Partager Twitter Facebook Email Copy URL
Dans une récente interview, le philosophe allemand Axel Honneth évoquait ce qu’il qualifie comme une des principales contradictions des sociétés contemporaines : l’absence de démocratie sur le lieu de travail. Selon lui, l’entreprise forme un « autre monde », fondé sur la soumission et l’autoritarisme, au centre de l’espace délibératif des démocraties parlementaires. Et il s’étonnait que « personne ne s’étonne » de cette contradiction (Honneth 2021).
La pandémie et les mesures prises par les gouvernements pour l’endiguer ont eu des impacts majeurs sur cet « autre monde », touchant le cœur même de l’organisation de la production capitaliste, et notamment sur la rémunération (donc la répartition des richesses produites) et sur la santé au travail (donc les limites à l’exploitation de la main d’œuvre). Comme le dit si bien l’historien Frank Snowden : « Les épidémies ne sont pas des événements aléatoires qui assaillent les sociétés de manière capricieuse et inattendue. Au contraire, chaque société produit ses propres vulnérabilités spécifiques ». Leur étude permet de les appréhender comme l’expression de « la structure de la société, son niveau de vie et ses priorités politiques » (Snowden 2019 : 7).
Le monde du travail suisse a dévoilé ses « vulnérabilités spécifiques » de manière particulièrement virulente et rapide. Dans des cas isolés, elles ont été l’objet de mobilisations des salarié·e·s et de revendications syndicales. Leur analyse permet de poser la question de la démocratie (Honneth) et de saisir l’état du rapport de force social (Snowden).
Face à la charité, des luttes pour des droits sociaux
Les mesures décidées par le gouvernement suisse ont rapidement fait croître le nombre de licenciements ou de personnes en chômage partiel (RHT), touchant environ 40% de la population active. Le gouvernement fut donc obligé de verser des dizaines de milliards de francs d’aides publiques sous forme de cautionnement de crédits aux entreprises, de RHT et d’indemnités de chômage et de perte de gain aux (petit·e·s) indépendant·e·s.
Pourtant, tout le monde n’a pas profité de la même manière de ces aides. Pour les personnes à bas salaire – soit la grande majorité des bénéficiaires des RHT –, la perte de revenus en a fait basculer bon nombre dans la pauvreté (Tillmann et al, 2021). Mais surtout, la plupart des assurances sociales se basent sur le modèle d’un contrat stable à durée indéterminée, devenu lacunaire face à la multiplication de situations de travail précaires. Des dizaines de milliers de personnes avec des contrats atypiques ou sans statut légal sont donc passés à travers les mailles. Certain·e·s salarié·e·s ont alors fait recours à l’aide sociale ou, pour les personnes n’y ayant pas accès, aux distributions de paniers alimentaires (Bonvin et al., 2020).
D’autres ont choisi la voie de la lutte collective. Notamment à Genève, un cycle d’actions syndicales s’est déployé dès la mi-mars 2020, réunissant des employé·e·s précaires n’ayant aucun droit à des indemnités, dont de nombreuses femmes sans-papiers issues de l’économie domestique, mais aussi des faux indépendant·e·s (livreurs de repas ou autres intérimaires). La concomitance de ces mobilisations avec une opinion publique qui découvrait l’existence de situations d’extrême précarité a donné lieu à des discours paradoxaux. D’un côté, une multitude d’initiatives privées ont vu le jour pour pallier à la crise alimentaire. Ces actions « fondées sur l’humanitaire et la compassion et non plus sur la justice sociale et l’égalité », selon les termes de Didier Fassin (2010 : 3), ont permis aux autorités d’éluder un traitement structurel des vulnérabilités apparues sur le marché du travail local.
De l’autre, les travailleuses·rs précaires en lutte ont développé un discours construit autour de la notion du droit à un revenu de substitution basé sur le salaire antérieur. A Genève, les syndicats ont réussi à fédérer une large coalition sociale, allant des œuvres d’entraide jusqu’aux associations patronales, proposant l’instauration d’une indemnisation pour les précaires, voté par le Parlement genevois et plébiscité par la population par 68,8% des votes, qui n’opérait « pas de discrimination selon le métier ou le statut légal » (DCS 2020 : 12). En d’autres mots : de manière tout à fait remarquable, les mobilisations syndicales du printemps 2020 ont abouti à l’instauration d’un nouveau droit pour les salarié·e·s précaires, sans en exclure les sans-papiers. A l’échelle nationale, les pressions syndicales ont permis l’intégration des travailleuses et travailleurs temporaires au régime RHT, l’ouverture du chômage aux intermittents culturels ou encore l’indemnisation à 100% des bas salaires.
Santé au travail et absences syndicales
Les syndicats ont été beaucoup moins actifs sur la question de la santé au travail. Pourtant de multiples recherches ont établi que l’exposition au virus et aux comorbidités est, pour les personnes âgées de 20 à 65 ans, étroitement liée à leur activité professionnelle[1]. Les gens passent une grande partie de leur journée dans un environnement (souvent fermé) de travail et en interaction constante avec d’autres collègues ou des publics. Des mauvaises conditions de travail renforcent donc le risque de contamination. Ces mêmes populations cumulent souvent des vulnérabilités socio-économiques connexes : elles ne peuvent pas prendre congé pour se faire tester, elles ne se font pas dépister pour ne pas perdre leurs revenus, etc.
Or, en Suisse, même les indicateurs qui portent sur l’activité professionnelle et les lieux de travail des personnes affectées font défaut. Les seuls chiffres disponibles de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) indiquent que 8,7% de contaminations seraient survenues sur les lieux de travail, en troisième position après les catégories « membre de la famille » et « divers » (OFSP, 2 août 2020). Évidemment, il existe un lien étroit entre l’absence de données socio-professionnelles et la volonté des autorités politiques de ne pas placer la question du travail au centre de la prévention contre le COVID-19. Cela impliquerait en effet d’intervenir dans l’organisation du travail et des flux de marchandises, et donc dans le procès central d’accumulation et de rentabilité capitalistes. C’est justement ce que des campagnes virulentes d’associations patronales ont soigneusement su éviter pour continuer à travailler le plus longtemps possible.
Certes, l’État est intervenu à la marge, surtout en raison de la crainte de voir le système sanitaire collapser. Mais les mobilisations syndicales, telles en Italie du Nord, où des grèves ont obligé en mars 2020 à fermer un certain nombre d’usines, ont été l’exception. En Suisse, les actions sur les lieux de travail ont été limitées à quelques régions (Genève, Tessin), et ont contribué à pousser une partie minoritaire du mouvement syndical à revendiquer un lockdown solidaire[2] comme moyen de sauver des vies humaines[3].
Les centrales syndicales quant à elles ont fait le choix de rester « très en retrait concernant les mesures épidémiologiques (…) notamment par le fait qu’elle[s] ne dispose[nt] pas d’autant d’expertise que la Confédération » (USS, 2021), mais aussi par crainte des coûts économiques liés à de possibles fermetures[4]. On aurait pu s’attendre à ce que le mouvement syndical fasse pression sur le gouvernement pour qu’il instaure au moins un droit de retrait et augmente les inspections des mesures sanitaires. Or, cela n’a pas figuré parmi ses priorités.
Ainsi, les autorités fédérales ont limité les mesures de semi-confinement à des branches à faible plus-value et aux activités de loisir. En clair : on interdisait aux gens de passer du temps à l’extérieur pendant leur temps libre, mais aucune mesure contraignante à l’encontre des entreprises a été prise. Ce n’est qu’en janvier 2021, quand la deuxième vague a propulsé la Suisse en tête des statistiques internationales de mortalité, que le gouvernement a décidé d’une obligation de télétravail (peu suivie dans les faits) et de quelques précisions concernant l’obligation du port du masque, tout en affirmant qu’ « on n’a pas l’argent pour sauver tout le monde » (selon le ministre des finances Ueli Maurer). La Suisse choisissait ainsi une voie qu’Annie Thébaut-Mony a qualifié de « mise en danger généralisée des travailleurs par l’État et le patronat » (2021).
Conclusion
Les (non)interventions syndicales durant la pandémie montrent qu’elle a pu canaliser les aspirations de justice et de solidarité autant qu’elle a renforcé globalement les rapports de force défavorables. Bien sûr, il est plus facile de trouver des milliards pour financer la perte de gain que de faire accepter le principe, même très limité, d’une ingérence dans le processus d’accumulation du capital au nom de la santé publique. En effet, la protection des revenus profite largement aux entreprises elles-mêmes ; directement, car les aides publiques sont en première ligne un instrument par lequel l’État se substitue aux obligations patronales, et indirectement, car elles sont réinjectées dans le circuit économique.
La faiblesse des mesures prises pour protéger la santé sur les lieux de travail est quant à elle directement corrélée avec l’absence collectifs de salarié·e·s organisé·e·s dans les entreprises. Pallier à ces lacunes historiques exige un changement de paradigme de la part des centrales syndicales afin qu’elles considèrent la santé au travail comme un terrain éminemment politique. Il s’agit là d’une exigence démocratique qu’il serait bon qu’elles commencent à affronter.
[1] Parmi les rares études faites en Suisse à ce sujet, signalons notamment celle et Stringhini et al. (2021). Pour une revue de la littérature internationale, cf. Purkayastha et al.
[2] Voir notamment le plan d’urgence de la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS 2020).
[3] Ce que diverses études ont confirmé a posteriori : Les pays qui ont suivi la stratégie « zéro COVID » affichent aujourd’hui un bilan sanitaire et économique largement meilleur que les pays qui ont choisi, comme la Suisse, la stratégie du yo-yo (Oliu-Barton et al. 2021).
[4] L’Union Syndicale Suisse s’est prononcé contre un lockdown, « car les coûts seraient trop élevés » (SRF, 24 octobre 2020). Or, avec une dette publique de 25,8% du PIB et la possibilité de financer les dépenses à des taux d’intérêt négatifs, la Suisse aurait largement eu les moyens de financer une perte de gain à sa population laborieuse (Dittli 2020).
Alessandro Pelizzari, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL | HES-SO)