mai 10, 2021

La financiarisation de la santé

Nicoletta Dentico

Quand le secteur financier se nourrit de la maladie


Les institutions financières et les infrastructures d’intermédiation financière sont les acteurs principaux de l’ordre économique actuel et ont donc été amenés à jouer un rôle central dans le domaine de la santé. Le processus menant à une santé mondiale de plus en plus dépendante des marchés financiers est parfois décrit comme une « financiarisation[i] », tendance vantée par des alliances d’institutions multilatérales, de gouvernements et de propriétaires de fonds d’investissement, au prétexte de l’agenda des objectifs de développement durable (ODD) et des prescriptions de la couverture sanitaire universelle (CSU). La promotion du capital financier privé dans le secteur des soins de santé a une longue histoire, et un précédent exceptionnel. Elle trouve son origine dans le rapport « Investing in Health » de la Banque mondiale publié en 1993[ii] : ce document a ouvert la voie à des réformes conférant une importance toujours plus grande à la création de marchés et de revenus monétaires dans le secteur des soins de santé[iii], transformant le paysage global de l’élaboration des politiques de santé en profondeur.

Andrew Carnegie’s philanthropy as agolden shower. Puck magazine cartoon by Louis Dalrymple, published in 1903. Photo : Wikipedia

Alors que l’industrie financière mondialisée continue d’évoluer, de nouvelles formes d’aide humanitaire et de financement de la santé mondiale ont vu le jour au cours des deux dernières décennies. Les ententes classiques de gouvernement à gouvernement pour la coopération mondiale et l’aide internationale au développement — aussi imparfaits soient-ils — ont été progressivement supplantés par des formes innovantes de financement. Celles-ci privilégient la présence de capitaux privés et l’expansion de modèles de soins de santé qui tirent des revenus de situations de vulnérabilité. Certains économistes affirment que ces nouvelles approches financières incarnent des modèles créatifs de coopération mondiale pour le bien de millions de personnes[iv], et les capitalistes philanthropes, pour leur part, les soutiennent avec véhémence car elles sont nécessaires pour inciter les personnes fortunées à résoudre les problèmes de santé mondiaux[v]. Les déclarations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) confirment également cette euphorie face à la financiarisation. Elle déclare que les financements innovants « visent à améliorer l’efficacité des ressources disponibles » et à « compléter les disponibilités nationales »[vi]. Le concept de base est la croyance que le recours au financement privé constitue la stratégie inévitable si le monde veut rattraper le retard annuel estimé à 2,5 trillions de dollars nécessaires pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) — un retard considéré comme dépassant la capacité de financement public[vii], car les volumes d’aide pour les ODD étaient de longue date dramatiquement inférieurs aux objectifs[viii], même avant l’arrivée de la COVID-19.

Avec la récurrence périodique des événements zoonotiques depuis le SRAS en 2002, la promotion de maladies en tant que classes d’actifs favorables aux investisseurs a gagné en force. Les obligations de santé sont devenues des instruments de financement de plus en plus attrayants depuis que l’Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (GAVI) a lancé ses obligations de vaccination par le biais de la Facilité internationale de financement pour la vaccination (IFFIm) en 2006[ix]. La conception de l’IFFIm matérialise intelligemment l’accélération épistémique et l’approfondissement du « lien entre la financiarisation et le développement »[x]. Les théoriciens mainstream du développement ont fini par considérer l’engagement du secteur financier en faveur des pays les plus pauvres comme un état de fait souhaitable, quelle que soit la manière dont il utilise les gains du marché et la spéculation pour financer les crises de santé humaine. Entre-temps, une pléthore de nouveaux mécanismes et d’arrangements financiers ont vu le jour pour encourager la mobilisation de nouveaux fonds : obligations à impact social (OIS), engagements anticipés sur le marché (AMC), fonds d’investissement, front-loading, échanges de dettes, prélèvements, etc[xi].

Les débordements de ces dernières années ont largement incité la Banque mondiale à travailler sur des financements basés sur le marché comme réponse aux pandémies. En juillet 2016, la Banque mondiale développa le mécanisme d’urgence en cas de pandémie (PEF), un dispositif conçu comme une assurance pour aider les pays les plus pauvres du monde à faire face à des épidémies transfrontalières de grande ampleur. Il a été mis en œuvre pour la première fois pour la crise d’Ebola. Le PEF fonctionne comme les obligations catastrophes classiques existant depuis plusieurs années déjà[xii], mais depuis sa création, il a été fortement critiqué, notamment pour la façon dont il a permis aux investisseurs de gagner beaucoup d’argent lors de la crise d’Ebola, aux dépens des pays touchés11. Le modèle visait à mettre en commun et à concentrer l’argent des investisseurs disposés à acheter des obligations Ebola, tandis que les pays pauvres seraient encouragés à acheter ou à recevoir une aide pour acheter une assurance pandémie. Personne n’avait remédié aux principaux défauts diagnostiqués pour le système Ebola, notamment sa lenteur et les conditions rigoureuses devant être réunies au même moment pour que l’assurance soit déclenchée[xiii], lorsque le PEF fut déployé pour la gestion de la pandémie COVID-19, en mai 2020. Au moment où le PEF versait le montant promis pour la COVID-19[xiv], la plupart des pays étaient déjà bien sous l’emprise du virus[xv]. De plus, le PEF n’a déboursé que peu d’argent par rapport aux primes : 196 millions d’USD pour la pandémie, alors que les donateurs ont versé 115 millions d’USD pour les trois années de couverture[xvi]. C’est pourquoi, sous le coup de l’impact de la COVID-19, la Banque mondiale a interrompu la mise en œuvre du PEF (après l’échéance des obligations et des swaps pandémiques en juillet 2020) pour mettre en place un autre dispositif : le nouveau Fonds fiduciaire multi-donateurs de 500 millions USD[xvii] destiné à apporter de meilleures solutions à l’urgence du programme mondial de sécurité sanitaire et à la nécessité d’aider les pays en développement à mieux s’équiper pour faire face aux épidémies.


Un membre du personnel médical de l’unité de traitement d’Ebola (ETU) enfile son équipement de protection individuelle (EPI) au centre de transit de Butembo, en RDC, le 1er mars 2019. Photo : Nichole Sobecki / VII / Redux / laif 

La marchandisation des maladies — au même titre que les catastrophes naturelles — continue cependant de prospérer en pleine crise pandémique. L’architecture mondiale de distribution des vaccins mise en place par le groupe multipartite COVAX, dont l’objectif est de gérer le financement de l’achat des vaccins contre la COVID-19[xviii], constitue le dernier coup porté au multilatéralisme en matière de santé, selon l’analyse des experts. De plus sa conception rappelle celle d’une banque d’affaires, avec le recours à des capitaux fournis en grande partie par les gouvernements, pour forger le nouveau paysage de l’industrie mondiale de préparation des vaccins et le marché des consommateurs de vaccins du Sud[xix] ; et sa construction basée sur le système plutôt controversé de garantie de marché utilisé dans le passé comme incitation à la R&D sur les vaccins[xx]. L’objectif ultime du projet, conçu initialement par la Fondation Bill et Melinda Gates à Seattle, est de tester une approche permettant de fournir des vaccins contre la COVID-19 aux communautés et aux populations du Sud sans perturber le marché pharmaceutique mondial et sans contourner le système féodal de brevets de l’oligopole de production des vaccins.

Il est facile de faire ici le lien avec une autre stratégie réussie de financiarisation de la santé et des maladies : le rachat de brevets dans le domaine des sciences de la vie, un processus déjà bien engagé. Les fondations philanthropiques s’associent depuis longtemps aux sociétés pharmaceutiques privées sous le prétexte incontesté de « s’attaquer à certains des problèmes les plus difficiles de l’humanité grâce à des inventions, en mobilisant des ressources normalement réservées aux activités commerciales dans le monde développé »[xxi]. Les droits de propriété intellectuelle font en effet partie des actifs financiers les plus précieux dans l’économie mondiale du savoir d’aujourd’hui, et la monopolisation des brevets a des implications qui peuvent aller bien au-delà du financement, comme nous le montrent clairement les inégalités d’accès dans la pandémie actuelle.

Alors que le droit à la santé est constamment redéfini pour jouer un rôle mineur par rapport aux marchés financiers, la communauté mondiale de la santé doit enfin élargir son spectre visuel, regarder au-delà de la maladie pour mieux confronter les dynamiques spéculatives de la finance qui font leur chemin dans l’arène de la santé, avec peu de perspectives en termes de durabilité. La réaction mondiale organisée doit urgemment s’éloigner du modèle de financement public-privé et garantir que les bénéfices de l’investissement public restent entre les mains du public et sous le contrôle de la société, en particulier maintenant que nous entrons dans une nouvelle ère des pandémies.


[i] La « financiarisation » désigne « le rôle croissant des motifs financiers, des marchés financiers, des acteurs financiers et des institutions financières dans le fonctionnement des économies nationales et internationales ». cf. Epstein G.A. (Ed), « Introduction : Financialization and the World Economy » (« Introduction : La financiarisation et l’économie mondiale »), Financialization and the World Economy (« La financiarisation et l’économie mondiale »), Cheltenham : Edward Elgar Publishing Ltd, 2006, pp. 3-16.

[ii] https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/5976.

[iii] Mackintosh, M. and Koivusalo, M. (2005), Commercialization of Health Care: Global and Local Dynamics and Policy Response, Basingstoke: Palgrave Macmillan

[iv] Collier P. (2013), “Aid as a Catalyst for Pioneer Investment”, WIDER, Working Paper No. 2013/004, Oxford: UNU WIDER, https://www.wider.unu.edu/sites/default/files/wp2013-004.pdf.  

[v] Sedalia S. (2019), “Opinion: Unlocking private capital to achieve ‘Health for All ‘“, Devex, 15 juillet 2019, https://www.devex.com/news/opinion-unlocking-private-capital-to-achieve-health-for-all-95212

[vi] World Health Organization, Innovative International Financing for Health, WHO, Genève, 2010.

[vii] Hunter B. and Murray S., (2019),  “Deconstructing the Financialization of Healthcare”, Development and Change 0(0): 1–25. DOI: 10.1111/dech.12517, p. 1.

[viii] http://devinit.org/post/investments-to-end-poverty-2018/, p. 6.

[ix] https://www.gavi.org/investing-gavi/innovative-financing/iffim

[x] Mawdsley E. (2018), “Development Geography II: Financialization”, Progress in Human Geography,  Vol. 42 (2), 264-274, 2018, p. 265. https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/0309132516678747

[xi] Atun R. Silva S. Knaul F.M. (2017), “Innovative financing instruments for global health 2002-2015: a systematic analysis”, The Lancet Global Health, 2017; 5:e720-726.

[xii] Les « obligations catastrophes » sont un moyen de transférer les risques, souvent liés aux catastrophes naturelles. Les investisseurs achètent une obligation à haut rendement émise par une compagnie d’assurance. Si un événement catastrophique spécifique se produit, par exemple si les demandes d’indemnisation liées à une catastrophe naturelle dépassent un certain montant (un « seuil d’indemnisation »), les détenteurs de l’obligation perdent le capital de l’obligation, qui est versé à l’assureur pour l’aider à couvrir ses dépenses. Les obligations catastrophes sont des investissements à haut risque, ce qui explique les taux d’intérêt élevés qu’elles versent aux investisseurs pour compenser ce risque.

[xiii] Meenan C., “The future of pandemic financing: Trigger design and 2020 hinsight”, Centre for Disaster Protection COVID-19 Blog Series, 19 mai 2020, https://www.disasterprotection.org/latest-news/the-future-of-pandemic-financing-trigger-design-and-2020-hindsight

[xiv] https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2020/04/27/pef-allocates-us195-million-to-more-than-60-low-income-countries-to-fight-covid-19

[xv] https://www.who.int/docs/default-source/coronaviruse/situation-reports/20200427-sitrep-98-covid-19.pdf

[xvi] Clarke D. (2020), “Opinion: Now is not the time for the World Bank to step back on pandemic financing”, Devex, 4 août 2020, https://www.devex.com/news/opinion-now-is-not-the-time-for-the-world-bank-to-step-back-on-pandemic-financing-97837

[xvii] https://www.worldbank.org/en/news/statement/2020/04/15/world-bank-group-to-launch-new-multi-donor-trust-fund-to-help-countries-prepare-for-disease-outbreaks

[xviii] https://www.who.int/initiatives/act-accelerator/covax

[xix] Gleckman H. (2021), “COVAX: A global multistakolder group that poses political and health risks to developing countries and multilateralism”, TNI Longreads, Transnational Institute, 1er avril 2021, https://longreads.tni.org/covax

[xx] https://msfaccess.org/analysis-and-critique-advance-market-commitment-amc-pneumococcal-conjugate-vaccines

[xxi] https://www.intellectualventures.com/buzz/insights/news-you-can-use-from-invention-to-innovation

Nicoletta Dentico est journaliste et analyste politique senior dans le domaine de la santé mondiale et du développement. Après avoir dirigé Médecins Sans Frontières (MSF) en Italie, elle a joué un rôle actif dans la campagne de MSF sur l'accès aux médicaments essentiels. Elle a travaillé comme consultante pour l'Organisation mondiale de la santé et dirige actuellement le programme de santé mondiale de la Société pour le développement international (SID).