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À l’occasion du 50e anniversaire du vote des femmes suisses
De grands portraits de femmes ornent aujourd’hui les façades des bâtiments de la veille ville de Berne, pour commémorer le 7 février 1971, qui permit aux femmes suisses d’obtenir le droit de vote. 53 ans après l’Allemagne, 52 ans après l’Autriche, 27 ans après la France. Nous sommes donc pile dans la journée des «50 ans seulement» et ce serait rater l’anniversaire que de ne pas se souvenir des couches séculaires d’ignorance, des strates de préjugés, de l’épaisseur du mépris qu’il a fallu pour justifier l’éviction de la moitié de la population du monde des décisions. Mûrir prend du temps. Alors permettez-moi de dédier ce texte à toutes les femmes courageuses qui se sont battues pour abattre le mur de l’ignorance et particulièrement à l’une d’entre elle, Christiane Brunner. Et si on en faisait une héroïne nationale? Au même titre que Guillaume ou Henri?
Pourquoi elle. Christiane Brunner a disparu des radars de l’actualité, par sa volonté et celle d’une santé chancelante, mais la jeune journaliste parlementaire que j’étais, au début des années 90, ne voyait qu’elle. Elle était l’une des fondatrices du MLF suisse. Elle avait initié la grande grève fuchsia de 1991. Incroyable mouvement de 500’000 femmes dans les rues du pays. Elle était intraitable dans la défense des ouvrières et des ouvriers, des concitoyennes et des concitoyens, des Suissesses et des Suisses. Le banc et l’arrière banc du conseil national ricanaient. Elle avait eu une vie libre, un divorce, un compagnon, des enfants, biologiques et adoptés, qui fondaient une belle tribu. Elle savait aimer et donner, c’était visible. Elle avait réussi, elle la fille de prolétaires, destinées aux caisses des grandes surfaces, à se hisser sur les bancs de l’université. Exemplaire.
Le difficile combat pour le pouvoir. En 1971, Christiane Brunner n’avait que 24 ans, déjà un enfant et un destin à construire. La Suisse vivait encore sous un régime de discrimination. Et comme l’histoire imprègne les esprits, il n’est pas sûr que tous les miasmes de ce passé étrange aient complètement disparu.
Le vote du 7 février fut une libération mais surtout un début. Et Christiane Brunner allait expérimenter dans sa vie, dans sa chair, le difficile combat des femmes de sa génération et des générations suivantes, pour se faire accepter dans les cercles du pouvoir. Elle n’était pas du milieu, cela se voyait. Trop libre, trop maquillée, trop ci ou trop ça. On le lui fit payer. En 1993, elle tentera d’entrer au Conseil fédéral. Des anonymes colportèrent alors des rumeurs de bacchanales, d’avortement. La presse de boulevard parla de photos nues, qui l’on ne vit jamais. Elle dû s’expliquer, démentir. Elle sera retoquée, aux portes du gouvernement, trahie par un parlement où de solides gaillards fixaient encore le prix des strapontins. Trahie par son président socialiste, pour qui une femme valait une femme mais surtout pas une crise. Christiane Brunner, qui avait présidé le plus grand syndicat de suisse, qui était portée par la rue, qui était bilingue, qui avait le sens du compromis, a été refusée. Elle appartenait à une époque, pas tout à fait disparue, où les hommes choisissaient les femmes. Et les préféraient dociles. Elle ne s’est sans doute jamais remise de cet épisode. Je ne le sais pas, mais je l’imagine.
En progrès mais peut mieux faire. Si je raconte tout cela aujourd’hui, à l’issue de cette semaine anniversaire, c’est que la grande grève de 1991 et la non-élection de Christiane Brunner ont été sans doute à l’origine des grands progrès de la cause des femmes de ce pays. L’histoire a donné raison à la Genevoise, qui a déplacé des montagnes et ouvert la voie. En 2010, le Parlement a élu un conseil fédéral à majorité féminine. Dans le canton de Vaud, elles sont 5 femmes sur 7 membres du gouvernement. Tout n’est pas encore réalisé. L’égalité des salaires, inscrite dans la Constitution depuis trente-huit ans, n’est toujours pas effective. Seuls 17% de femmes siègent dans les conseils d’administration et guère plus à la tête des entreprises. Mais les fronts bougent.
Une héroïne. J’aime bien les héros suisses, Guillaume Tell le rebelle qui, dit-on, refusa de se soumettre aux Habsbourgs arrogants. Ou Henri Guisan, qui donna confiance au pays, aux grandes heures de la guerre. J’aime ce pays qui met en avant des hommes courageux. Et si l’on y ajoutait quelques femmes?
Christiane Brunner s’est retirée peu à peu de la scène publique, sans récrimination, discrètement. Ce n’est pas parce que la vie n’est pas élégante qu’il faut se conduire comme elle, disait Françoise Sagan. Alors oui, aujourd’hui je lui dédie ce texte et un tournesol virtuel, en espérant qu’elle l’accepte.
Romaine Jean est journaliste, productrice, elle a été présentatrice du journal télévisé et de l’émission Infrarouge et rédactrice en cheffe à la Radio télévision Suisse. Article publié initialement le 7 février 2021 sur heidi.news. Publié ici avec l’accord d’heidi.news.