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Le changement climatique, un risque pour la sécurité
Le réchauffement climatique d’origine humaine est un défi mondial pour l’avenir de l’humanité. Le cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2013/14 a montré que si les émissions de gaz à effet de serre continuent de croître, il est possible que la température augmente de 5 °C d’ici la fin du siècle, une augmentation qui pourrait être limitée à moins de 2 °C grâce à une politique ambitieuse de protection du climat. Les conséquences affectent l’ensemble du système climatique : l’atmosphère et les océans se réchauffent, les glaciers et les calottes glaciaires fondent, le niveau des mers augmente et les phénomènes météorologiques extrêmes se multiplient. La disparition des espèces et la perte de services écosystémiques, de ressources en eau et de rendements agricoles, de réseaux et d’infrastructures vitaux sont autant d’éléments touchés, qui affectent la vie de millions de personnes.
Si un seuil critique est franchi, il existe un risque d’effets d’amplification qui déstabilisent le climat planétaire. La diminution des glaciers du Groenland et de l’Antarctique occidental avec une élévation du niveau de la mer de plusieurs mètres, l’affaiblissement du Gulf Stream, le dégel des sols de pergélisol ou la modification de la mousson asiatique sont des points de non-retour potentiels. Ces phénomènes peuvent accélérer le changement climatique et catapulter le système terrestre dans une « ère chaude » par le biais de chaînes fonctionnelles complexes.
Le changement climatique menace la sécurité humaine dans le monde entier, en particulier pour les pays et les groupes de population les plus pauvres qui ont peu de moyens de se protéger. Les conséquences du changement climatique sur les conflits comprennent les pénuries d’eau et de nourriture, les tempêtes et les inondations, ainsi que les migrations induites par l’environnement. La hausse des prix des aliments ou le manque d’eau exacerbent les problèmes alimentaires, et peuvent mener à des troubles sociaux. Les tempêtes et les inondations catastrophiques se traduisent par des pertes en vies humaines ou des déplacements de populations vers des régions voisines. Ces effets d’amplification peuvent conduire à la propagation transfrontalière des conflits. Les impacts du changement climatique sur la disponibilité et la distribution des ressources et les conflits liés aux ressources sont également importants. Il s’agit notamment de la dégradation des forêts et des terres arables, de l’épuisement des réserves d’eau et des stocks de poissons, ou des conséquences des projets d’exploitation minière et de construction de barrages. Dans la plupart des cas, ces conflits ont une portée locale ou régionale et ne constituent pas une menace importante pour la sécurité internationale. Les impacts du changement climatique sur les conflits sont souvent indirects, complexes et liés à des facteurs politiques, économiques et sociaux dont ils amplifient ou atténuent les effets.
Études quantitatives sur les conflits climatiques
On trouve des discours contradictoires sur le lien entre le changement climatique et les conflits violents dans la littérature. La plupart des nombreuses études quantitatives et empiriques analysant de vastes périodes historiques, différentes régions géographiques, types de violence et mécanismes de causalité ont établi des liens significatifs, tandis que d’autres n’ont établi que des liens ambivalents ou aucun lien fort. Si des liens clairs entre le climat et les conflits ont été observés dans certains contextes historiques (comme le « petit âge glaciaire » entre le 15ème et le 19ème siècle), les résultats d’analyses portant sur des périodes plus récentes sont moins prononcés. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’y a pas eu de corrélation claire entre l’augmentation de la température moyenne mondiale et le nombre de conflits armés. Ceux-ci ont augmenté jusqu’à la fin de la guerre froide, puis ont chuté, et sont de nouveau en hausse depuis une dizaine d’années. Les chiffres récents atteignent de nouveaux sommets avec environ 50 conflits armés par an.
Les divergences se sont accentuées lorsque, dans un article publié en 2013 dans la revue scientifique Science, des scientifiques des meilleures universités américaines ont attribué l’instabilité et la violence sociétales dans le passé et le présent aux fluctuations des températures et des précipitations. Les médias du monde entier se sont livrés au débat, et le magazine allemand Der Spiegel l’a qualifié de « guerre des chercheurs sur les études climatiques ». Entre-temps, des efforts ont été déployés pour surmonter ces différences. Une enquête menée auprès d’experts et publiée dans la revue Nature a montré que le réchauffement futur augmenterait considérablement le risque de conflit, mais qu’il pourrait aussi être contenu par des mesures d’adaptation. Les inégalités sociales, la faiblesse des gouvernements et d’autres facteurs socio-économiques ont souvent une influence plus forte sur les conflits violents que le changement climatique. De nombreuses études montrent que les conflits violents sont principalement exacerbés par le changement climatique si la population connait une augmentation forte, les niveaux de développement et la croissance économique sont faibles, la démocratie est moyennement développée et qu’on peut détecter des différences ethno-politiques ainsi qu’une certaine instabilité et des violences politiques. Pour les scénarios extrêmes de « guerres climatiques » et de « migrations massives » induites par le climat, des bases empiriques suffisantes font défaut, comme l’a souligné le « Peace Report 2020 ».
Points chauds climatiques régionaux et constellations de conflits
La recherche actuelle utilise des données géoréférencées qui incluent également des événements violents à petite échelle (ex. : protestations violentes, émeutes, actes de terrorisme). Les chaînes complexes d’effets et les relations causales sont encore souvent mal comprises sur le plan théorique, difficiles à prouver et dépendent des contextes régionaux. L’analyse de cas individuels peut permettre de comprendre les interactions complexes et les amplifications entre le changement climatique, la vulnérabilité et les conflits violents dans les points chauds climatiques (« hotspots »), où il se peut que des points de non-retour sociaux soient également atteints. En Asie du Sud, les tempêtes et les inondations se conjuguent aux problèmes alimentaires et aux migrations environnementales. En Amérique latine et centrale, les conflits portant sur des terres et liés à la biodiversité sont un phénomène majeur. Dans la région du Sahel en Afrique, la pénurie de terres et d’eau affecte les relations entre agriculteurs et nomades, déjà mises à rude épreuve par l’agriculture mécanisée, l’exploitation des ressources et les investissements fonciers. Les petits exploitants sont de plus en plus souvent dépossédés de leurs terres et les nomades privés de leurs voies de migration traditionnelles, ce qui alimente les conflits d’occupation des sols.
Des développements contradictoires sont évidents dans l’approvisionnement en eau au Moyen-Orient. Sur le Nil, par exemple, l’Égypte et les pays d’amont connaissent des différends en raison de l’augmentation de la demande en eau due à la croissance économique et démographique ainsi qu’aux projets de barrages dans la région. Ici, tout comme dans d’autres régions, en revanche, les négociations et les accords sur l’utilisation partagée de l’eau contribuent à contenir les conflits.
La relation entre le changement climatique, les migrations et les conflits se caractérise par un réseau complexe de problèmes de marginalisation et d’exclusion, de désintégration et de sécession, de pression démographique, d’exploitation des terres et des forêts, de baisse de la productivité agricole, d’insécurité alimentaire et de maladies. Certaines publications prédisent des centaines de millions de réfugiés écologiques, tandis que d’autres soulignent que de nombreuses personnes touchées tentent de s’adapter ou n’ont pas les moyens de migrer loin. Il ne s’agit pas de considérer les populations déplacées par le climat et les personnes dans le besoin comme des menaces contre lesquelles des mesures défensives sont à prendre. L’objectif est bien plus de les soutenir par des mesures d’aide, de renforcer leur résilience et de prévenir les causes telles que le changement climatique qui menacent les moyens de subsistance naturels des personnes. S’il est impossible d’éviter un déplacement des populations, il faut intégrer la population immigrée dans les sociétés des pays de destination. Les réseaux de migration peuvent créer des structures stables reliant les pays d’origine et de destination qui permettent de contribuer à la résolution des problèmes, à l’adaptation climatique et au développement mutuel.
Si l’on explique tous les conflits par le changement climatique, cela permet de déplacer la responsabilité vers un problème mondial et de négliger d’autres causes de conflit comme la mondialisation néolibérale ou des problèmes systémiques. Ainsi, on expliquait le printemps arabe de façon plausible par des phénomènes météorologiques extrêmes dans d’autres parties du monde, afin de détourner l’attention des maux du monde arabe ou des inconvénients des marchés alimentaires mondialisés. Si le changement climatique et notamment les sécheresses et la désertification étaient un facteur déterminant du conflit du Darfour, comme du conflit syrien, cette vision des choses a permis simplement d’ignorer les conflits existants, les rivalités, les structures de violence et les politiques défaillantes des gouvernements. On voit également une instrumentalisation du changement climatique chez les grandes puissances qui l’utilisent pour leurs propres intérêts dans les conflits géopolitiques portant sur les ressources de la Méditerranée ou de la région arctique : l’exploitation de ces ressources est intensifiée par le réchauffement climatique mais cela n’en est pas la cause première.
Les pays industrialisés sont également touchés par les risques climatiques, mais les possibilités d’adaptation y sont plus grandes et le potentiel de conflit plus faible. Les canicules de 2003 et 2018, les feux de forêt en Australie et aux États-Unis en 2019, les crues de l’Elbe en 2002 et 2013, et les nombreux ouragans ont eu des conséquences graves. L’ouragan Katrina de 2005 sur la côte du golfe du Mexique aux États-Unis a fait 1 800 morts, des centaines de milliers de personnes ont fui la région, les autorités ont perdu le contrôle et la police fut incapable de maintenir l’ordre.
Une paix durable plutôt qu’une protection contre les menaces : du conflit à la coopération
La question est de savoir comment répondre aux menaces du changement climatique. Les modes d’action réactifs visent à écarter les menaces pour la sécurité nationale et internationale, ce qui peut mener à des conflits et à de l’instabilité. En 2007, 2011 et 2020, le Conseil de sécurité des Nations Unies a discuté les risques du changement climatique pour la sécurité sans parvenir à un accord. D’autres acteurs de la sécurité se sont également penchés sur les éventuels risques sécuritaires et le potentiel de déstabilisation du changement climatique, notamment l’OTAN, le Pentagone et la Bundeswehr allemande. Ces organisations se préparent aux opérations humanitaires, à la prévention des catastrophes, à la protection côtière et anticipent des conflits violents et des déplacements de populations alors qu’elles figurent parmi les plus gros pollueurs. Malgré la rhétorique des « guerres climatiques » dans les médias, les réunions ou les documents officiels, peu de mesures concrètes ont été prises pour faire face aux risques du changement climatique pour la sécurité.
Le changement climatique n’enduit pas nécessairement des déplacements de population et des conflits violents. Les approches préventives visent à éviter les vulnérabilités et les risques pour la sécurité humaine et à renforcer la capacité d’adaptation et la résilience des communautés particulièrement touchées par les impacts du changement climatique. Les structures institutionnelles se concentrent sur des solutions préventives et coopératives, évitant ainsi les risques de conflit liés au changement climatique et favorisant un « climat de paix ». Les défis peuvent amener les populations à s’adapter ou à trouver des solutions innovantes, durables et coopératives aux problèmes, par exemple une utilisation plus efficace des ressources et une coopération accrue pour résoudre les conflits. Citons ici par exemple la convention-cadre sur les changements climatiques de 1992, le protocole de Kyoto de 1997 et l’accord de Paris sur le climat de 2015. Les réponses au changement climatique fondées sur la collaboration pourraient jouer un rôle plus important à l’avenir, par exemple dans le cadre d’accords de coopération environnementale ou de partage des ressources. Des recherches allant dans ce sens sont encore nécessaires pour améliorer la base de données et la compréhension théorique des interrelations, qui sont explorées de plus en plus fréquemment dans des études centrées sur les concepts de « paix durable » ou de « gestion environnementale et de la promotion de la paix ».
Jürgen Scheffran est professeur de géographie à l'université de Hambourg et dirige le groupe de recherche sur le changement climatique et la sécurité au Center for Earth System Research and Sustainability (CEN) et au sein du Climate Excellence Cluster CLICCS. Après avoir étudié et obtenu son doctorat en physique, il a travaillé dans des groupes de recherche interdisciplinaires en sciences de l'environnement et en recherche sur la paix et les conflits aux universités de Marburg, Darmstadt, Paris et Illinois, ainsi qu'à l'Institut de Potsdam pour la recherche sur l'impact climatique (PIK).