine ne possèdent par conséquent aucun papier justifiant de leur statut d’apatride. Or, cela non seulement crée des barrières insurmontables pour les apatrides tentant de se déplacer en Ukraine dans les circonstances actuelles, mais compromet également fortement leur capacité à s’assurer une sécurité relative à l’intérieur du pays, à traverser les frontières et à bénéficier d’une protection.


Réfugiés ukrainiens traversant la frontière vers la Pologne. Photo : Mirek Pruchnicki ; Creative Commons

La situation actuelle à la frontière Ouest de l’Ukraine

La première réaction des voisins occidentaux de l’Ukraine aura été généreuse, dans la mesure où acteurs gouvernementaux et société civile font actuellement leur maximum pour accueillir un nombre record de réfugiés. La Hongrie, la Slovaquie, la Pologne, la Roumanie et la Moldavie ont toutes déclaré admettre quiconque fuyait la guerre en Ukraine, y compris les apatrides, les personnes menacées d’apatridie et/ou les sans-papiers. Un bref récapitulatif des politiques de chacun de ces pays est consultable dans notre compte rendu.

Cela dit, les choses évoluent très vite et la vigilance s’impose : en effet, des témoignages commencent à émerger, faisant état de pratiques incohérentes et d’un profilage racial à différents postes frontières (par exemple, en Hongrie et en Pologne), où les non-Ukrainiens rencontreraient des obstacles pour accéder au territoire, voire seraient soumis à des procédures de « contrôle secondaire », dans des conditions comparables à celles de la détention en Pologne.

De même, les premières informations des membres de l’ENS laissent penser que les apatrides et les individus menacés d’apatridie et fuyant l’Ukraine sont susceptibles de se heurter à d’autres barrières et à une inégalité de traitement en fonction de leur domicile, de leur nationalité et/ou de leur statut. Il nous faudra cependant davantage de temps et des recherches plus poussées pour établir un tableau détaillé permettant de comprendre en quoi les différents profils d’apatrides peuvent s’en trouver affectés.

Application de la Directive Protection temporaire de l’UE et protection due aux apatrides

En ce qui concerne le niveau de protection pouvant être accordé aux réfugiés apatrides d’Ukraine, les modalités d’application de la Directive sur la Protection temporaire (TPD) de l’UE par les différents pays restent un gros point d’interrogation.

Invoquée par les États membres de l’UE la semaine dernière, la directive octroie une protection immédiate dans l’UE aux ressortissants ukrainiens et aux personnes qui bénéficiaient d’une protection internationale en Ukraine avant le 24 février 2022. Les apatrides pouvant prouver qu’ils détenaient un titre de séjour permanent en Ukraine avant le 24 février et qui « ne peuvent pas rentrer en toute sécurité dans leur pays ou région d’origine » ont également droit à une protection temporaire, même si les États membres ont le choix entre appliquer la TPD et fournir une « protection adéquate en vertu du droit national ». Les États membres peuvent par ailleurs élargir la protection temporaire à d’autres personnes, y compris les apatrides qui « résidaient légalement » en Ukraine. Les personnes se voyant accorder une protection temporaire ont droit à un titre de séjour (d’une durée initiale d’un an, renouvelable jusqu’à trois ans sauf si un retour en toute sécurité est possible), à accéder au marché du travail, à un logement, à une aide sociale, à des soins médicaux, et à un accès à l’éducation pour les enfants.

À l’heure actuelle, les États membres de l’UE ne sont pas tenus d’étendre la protection temporaire à la majorité des apatrides et des personnes menacées d’apatridie et qui vivent ou vivaient en Ukraine. Il se peut que les personnes dépourvues de justificatif de résidence permanente ou de protection internationale en Ukraine aient besoin de demander l’asile ou d’une autre forme de protection conformément au droit de leur pays d’accueil. Or cela peut poser de graves problèmes tant en ce qui concerne l’accès aux droits et aux services qu’à la possibilité d’obtenir une protection, si l’accès aux procédures d’asile est refusé (comme dans le cas de la Hongrie), ou encore, par exemple, si l’origine ukrainienne des personnes est contestée. Par conséquent, même s’ils sont en mesure de fuir l’Ukraine, les apatrides risquent tout particulièrement de se retrouver exclus ou livrés à eux-mêmes, voire, dans certains cas, de faire l’objet d’une détention arbitraire.

La situation présente met en lumière la nécessité d’une sensibilisation accrue aux droits dus aux apatrides en droit international. Presque tous les États européens sont Partie à la Convention de 1954 relative au statut des apatrides et attribuent donc des droits et des protections spécifiques aux apatrides vivant sur leur territoire. Certains pays ont mis en place une procédure de détermination de l’apatridie permettant de savoir qui est redevable d’une protection en vertu de la Convention de 1954, et accordent aux apatrides reconnus comme tels un statut de protection ou un titre de séjour (différent du statut de réfugié ou d’une autre forme de protection internationale). Dans d’autres pays, les apatrides peuvent accéder à une autre forme de protection ou régulariser leur séjour par d’autres canaux. S’agissant de l’accès des apatrides à une protection dans les différents pays européens, la situation est très loin d’être uniforme. Notre Indice d’apatridie se veut un outil servant à aider les apatrides et leurs représentants légaux à comprendre et défendre leurs droits.

La route à suivre : lutter contre l’apatridie dans le cadre de l’élaboration du dispositif d’assistance aux réfugiés

Notre compte rendu formule une série de recommandations à l’attention de l’UE, des États européens, des agences internationales et des ONG, de sorte que les apatrides de l’Ukraine puissent accéder à une protection conforme au droit international.

En tout premier lieu, les États membres de l’UE doivent user du pouvoir discrétionnaire que leur reconnaît la TPD pour accorder une protection temporaire à l’ensemble des apatrides et des personnes exposées à un risque d’apatridie indépendamment de leur statut de résidence antérieur en Ukraine, ou tout au moins en assurer l’accès à des formes de protection équivalentes en droit national. À ce titre, il est indispensable que l’absence de documents d’identité ou assimilés n’empêche pas les apatrides et les individus courant un risque d’apatridie d’accéder à une protection internationale ou à d’autres formes de protection existant en droit national.

Lorsqu’aucun accès à une protection temporaire n’est prévu, il convient que les États européens procurent des moyens de protection et des droits aux apatrides présents sur leur territoire dans le respect des obligations souscrites en vertu de la Convention de 1954 relative aux apatrides, et mettent par ailleurs en œuvre des garanties visant à empêcher toute détention arbitraire.

De ce point de vue, il sera capital de renforcer les moyens à disposition des gardes-frontières et des acteurs de l’aide aux réfugiés pour identifier convenablement l’apatridie et le risque d’apatridie chez les personnes déplacées d’Ukraine de façon à assurer leur accès à une protection, notamment au travers d’une assistance juridique et d’autres services. Un besoin urgent se fait sentir d’améliorer la disponibilité de données désagrégées en utilisant des lignes directrices et des outils d’évaluation standardisés à la fois dans les centres d’enregistrement, dans les procédures de protection, et lors de conseils juridiques.

La formation est également appelée à occuper une place fondamentale, à laquelle pourront concourir plusieurs acteurs, à commencer par le HCR, l’Agence de l’UE pour l’asile, et les ONG et experts de la société civile. L’Agence de l’UE pour l’asile a récemment publié un Outil d’enregistrement, dont une rubrique porte précisément sur l’identification de l’apatridie et pourrait ainsi s’avérer utile en la matière. Nous sommes également en train de développer un outil d’identification de l’apatridie plus exhaustif, que nous mettrons à la disposition de l’ensemble des acteurs dans les mois à venir.

Enfin, les constats effectués sur le terrain suggèrent la nécessité manifeste de faire intervenir les acteurs de l’assistance aux réfugiés pour identifier et surveiller l’apatridie et le risque d’apatridie chez les enfants non accompagnés et séparés, tout comme chez les enfants nés en transit ou dans un pays d’accueil, afin que leur droit à un acte de naissance, à l’identité juridique et à une nationalité soit garanti. Ce facteur devrait ne pas cesser de gagner en acuité si, le conflit se prolongeant, les déplacements s’amplifient. L’UNICEF et les autres organisations de défense des droits de l’enfant auront à ce titre à un rôle capital à jouer.

Prochaines étapes et au-delà du conflit

Au cours des semaines et des mois à venir, en dehors de continuer à suivre la situation, nous allons chercher à actualiser les informations disponibles et à en élargir le périmètre, notamment en nous intéressant à la manière dont la Directive sur la Protection temporaire est mise en œuvre au service des réfugiés apatrides déplacés sur le continent européen. Nous allons par ailleurs réfléchir à d’autres moyens de soutenir nos membres qui travaillent sans relâche sur le terrain, notamment en essayant de mobiliser la communauté des donateurs pour qu’elle en appuie les efforts et finance une assistance ciblée sur les apatrides, qui à défaut, se retrouveraient exclus du dispositif d’assistance aux réfugiés en Europe.

Parallèlement, il reste encore beaucoup d’inconnues sur la situation des apatrides à l’intérieur de l’Ukraine. Nous savons, d’après nos organisations membres ukrainiennes qui interviennent avec bravoure et acharnement à l’intérieur du pays, que les apatrides sans papiers sont dans l’impossibilité de se déplacer, que ce soit à l’intérieur ou de part et d’autre des frontières, et se trouvent de ce fait piégés. À côté de cela, nous relevons des témoignages troublants de cas de discrimination raciale, d’antitsiganisme, et/ou d’inégalité de traitement en fonction du statut aux frontières ukrainiennes, autant de pratiques de nature à empêcher certains apatrides et/ou individus menacés d’apatridie de quitter l’Ukraine. Une poursuite des recherches s’impose pour mieux comprendre la situation et tenter d’y remédier.

En conclusion, et pour peu que nous nous autorisions un brin d’optimisme en nous projetant par-delà ce conflit si horrible, le fait est qu’il faudra absolument résoudre les problèmes de l’identité juridique, des documents et de la nationalité dans le cadre des efforts de reconstruction. La situation actuelle a pour seul mérite de rappeler à quel point les apatrides souffrent au quotidien d’être oubliés et de voir leurs besoins négligés, surtout en temps de conflit. Parce qu’elle est intolérable, nous et nos membres nous tenons prêts à collaborer avec l’ensemble des acteurs dans le but d’y mettre fin.

Chris Nash est Directeur du Réseau européen sur l’apatridie.

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