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Du Forum social du Conseil des droits de l’homme à la Conférence de l’ONU sur l’Eau de 2023
Dans le cadre d’une mondialisation néolibérale qui promeut la marchandisation effrénée du vivant, l’eau – un bien commun vital pour les êtres humains et les écosystèmes – est désormais source de pouvoir et objet de convoitises. Dans certaines situations, l’eau est même utilisée à des fins politiques comme instrument de guerre pour étrangler les populations civiles. L’eau est un bien commun et l’accès à l’eau un droit humain. En tant que tel, il doit bénéficier à tout un chacun, sans aucune discrimination, et être au service de la justice sociale et climatique. C’est dans ce contexte pour le moins complexe que s’est déroulé, en 2022, à Genève, le Forum social dédié à la promotion du droit à l’eau.
Le Forum Social du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies est un espace visant la promotion de la justice sociale au niveau mondial, à travers les principes de solidarité et de coopération. Il réunit, une fois par an, des expert.es, des organisations de la société civile et des représentant.es d’États membres des Nations Unies, pour discuter de problématiques spécifiques liées à la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels.
L’édition 2022 a eu lieu les 3 et 4 novembre à Genève et s’est focalisée sur « l’eau au service des droits de l’homme et du développement durable » dans la perspective de la prochaine conférence des Nations Unies sur l’eau qui se tiendra à New York en mars 2023.
Un large éventail d’expert.es, d’organisations de la société civile et de mouvements sociaux, ainsi que des États membres des Nations Unies ont discuté des multiples obstacles à la mise en œuvre du droit à l’eau et à l’assainissement dans le monde entier. Le Forum social 2022 a attiré l’attention sur les violations croissantes du droit à l’eau et à l’assainissement, notamment du fait des crises mondiales multidimensionnelles qui ont creusé les inégalités socio-économiques au cours des dernières années. Les participant.es ont demandé à ce que des actions fortes soient menées immédiatement, sur la base d’une solide coopération internationale.
Les représentant.es des organisations de la société civile ont donné des exemples concrets de l’effet destructeur de la privatisation de la gestion de l’eau sur la réalisation du droit à l’eau des populations dans des pays pauvres comme le Sénégal et la Bolivie. Ils ont également souligné que des politiques publiques fortes en matière d’eau et d’assainissement, ainsi qu’une approche communautaire de la gestion de l’eau sont des moyens efficaces pour la mise en œuvre du droit à l’eau, en particulier dans les pays du Sud.
Des représentant.es d’organisations de paysan.nes et de peuples autochtones ont également tenu des discours forts. La coordinatrice générale de La Via Campesina (Morgan Ody) et le Président du FILAC – Fonds pour le Développement des Peuples Autochtones (Freddy Mamani Machaca) ont souligné l’importance des savoirs indigènes et paysans dans la promotion d’une gestion et d’une utilisation durables de l’eau respectant les cycles naturels de notre planète. Leurs déclarations ont également attiré l’attention sur les relations entre les droits des autochtones et des paysan.nes et le droit à l’eau. Les paysan.nes et les peuples autochtones sont des gardien.nes de l’eau et des acteur.trices centraux/les pour la préservation de la biodiversité et la promotion de la sécurité alimentaire dans le monde. Ainsi, garantir leurs droits inscrits dans les instruments juridiques internationaux tels que la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP)[1] et celle sur les droits des paysans (UNDROP)[2] permet d’adopter de bonnes pratiques dans la mise en œuvre du droit à une eau propre et sûre pour toutes et tous.
Morgan Ody a délivré quatre messages clés dans son discours. Tout d’abord, il faut reconnaître le droit DE l’eau (c’est-à-dire assurer que les cycles naturels de l’eau soient respectés et que l’eau soit préservée) avant même le droit à l’eau. Deuxièmement, nous devrions respecter un ordre de priorité dans l’utilisation de l’eau pour la consommation et les activités humaines : d’abord assurer un accès à l’eau pour les besoins vitaux (individuels et agricoles) et seulement après pour les activités récréatives. Troisièmement, nous devrions assurer une gestion économe de l’eau pour l’agriculture en recourant à des pratiques agroécologiques et paysannes qui préservent l’eau. Enfin, pour s’attaquer au gaspillage de l’eau généré par l’avidité débridée des élites dominantes, nous devrions sortir de la logique capitaliste et donner la primauté au droit à l’eau pour tous et toutes. Pour reprendre ses propos : « L’eau n’appartient pas à Suez, elle n’appartient pas à Veolia, ni à Nestlé, ni à Danone. L’eau est un bien commun, c’est une ressource vitale pour chaque être vivant, et elle ne peut pas être soumise aux lois du marché qui permettent aux riches et aux puissants d’accumuler et de gaspiller, tandis que les pauvres et les marginalisé.es devraient mourir de soif faute de pouvoir payer. Il est de la responsabilité des Etats de garantir le droit d’usage de l’eau contre les velléités d’accaparement, de marchandisation et de privatisation des entreprises multinationales. »
Lors d’un dialogue interactif sur « la gouvernance et la participation en relation au droit à l’eau », le CETIM et l’Association internationale des juristes démocrates[4] ont rappelé les préoccupations soulevées par les organisations de la société civile et représentantes des communautés affectées, en particulier les effets néfastes de la privatisation de l’eau au profit des sociétés transnationales. Les deux organisations ont insisté sur le fait que les débats portant sur le droit à l’eau doivent être menés dans la perspective des besoins des groupes les plus vulnérables et marginalisés tels que les paysan.nes et les autres personnes travaillant dans les zones rurales. A cet égard, il a été souligné l’importance de la mise en œuvre de l’UNDROP pour le droit à l’eau et de l’enjeu de cette Déclaration, à laquelle il convient de donner une place centrale dans les débats sur le droit à l’eau et à l’assainissement.
La Via Campesina, le CETIM, FIAN International et l’Académie de droit international humanitaire et des droits de l’homme de Genève ont co-organisé un événement parallèle dans le cadre du Forum social, en collaboration avec la Mission permanente de l’Etat Plurinational de la Bolivie, du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH) et du South Center. Cet événement a attiré de nombreux.ses représentant.es de la société civile, des mouvements sociaux, ainsi que des fonctionnaires de l’ONU et des représentant.es des missions diplomatiques[5].
Parmi les conférencier.ères et participant.es de haut niveau étaient présent.es : le Vice-Ministre des Relations Extérieures de la Bolivie ; les Ambassadeurs de Bolivie et d’Égypte, des représentant.e.s de plusieurs autres délégations étatiques ; le Rapporteur spécial sur le droit à l’eau et à l’assainissement et celui sur l’extrême pauvreté ; la coordinatrice générale de La Via Campesina et le Président du FILAC ; des représentant.es du Bureau du Haut-Commissaire aux droits de l’homme et d’autres organes et mécanismes des Nations Unies. Cet événement parallèle a permis d’élargir et de consolider un réseau d’acteur.trices fortement engagé.es à travailler ensemble en faveur des droits des paysan.nes et des peuples autochtones, ainsi que pour la promotion et la mise en œuvre effective du droit à l’eau autant à l’échelle internationale et nationale que régionale et locale.
L’intervention de l’actuel Rapporteur spécial sur le droit à l’eau et à l’assainissement, M. Pedro Arrojo-Agudo, a marqué les esprits, tant durant notre conférence que lors de la séance plénière du Forum Social. Faisant référence à ses deux derniers rapports[6], il a souligné que 80% des personnes vivant dans les zones rurales n’ont pas d’accès assuré à une eau potable. Concernant les activités qui portent atteinte de façon significative au droit à l’eau, M. Arrojo-Agudo a pointé du doigt les pratiques extractives minières et l’agro-industrie qui contaminent gravement les sources d’eau. Le manque de fonds publics et d’infrastructures d’assainissement est aussi considéré comme un problème urgent. Le Rapporteur Spécial a souligné que les paysan.nes et leurs organisations doivent jouer un rôle de premier plan dans la nécessaire transition écologique vers des systèmes alimentaires durables et justes.
Le Forum Social de 2022 a montré qu’aucune avancée réelle en termes de droit à l’eau et à l’assainissement ne peut avoir lieu sans des engagements forts en faveur des droits humains et sans la participation active des populations concernées dans les processus décisionnels.
La participation des mouvements sociaux et des organisations de base au Forum Social 2022 était très importante. Leurs représentant.es ont fait connaître leurs revendications et ont montré leur engagement et leur détermination à lutter pour une société mondiale qui privilégie la solidarité, protège l’environnement, respecte les droits humains et qui, en définitive, combat la logique implacable visant avant tout à générer du profit. Il est crucial que ces mouvements et organisations investissent le sommet de l’ONU sur l’eau qui se tiendra en mars 2023 à New York, afin de promouvoir le droit à l’eau comme vecteur de justice sociale et climatique.
Les débats de la Conférence sur l’eau se dérouleront autour de cinq axes principaux : (1) l’eau pour la santé ; (2) pour le développement ; (3) pour le climat, la résilience et l’environnement ; (4) pour la coopération; (5) pour la décennie de l’action pour l’eau. Il s’agit bien évidemment de thématiques fondamentales dans la perspective de la promotion du droit à l’eau en lien avec tout l’éventail des droits économiques, sociaux, culturels. Quant au développement, nous entendons le droit au développement et non pas le développement néolibéral promu à travers le monde. Sur ce dernier point, il convient de rappeler que le cadre du droit au développement, tel que consacré par l’ONU, constitue un outil majeur pour la promotion de la justice sociale et environnementale et de la gestion collective et démocratique des biens communs tels que l’eau, dans une perspective d’auto-détermination populaire. Il est donc à notre sens crucial de travailler au renforcement de la place du droit au développement dans les débats autour de la promotion du droit à l’eau pour toutes et tous. En même temps, il est nécessaire de rester vigilants face aux manœuvres et aux manipulations – qui ne manqueront certainement pas – visant à vider les débats de toute perspective fondée sur la défense des droits humains et des communautés les plus vulnérables.
Les mouvements sociaux devront également s’investir afin de ne pas laisser l’espace aux intérêts mercantiles. Or, à l’instar du Sommet de 2021 sur les systèmes alimentaires[7], les entreprises multinationales sont à l’offensive pour que le Sommet 2023 favorise davantage de privatisation de sources d’eau et légitime les pseudos partenariats « public-privé », contre toute perspective d’intérêt public dans ce domaine. Il est donc essentiel de s’organiser collectivement pour protéger ce sommet onusien face au risque d’influence du secteur privé sur la prise de décisions politiques (corporate capture). Ceci afin d’obtenir des avancées sérieuses et concrètes en termes de droit à l’eau pour toutes et tous.
Danilo Gonçalves Borghi et Raffaele Morgantini (CETIM)
[1] http://www.un.org/development/desa/indigenouspeoples/wp-content/uploads/sites/19/2018/11/UNDRIP_F_web.pdf
[2] https://digitallibrary.un.org/record/1650694/files/A_HRC_RES_39_12-FR.pdf?ln=fr
[4] https://iadllaw.org/
[5] Voir la vidéo de cet événement: https://justice5continents.net/fc/viewtopic.php?t=1154
[6] https://www.ohchr.org/en/special-procedures/sr-water-and-sanitation/annual-reports
[7] À ce sujet voir la publication de La Via Campesina: https://viacampesina.org/en/wp-content/uploads/sites/2/2020/12/LVC-Position_FR_UN-Food-Summit_2020_LowRes3.pdf