février 12, 2021

Droits du travail dans l’agriculture – le temps des nouvelles stratégies

Benjamin Luig

Les différents confinements du Covid-19 à travers de nombreuses régions du monde ont mis en lumière une évidence, à savoir qu’une grande partie du travail agricole est organisé selon des formes extrêmement précaires de rémunération. Les droits du travail sont souvent violés dans ce secteur d’activités. Il est grand temps d’adopter de nouvelles stratégies qui prennent mieux en compte l’importance capitale des droits à la liberté d’organisation et à la négociation collective.


Les confinements liés à la crise du Coronavirus se sont accompagnés d’une aggravation de la crise alimentaire dans plusieurs pays, ces derniers mois. Tant en Asie du Sud, qu’en Afrique de l’Est ou encore en Europe occidentale, les courants politiques et les médias ont mis l’accent sur le fait que l’agriculture ne dépend pas seulement des agriculteurs, mais également du recrutement saisonnier de travailleurs migrants qui longtemps rangés dans la catégorie de la « main d’œuvre non qualifiée », sont devenus du jour au lendemain des « travailleurs essentiels ».


Des femmes pilent et tamisent le millet en dehors de Konni, au Niger. Photo: Evelyn Hockstein / Polaris / laif

L’absence de statistiques les rend invisibles

L’ignorance du rôle primordial joué par les travailleurs ruraux commence avec les données statistiques. Bien que chaque gouvernement dans le monde produise ses propres statistiques sur les rendements et la productivité dans le secteur agricole, seuls quelques pays recueillent des données à l’échelle nationale sur les travailleurs impliqués dans ces rendements. C’est ainsi qu’en Inde, des enquêtes nationales menées en 2011 ont révélé que les revenus de plus de 50 pour cent des ménages ruraux dépendaient principalement de formes de travail salarié à court terme. Il est également fréquent que les organismes gouvernementaux travaillent à partir d’hypothèses très inexactes. En Ouganda, par exemple, les statistiques nationales sur la main-d’œuvre ont indiqué que 11 pour cent de femmes avaient un emploi salarié dans l’agriculture. Une analyse scientifique approfondie a conclu qu’en réalité le pourcentage se montait à 44,8 pour cent pour les femmes.

Il y a plusieurs raisons à ces lacunes statistiques : tout d’abord, la précarité des ménages à bas revenu se caractérise précisément par le fait que leurs revenus émanent de plusieurs sources. On peut en effet supposer, par exemple, qu’un ménage cultive deux hectares sur ses terres, que les garçons soient employés sur une plantation dans une autre région, et que les filles soient des travailleuses journalières pour aider leur voisin dans les champs. Le travail agricole est aussi fortement influencé par la demande saisonnière. Les gens travaillent souvent trois mois au cours de la période de la récolte, et plus les neuf mois suivants. Ces données ne sont pas forcément enregistrées dans les statistiques de la main-d’œuvre nationale ; les ménages concernés sont souvent grossièrement classés comme « petits exploitants ». En conséquence, même au niveau mondial, il n’existe que des estimations approximatives sur l’importance quantitative du travail salarié dans l’agriculture. En 2013, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) des Nations Unies a estimé que sur 1,1 milliard de personnes travaillant dans l’agriculture, environ 40 pour cent, à savoir 300 à 500 millions de personnes, étaient employées.

Différenciation sociale

Autant de structures agricoles différentes qu’il existe de régions à travers le monde : les travailleurs salariés constituent une partie significative de la main-d’œuvre, et leur importance ne cesse de croître par rapport aux petites exploitations agricoles. Les structures sociales des régions rurales sont complexes et évoluent dynamiquement à travers le monde entier. Dans beaucoup de régions où existait encore essentiellement la petite agriculture au milieu du 20è siècle, un processus de différenciation sociale est apparu et se poursuit avec la diffusion du capitalisme. Le sociologue rural, Henry Bernstein, a décrit ce processus de la manière suivante : Un premier groupe de ménages de petits exploitants qui travaillaient initialement leur terre, réussissent à obtenir un succès commercial grâce à l’accès au crédit et aux marchés. Ils augmentent leur production et embauchent une main-d’œuvre externe. Un deuxième groupe de ménages de petits exploitants parvient à stabiliser ses niveaux de production en restant partiellement intégrés aux marchés. Un troisième groupe, très important et croissant de ménages de petits exploitants a des difficultés à survivre économiquement ou perd ses terres. Ce dernier groupe, soit, migre vers les villes à la recherche d’un travail salarié, soit, cherche à être recruté dans des fermes et des plantations. Bien que ce facteur de différenciation sociale tende à accroître le nombre d’ouvriers agricoles sans terre, nous pouvons observer une tendance contraire avec la percée de la mécanisation et de la numérisation dans les exploitations, qui tend à réduire le nombre de travailleurs.

Violations massives des droits du travail

Les travailleurs ruraux sont en position de faiblesse en matière de gestion agricole. Dans de nombreux cas, le nombre de pauvres dans les zones rurales est élevé, de sorte qu’il existe une réserve potentielle de travailleurs pour remplacer le salarié qui revendiquerait ses droits. Dans des régions où se dessine une tendance de pénurie de main-d’œuvre dans l’agriculture, par exemple, en Allemagne, des tentatives sont à l’œuvre pour créer artificiellement une réserve en élargissant le recrutement en Europe de l’Est ; de la même manière, les Etats-Unis dépendent depuis des décennies des travailleurs migrants venus d’Amérique centrale.

Les relations du travail dans l’agriculture sont rarement de simples relations professionnelles sur un marché du travail libre, mais marquées par une dépendance et un degré extrême de précarité :

  • Hiérarchie sociale : les relations du travail, en particulier sur de grandes plantations, sont caractérisées par une hiérarchie sociale bien établie : des contremaîtres privilégiés-migrants, travailleurs isolés socialement, d’une part, et hommes-femmes, d’autre part. Des formes spécifiques de discrimination comme le manque d’accès à des installations sanitaires et la violence sexuelle sont un problème majeur. Si les travailleurs vivent sur la plantation avec leurs familles, ils deviennent très dépendants de la direction.
  • Inexistence de sécurité sociale : une part considérable de la main-d’œuvre agricole travaille de manière saisonnière sans couverture sociale, de manière totalement informelle, voir illégale. Dans beaucoup de pays, les travailleurs migrants sont recrutés selon des formes de travail salarié par des sous-traitants douteux.
  • Bas salaires : les niveaux de salaire dans l’agriculture sont habituellement nettement inférieurs à ceux d’autres secteurs de l’économie. Dans certains pays, l’agriculture est même explicitement exclue des réglementations des salaires minima. Dans de nombreux cas, les salaires ne reflètent pas le nombre d’heures travaillées, mais la quantité récoltée, ce qui conduit les agriculteurs à travailler dur pour percevoir les salaires convenus. Souvent, les revenus sont si faibles que les travailleurs et leurs familles souffrent de malnutrition.
  • Violation des lois sur le travail applicables : les autorités gouvernementales trouvent souvent difficile de vérifier la conformité avec les normes applicables dans les zones rurales reculées. L’OIT estime que 5 pour cent seulement des exploitations agricoles du monde entier sont contrôlés par l’inspection du travail. L’agriculture est le secteur dans lequel des formes de travail forcé et de travail des enfants sont toujours particulièrement répandues dans le monde entier.

Une machine à moudre le riz dans le village de Katipa, au Sénégal. Photo: Jason Floria / Redux / laif

De nouvelles stratégies sont nécessaires

Que faut-il faire pour redéfinir les politiques agricoles afin d’améliorer la vie des travailleurs agricoles et construire des systèmes alimentaires plus justes et durables ? Il serait souhaitable que les stratégies s’articulent autour des trois points suivants :

  1. Les organisations conférant la légitimité aux travailleurs doivent jouer un rôle dans les débats sur les politiques alimentaire et agricole : il est surprenant de constater le nombre de fois où il est fait abstraction des syndicats agricoles qui se voient du même coup écartés des débats sur la politique agricole. Les syndicats ruraux sont divers. On compte parmi eux aussi bien des organisations populaires non enregistrées sur des exploitations individuelles que des fédérations bien organisées au niveau national. Les syndicats interviennent dans une multitude de contextes politiques. Dans des contextes de répression, les travailleurs peuvent organiser sur les exploitations des réunions nocturnes clandestines. Dans d’autres cas, les syndicats peuvent réussir par la négociation collective à obtenir de meilleures conditions de travail pour tous, aussi bien pour les travailleurs permanents que saisonniers. Les conflits du travail impliquent souvent un haut niveau de risque personnel pour les syndicalistes. Ces syndicats doivent être supportés et inclus dans des secteurs clés de la politique.
  2. Recours aux conventions existantes de l’OIT. Ces conventions sont des accords ratifiés par les États, et créent donc des obligations légales pour ces derniers. Elles sont par conséquent juridiquement plus contraignantes que les différents principes, déclarations, et lignes directrices volontaires développés par les Nations Unies d’année en année. Certaines conventions, telles que la Convention 183 (droit à la protection de la maternité) ou la Convention 184 (protection de la santé en agriculture), sont des instruments très concrets et robustes auxquels il devrait être fait appel pour protéger les droits des travailleurs agricoles.
  3. Comprendre le rôle clé des travailleurs agricoles dans la transformation socio-écologique des systèmes agroalimentaires. Pour affronter la crise du climat et évoluer vers des systèmes agro-écologiques durables, il ne suffit pas d’adopter les solutions agro-écologiques locales des petites exploitations agricoles. Les exploitations agricoles doivent y être également associées. Elles comptent parmi les groupes sociaux clés qui sont le plus affectés par la chaleur en raison du changement climatique et des impacts désastreux de l’usage de pesticides sur la santé. Pour transformer l’agriculture à grande échelle, les travailleurs agricoles et ceux des plantations doivent être parties intégrantes de cette évolution.
Par Benjamin Luig, coordinateur du projet de mobilité équitable pour les secteurs de la construction et de l'agriculture à l'Association européenne des travailleurs migrants. De 2016 à 2019, il a dirigé le programme de dialogue sur la souveraineté alimentaire de la Rosa-Luxemburg-Stiftung à Johannesburg.