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La Covid-19 et ses conséquences sociales
Alors que les impacts négatifs sur le plan économique (récession mondiale) et les bouleversements politiques (manifestations contre les restrictions sanitaires telles que le confinement) ont fait l’objet d’une grande attention du public, les conséquences sociales de la pandémie de Covid-19 sont restées dans l’ombre. Pourtant, la pandémie n’a pas simplement été l’occasion de porter un regard plus attentif sur le problème des inégalités. Elle les a exacerbées, tout comme, dans la plupart des pays, la crise économique qu’elle a en partie déclenchée et la distribution inégale de l’aide financière prodiguée par l’État aux entreprises. Une partie croissante de la population, même dans les pays où le niveau de vie et de protection sociale sont relativement élevés, s’est retrouvée incapable de survivre, ne serait-ce que quelques semaines, avec un revenu amoindri, contrairement à toutes les affirmations selon lesquelles il s’agirait de sociétés « sans classes », garantissant la prospérité de tous leurs membres.
Du capitalisme « rhénan » au capitalisme « démesuré »
Peu après l’unification de la RFA et de la RDA, l’économiste français Michel Albert qualifiait l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, les États scandinaves et le Japon de « capitalisme rhénan », une catégorie qu’il oppose dans sa théorie au modèle économique anglo-saxon ou américain. Dans son livre paru en 1991, Capitalisme contre Capitalisme, Albert explique que c’est l’effondrement du communisme qui aurait rendu les différences entre les deux modèles clairement visibles : « Le modèle néo-américain est fondé sur la réussite individuelle et le profit financier à court terme. Le modèle rhénan a son centre en Allemagne et est très similaire au modèle nippon. Tout comme celui-ci, il favorise la réussite collective, le consensus et le souci de long terme. »
Bien que le modèle rhénan soit plus juste et plus efficace, Albert prédisait déjà à l’époque que le modèle ultra-libéral et moins égalitaire proposé par le capitalisme américain, s’appuyant sur le développement des technologies modernes de l’information et de la communication ainsi que sur la mondialisation néo-libérale de la finance, serait celui qui allait se répandre dans le monde entier. Pour le dire de façon simplifiée : au cours des dernières décennies, le capitalisme « démesuré » l’a emporté sur le capitalisme « rhénan ». Il s’agit là d’un système économique et social qui tolère que les travailleurs soient exploités de façon radicale, privés drastiquement de leurs droits, soumis au dumping salarial et social systématique, que les personnes soient soumises sans scrupules tandis que les animaux sont massivement victimes d’une cruauté aveugle. Qui plus est, ce système ne fixe pratiquement aucune limite à la maximisation des profits par un petit groupe de multimillionnaires et de milliardaires entretenant des relations étroites avec les représentants du système politique et gouvernemental.
Jamais ce système n’a-t-il été aussi flagrant que lors de la pandémie de Covid-19 : dans le plus grand abattoir d’Europe, dans lequel sont abattus, découpés et traités des dizaines de milliers de porcs chaque jour, plus de 1 400 ouvriers furent testés positifs au SARS-CoV-2 en juin 2020. Parmi eux, nombreux furent les travailleurs contractuels originaire de Pologne, Roumanie ou Bulgarie, hébergés et travaillant dans des conditions scandaleuses. Tous les travailleurs au siège principal de l’abattoir Tönnies à Rheda-Wiedenbrück, tout comme leurs familles, ont été mis en quarantaine afin d’éviter une flambée du virus dans l’ensemble de la population.
Les épidémies comme grands niveleurs ?
Par le passé, les épidémies ont souvent contribué à réduire les inégalités, ne serait-ce que pour un certain temps. La peste médiévale, par exemple, fit d’innombrables victimes dans toutes les classes en Europe à partir de 1347. Le résultat : une baisse des prix des denrées alimentaires, des terres et de l’immobilier (due au manque d’acheteurs), d’une part, et la hausse des salaires (due au manque de travailleurs et au plus grand pouvoir de négociation des travailleurs restants vis-à-vis des employeurs), d’autre part.
À l’instar des épidémies bactériennes ayant frappé l’Europe au XIXe siècle (choléra, tuberculose et fièvre typhoïde), la Covid-19 frappe les personnes aux systèmes immunitaires et revenus plus faibles avec beaucoup plus de violence. Lorsqu’une pandémie frappe une société, les principales victimes sont les pauvres. Des recherches menées aux États-Unis ont démontré que la minorité afro-américaine est particulièrement touchée par la Covid-19. Au Brésil, le virus s’est répandu principalement dans les favelas, où vivent ceux qui rendent la vie des riches plus simple et plus agréable dans le cadre de services généralement mal rémunérés.
À première vue, tous les individus semblent égaux face au virus. Cela est vrai en ce qui concerne l’infectiosité des coronavirus, mais pas en ce qui concerne la vulnérabilité et le risque d’infection de différents groupes de population. La pandémie de Covid-19 a beau être un phénomène mondial, elle ne touche pas tous les habitants de manière égale. Au contraire, les personnes sont affectées de manière très différente selon leurs conditions de travail, leurs conditions de logement et leur état de santé. Même dans les sociétés prospères, voire riches, l’espérance de vie des pauvres est bien plus faible. En résulte une règle de base plutôt cynique : le destin des pauvres est de mourir avant les autres. Ainsi pendant la pandémie de Covid-19 le sort des pauvres fut de mourir avant leurs concitoyens. En effet, les antécédents médicaux induits par le statut social, telles que l’obésité, l’asthme ou le diabète sucré, augmentent, tout comme des conditions de travail et de vie insalubres et dans de petits espaces, le risque d’infection par le SARS-CoV-2 et d’une évolution sévère du Covid-19.
Le virus lui-même n’est donc pas injuste, c’est cette société de classes qui fait que ses membres sont inégalement touchés. Nous n’avons donc pas affaire ni à un niveleur social, ni à un « virus de l’inégalité ». Le SARS-CoV-2 n’est effectivement pas à l’origine du fossé entre les riches et les pauvres et le nouveau coronavirus n’est pas non plus responsable des conditions sociales dans lesquelles il évolue. La Covid-19 ne fait que rendre les conflits d’intérêts déjà existants plus saillants, tandis qu’avec chaque confinement et presque chaque mesure de « sauvetage de l’économie » du gouvernement, ils s’accentuent encore et toujours. Le virus lui-même n’est donc pas antisocial, c’est une société riche qui ne fait pas assez pour protéger les plus pauvres parmi ses membres du risque d’infection et des bouleversements économiques de la pandémie qui l’est. Le néolibéralisme – cette théorie économique, philosophie sociale et religion civile politique fondée sur la croyance en l’inégalité comme quelque chose de productif qui accroît la richesse – agit comme une vraie source de divisions sociale.
La polarisation sociale s’intensifie : coronavirus, pauvreté et richesse
À l’échelle mondiale et nationale, on peut effectivement constater que les riches sont devenus plus riches et les pauvres plus nombreux pendant cette situation d’exception qu’est la pandémie de Covid-19. Que ce soient les sans-abri et les personnes sans domicile fixe ou d’autres personnes résidant dans des logements collectifs tels que les prisonniers, les réfugiés, les travailleurs contractuels et saisonniers, les migrants sans statut légal sûr, les personnes handicapées, les personnes nécessitant des soins, les toxicomanes, les prostituées, les chômeurs, les personnes à faible revenu, les personnes touchant de petites retraites et les bénéficiaires d’allocations sociales : les groupes de population aux moyens financiers les plus limités sont aussi les plus immunodéprimés.
La perturbation des chaînes d’approvisionnement et des structures de distribution causée par le coronavirus, la perte de parts de marché ainsi que la fermeture de magasins, restaurants, hôtels, boîtes de nuit, cinémas, théâtres et autres installations sur ordre des autorités en réponse à la pandémie de Covid-19 ont engendré des pertes économiques considérables pour les travailleurs dans ces secteurs, ainsi qu’une vague de faillites et de licenciements à grande échelle. Une partie de la société a été confrontée au chômage partiel et aux licenciements collectifs (par exemple dans la restauration, le tourisme et l’aviation). D’un autre côté, les grandes entreprises de secteurs résistants à la crise ont vu leurs bénéfices croître : les pharmacies, drogueries, magasins alimentaires à prix réduits, vente en ligne, services de colis et de livraison, économie numérique et industrie pharmaceutique.
Les restrictions limitant les contacts interpersonnels, les couvre-feux et les fermetures ont privé les personnes les plus pauvres (les mendiants, les personnes faisant la collecte des bouteilles consignées, les vendeurs de journaux de rue) de leurs moyens de subsistance déjà fragiles, car le manque de passants et la peur de s’infecter avec le virus ont pu entraîner une perte totale de revenus dans certains cas. Le fardeau économique des bénéficiaires d’allocations sociales, des personnes touchant de petites retraites et des réfugiés a encore augmenté en raison de la fermeture d’institutions caritatives, de soupes populaires et de magasins solidaires.
Bien que les cours des actions aient temporairement chuté sur toutes les places boursières du monde après le début de la pandémie de Covid-19, ce sont surtout les petits actionnaires, généralement enclins aux réactions de panique et aux ventes précipitées, qui ont subi des pertes dramatiques. Les fonds spéculatifs et les conglomérats financiers tels que BlackRock, quant à eux, parient même avec succès sur la chute des cours des actions par le biais de la vente à découvert, gagnant de l’argent grâce aux pertes subies par les petits investisseurs. Les grands investisseurs ont également profité de l’occasion pour effectuer des achats supplémentaires à des prix relativement bas et ont bénéficié du fait que la tendance des prix allait bientôt repartir à la hausse en prévision des programmes de relance économique des gouvernements.
Résumé et conclusion
Toutes les personnes sont égales face au coronavirus du moins en termes d’infectiosité. Ce n’est qu’en raison de fortes disparités en matière d’état de santé, de conditions de vie, de revenu, de situation financière et de conditions de logement que le risque d’infection diffère fortement entre les individus appartement à différentes classes et couches sociales.
S’il est probable que l’expansion de l’infrastructure numérique devrait s’intensifier maintenant que de nombreuses entreprises ont fait des expériences positives en matière de télétravail, de vidéoconférences et d’ateliers en ligne lors du confinement, l’influence politique du lobby en faveur de l’expansion de l’infrastructure sociale, de l’éducation et des soins ainsi que du développement des services publics dans le secteur des soins et de la santé est bien plus faible. Toutefois, dans l’éventualité où la pandémie, le confinement et la récession induite par le coronavirus laisseraient, comme souvent prédit, des traces profondes dans la mémoire collective, il serait primordial que cela déclenche un débat public approfondi sur les inégalités socio-économiques et les moyens de les réduire, d’autant plus que cette crise les a intensifiées.
Pour mettre fin, pendant et après la pandémie de Covid-19, à cette corrélation entre risque d’infection, de maladie et de mortalité d’une part et ressources matérielles d’autre part, nous devons dépasser le système économique et social capitaliste. La crise du coronavirus nous a appris que notre façon de produire, de consommer et de vivre dans le cadre d’un capitalisme pandémique n’est pas durable et ne sera pas en mesure de prévenir la catastrophe climatique imminente causée par les émissions de gaz à effet de serre.
Prof. Dr. Christoph Butterwegge a enseigné les sciences politiques à l'Université de Cologne de 1998 à 2016. Il a récemment publié l'ouvrage Ungleichheit in der Klassengesellschaft (« L’inégalité dans la société de classes ») Cologne : éditeur PapyRossa.