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Partout dans le monde, des grandes entreprises, qu’on les appelle sociétés transnationales ou entreprises multinationales, pèsent sur les décisions politiques. Cela s’observe aussi bien au niveau national où ces entreprises sont établies ou actives, qu’à des niveaux supérieurs de gouvernance internationale, comme les Nations unies, ou d’autres espaces de gouvernance multipartite tels que le Forum économique mondial. Les grandes entreprises exercent leur influence de différentes manières, pas uniquement par leur seule importance économique, mais également par leur importance sociale et politique. Or ce qui est bon pour les affaires ne sert pas toujours au mieux les intérêts des populations et de la planète.
Au cœur des inquiétudes suscitées par cette « mainmise des entreprises » sur nos institutions, se trouvent les répercussions sur les droits humains et le bien-être des populations et de la planète. Une croissance économique effrénée et des décisions politiques centrées uniquement sur l’appât du gain ont mené le monde sur un chemin où les grandes entreprises sont très largement affranchies des normes et des règles internationales, ce qui constitue une menace pour les droits humains.
L’un des endroits où les multinationales pèsent de tout leur poids est le Forum économique mondial annuel de Davos, en Suisse. Le Forum économique mondial est un think tank créé en 1971 par l’économiste et ingénieur allemand Klaus Schwab. Surnommé « l’Organisation internationale pour la coopération public-privé », il place la théorie de la « gouvernance multipartite » au centre de ses activités, dans le but de peser sur les discours et les processus de prise de décision politiques. Le Forum a influencé la perception de la mondialisation et de la résolution des problèmes mondiaux.[1]
Le sommet annuel de Davos réunit aussi bien des chefs d’entreprise que des chefs d’État, en 2023 il se tiendra du 16 au 20 janvier.
Naissance et origines de cette hégémonie des entreprises
Depuis les années 1990 on a progressivement admis que les enjeux planétaires ne peuvent pas être résolus par la seule intervention des États. Dans le même temps, une économie reaganienne et l’accent mis sur les règlementations et des privatisations ont légitimé la place donnée aux entreprises du secteur privé, sur la scène internationale.Au cours des dernières années des agences internationales ont ouvert leurs portes à de nouveaux donateurs, acceptant de recevoir des fonds et des financements du 1% de la population la plus riche du monde, via des projets philanthropiques et des donations d’entreprises. Les élites et les grandes entreprises peuvent ainsi mettre à profit leur force de frappe financière et leur participation essentielle à l’économie mondiale (en tant qu’employeurs, propriétaires de ressources naturelles, producteurs de biens et services).
Lors de la création de l’ONU en 1945, la préoccupation principale de l’organisation était le maintien de la paix et de la sécurité à l’échelle internationale.[2] Malgré une scène internationale en constante mutation, une situation mondiale devenant de plus en plus complexe y compris au regard des évolutions géopolitiques touchant à la paix et la sécurité, malgré l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) et l’accélération de la crise environnementale, son budget n’a guère augmenté.[3] Pour être exact, son budget est resté pour ainsi dire stationnaire. [4]
On parle aujourd’hui de « gouvernance multipartite » pour désigner l’élargissement des processus intergouvernementaux visant à y inclure un plus grand nombre de parties prenantes : associations d’entreprises, fondations philanthropiques privées, société civile et universitaires pour n’en citer que quelques-unes. Ceci est une tendance qui peut potentiellement entraîner un basculement des politiques et approches de l’ONU en faveur d’intérêts privés, de motivations commerciales et de la recherche du profit au détriment de ce dont la planète et les gens qui y vivent ont véritablement besoin. En fin de compte le poids économique des multinationales leur a conféré, au sein de ces sphères multipartites, un rôle démesuré par rapport aux autres parties prenantes.
Par l’acception normative définissant les acteurs du secteur privé comme des « partenaires » et des « parties prenantes », ils se sont globalement exonérés de toutes règlementations et/ou responsabilité vis-à-vis de la communauté internationale. Un exemple frappant de cela sont les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et les Dix principes du Pacte mondial des Nations unies.[5] Ces dispositifs volontaires ont échoué à rendre les multinationales redevables de comptes quant à leurs actes au niveau international, et du fait de leur caractère volontaire, ils ne sont pas coercitifs.
Les Droits de l’homme placent le devoir et l’obligation de respecter, de protéger et de satisfaire aux droits humains et aux libertés fondamentales sur les États membres, à l’intérieur de leur territoire national.[6] Le fait que cela ne prenne en compte que les entités étatiques, et non pas les entités non-étatiques (les entreprises), les multinationales en elles-mêmes n’ont aucun compte à rendre au Conseil des droits de l’homme, car la réalisation et le respect des droits continue de relever de la responsabilité exclusive des États. Étant donné le caractère complexe des activités des entreprises transnationales et multinationales, réglementer ces entités s’avère être une véritable gageure, et il ne faut par ailleurs pas sous-estimer la pression économique que ces grandes entreprises peuvent exercer sur et à l’encontre les États.
Le sommet annuel du Forum économique mondial
En juin 2019, les Nations unies et le Forum économique mondial (FEM) ont signé un Protocole d’accord (PA) définissant le cadre d’un nouveau partenariat stratégique. Le PA convient que le Secrétaire général de l’ONU sera invité à prononcer un discours liminaire lors du sommet annuel du FEM de Davos. Le PA précise que les cadres dirigeants et les responsables des programmes, fonds et agences de l’ONU seront également invités à prendre part aux réunions tenues dans le cadre du FEM. Il mentionne également le fait que l’ONU s’efforcera de mettre en relation les Coordinateurs résidents avec les plateformes de la Global Shapers Community du Forum, à l’échelle des pays. Cet accord est sans précédent car il établit une relation exclusive entre les grandes multinationales et l’ONU.[7] Le PA a suscité de graves interrogations au sein de la communauté internationale. Dans une lettre au Secrétaire général, des centaines d’organisations de la société civile ont appelé à ce qu’il soit mis un terme à cet accord avec le FEM. [8]
Le sommet annuel 2023 du Forum économique mondial aura cette année pour thème la « Coopération dans un monde fragmenté » dans l’optique de « réaffirmer l’importance et la nécessité de dialoguer et la coopération public-privé ».[9] Les principaux sujets à l’ordre du jour traitent des crises corrélées, environnementale, alimentaire et énergétique, de l’inflation, des frontières technologiques, d’emploi et de menaces géopolitiques.
Le sommet annuel 2022 avait une impressionnante liste de participants, tant représentants d’États que du secteur privé. Parmi eux se trouvaient les ultra-riches Bill Gates, Gautam Adani, Président de Adani Group et Mukesh Ambani de Reliance Industries, chacun d’entre eux entrant dans le top 10 des milliardaires actuels.[10] Étaient également présents les PDG de Microsoft, Nasdaq, Salesforce et Citi, ainsi que George Soros.[11]
Le Forum 2023 devrait vraisemblablement attirer un public similaire, et alors qu’aucun programme officiel ni liste de participants n’a encore été publiée, les quelques articles diffusés sur le site internet du Forum économique mondial permettent de se faire une idée plutôt précise de ce à quoi le sommet de cette année devrait ressembler. Le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres va assister au sommet, et il va participer à une réunion sur invitation uniquement, à l’initiative du Pacte mondial de l’ONU intitulée : « À mi-chemin de 2030 : mettre plus haut la barre du leadership ODD » avec pour but de galvaniser les subventions des dirigeants des grandes entreprises en faveur de l’action en faveur des objectifs du développement durable.[12]
Selon un communiqué de presse du Forum économique mondial, le sommet 2023 aura pour objectif d’explorer les « leviers permettant de relever les défis actuels tout en les plaçant dans le contexte des impératifs de transformation systémique qui y sont liés. » [13] Voici quelques-uns des thèmes centraux identifiés pour le sommet à venir :
- Remédier aux crises énergétiques et alimentaires actuelles, dans le cadre d’un Nouveau système pour l’énergie, le climat et la nature
- Remédier à la hausse actuelle de l’inflation, la faible croissance, le fort endettement de l’économie, dans le cadre d’un Nouveau système pour les investissements, les échanges commerciaux et les infrastructures
- Remédier aux turbulences industrielles actuelles, dans le cadre d’un Nouveau système pour maîtriser les frontières technologiques, pour l’innovation et la résilience su secteur privé
- Remédier à la précarité sociale actuelle, dans le cadre d’un Nouveau système pour le travail, la formation et le soin
- Remédier aux menaces géopolitiques actuelles, dans le cadre d’un Nouveau système pour le dialogue et la coopération dans un monde polarisé. »
Alors que plusieurs réunions se tiendront sur invitation seulement, et en présentiel uniquement ou pour les participants inscrits, certaines réunions seront diffusées en direct sur le site internet du Forum économique mondial et de plus amples informations sur où suivre la réunion sont disponibles ici.
Le péril du Forum économique mondial & de la gouvernance multipartite
Alors que les dirigeants de grandes entreprises et de gouvernements, ainsi que des représentants d’organisations internationales se rencontrent hors des enceintes formelles de gouvernance multilatérale, on doit se poser la question de savoir dans quelle mesure ces discussions sont le reflet des préoccupations des gens à l’échelle mondiale. Sans la participation universelle des États membres et la participation forte de la société civile, de qui entend-on les voix ? La croissance économique effrénée et des décisions politiques motivées par l’enrichissement ont créé les conditions propices à l’émergence des crises actuelles — comment une logique mercantile et les dirigeants des grandes entreprises vont-ils faire advenir cette « transformation » promise par le Forum économique mondial ?
Certes les gouvernements ne sont peut-être pas en mesure de faire face seuls, aux enjeux du monde actuel, mais des sphères telles que le Forum économique mondial ne font qu’asseoir encore un peu plus des systèmes de pouvoir dans lesquels les grandes entreprises, les élites et les grandes fortunes mondiales sont perçues comme des « partenaires » et des « parties prenantes » plutôt que comme des forces qui doivent être mieux réglementées et plus lourdement taxées, afin que les pays puissent disposer de l’espace fiscal permettant d’instituer un changement systémique.
Par Elena Marmo
[1] Forum économique mondial, “À propos du FEM”
[2] Article 1.1, La Charte des Nations unies
[3] Adams, B., & Martens, J. (2015). Fit for whose purpose? Private Funding and Corporate Influence in the United Nations. Global Policy Forum.
[4] Marmo, Elena, “We Get the UN We Fund…” Global Policy Forum for RLS-NYC
[5] Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ; Les 10 principes du Pacte Mondial
[6] HHCDH, “Le HCDE et la question des entreprises et des droits de l’homme”
[7] World Economic Forum and UN Sign Strategic Partnership Framework; PDF of Full Agreement
[8] TNI, “Hundreds of Civil Society Organizations Worldwide Denounce World Economic Forum´s Takeover of the UN”
[9] 2023 World Economic Forum Overview
[10] Forbes, “Real-Time Billionaires”
[11] World Economic Forum, “2022 List of Confirmed Attendees”