Partager Twitter Facebook Email Copy URL
Cela fait maintenant un certain temps que l’on parle beaucoup de syndicalisation dans le milieu des jeux vidéos. Les gens qui travaillent dans l’industrie du gaming ayant cruellement besoin de plus de pouvoir, je voudrais évoquer ici un outil, aussi important que sous-estimé, permettant justement d’œuvrer à son renforcement : la collectivisation, en ce qu’elle contribue à protéger les développeurs de jeux des gouvernements autoritaires.
Bien que l’on entende souvent parler des conflits du travail impliquant des travailleurs de jeux, ainsi que des bienfaits que leur procurerait la syndicalisation, les choses sont souvent présentées sous l’angle du rapport qu’ils entretiennent avec les autres travailleurs de la tech. La récente contribution d’Emma Kinema au travers de son article Se syndiquer pour l’avenir en est un excellent exemple. Mais voilà, les personnes qui font les jeux sont aussi des travailleurs culturels animés de motivations politiques et artistiques, ce qui emporte des conséquences concrètes. Cela les fait en particulier entrer en conflit avec les gouvernements autoritaires : de ce point de vue, la collectivisation, que ce soit sous la forme de l’adhésion à un syndicat constitué à l’échelle internationale ou simplement de l’établissement d’une solidarité dans le cadre d’une communauté informelle, peut apporter une protection contre le terrible pouvoir de l’État.
Alors que je travaille en ce moment même à la création d’un jeu 4X post-colonial baptisé Nikhil Murthy’s Syphilisation, ma première crainte est que je finisse en prison. Syphilisation n’est pas un jeu séditieux : c’est juste un jeu qui prend l’histoire de l’Inde pour arrière-plan. Mais qui veut parler fidèlement de l’histoire indienne ne peut pas s’empêcher d’évoquer les méfaits causés par V. D. Savarkar et le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation-mère du parti actuellement au pouvoir en Inde, le Bharatiya Janata Party (BJP).
Les organisations de droite hindoues, comme le RSS, ont été responsables de multiples épisodes sanglants durant la période ayant précédé l’indépendance indienne, et commettent toujours d’innombrables atrocités à l’heure actuelle. Pour comprendre parfaitement le mal qu’elles ont pu faire par le passé, il faut bien voir celui que font aujourd’hui les organisations Hindutva, BJP inclus. Toucher en profondeur d’une manière ou d’une autre à l’histoire de l’indépendance indienne, c’est inévitablement se mettre à dos le gouvernement indien.
Et si cela est particulièrement effrayant, c’est en raison du contrôle totalisant du BJP. Le parti exerce une mainmise quasi totale sur les pouvoirs exécutifs, au plan national comme dans l’État où j’habite. Il se montre par ailleurs désagréablement proche du monde judiciaire. La police, elle, est prête à encourager l’Hindutva à sa façon. Quant aux médias d’information, ils ne font pas grand-chose si ce n’est diffuser docilement la ligne du parti ; mais le pire, dans tout cela, est la facilité avec laquelle la population indienne gobe cette idéologie inhumaine.
L’Inde n’est pas unique : le simple fait de créer des jeux vidéos peut être dangereux dans de nombreux pays du globe. C’est la raison pour laquelle il faut nous collectiviser. Individuellement, il serait trop aisé pour un gouvernement fasciste d’écraser n’importe lequel d’entre nous. Ensemble, en revanche, nous pouvons devenir comme un grain de sable dans les rouages de ses mécanismes.
Jeux vidéos, culture et politique en Inde
L’urgence est d’autant plus grande qu’en Inde, il n’existe pas de réelle opposition pour en parler. Au-delà de l’absence d’un soutien populaire suffisant, les partis d’opposition semblent davantage préoccupés par la volonté de se manger entre eux que de contester l’hégémonie du BJP. Il ne faut pas non plus attendre d’aide de la part des célébrités indiennes, qu’il s’agisse des athlètes ou des acteurs de Bollywood, habitués à passer des collaborateurs aux pom-pom girls, si bien qu’en définitive, s’il se passe quelque chose, je serai très probablement seul.
À cela, il faut ajouter que les personnalités plus en vue qui s’élèvent contre le BJP sont issues de milieux pouvant se prévaloir d’une longue tradition de franc-parler à l’égard du pouvoir. J’ai vu le Dr. Ramachandra Guha se faire arrêter pendant les manifestations contre les NRC et CAA, ces projets législatifs controversés déposés par le gouvernement dans l’objectif de faire des musulmans indiens des apatrides. Le spectacle de violence offert par un officier de police en uniforme à celui qui est l’un des historiens les plus distingués de l’Inde est indélébile et appelle naturellement la compassion. Au moment où Munawar Faruqui est emprisonné pour des blagues qu’il n’a pas faites, les gens sont d’ailleurs déjà bien habitués à assister à la rencontre de la politique et de la comédie. Les jeux vidéos ne disposent tout simplement pas du cachet politique de domaines comme l’écriture, la comédie ou la musique : quand un membre de l’un de ces derniers est arrêté, l’événement s’inscrit immédiatement dans un narratif bien rodé qui fait naître un soutien dans le grand public.
Pire encore, le journaliste politique qui pourrait partager mon point de vue a peu de chances, sinon de pratiquer les jeux vidéos indépendants, du moins de les maîtriser correctement. Les jeux vidéos sont pratiquement uniques dans le sens où il leur manque la longue tradition de dissidence caractérisant d’autres formes de médias. Comment voulez-vous qu’un observateur peu avisé fasse le lien entre la gravité de la persécution politique et la frivolité des jeux vidéos ? Pour beaucoup de gens, le milieu des jeux vidéos est fait pour les garçons friands d’explosions à l’écran, pas pour le commentaire politique. La convergence des opinions politiques ne suffit pas à combler l’énorme déficit d’éducation au gaming nécessaire pour jouer à Syphilisation et à le défendre auprès du public dans son ensemble.
Pour enfoncer le clou, il faut savoir que le développement de jeux indépendants ne me procure aucune liberté financière. Lorsque quelqu’un comme Salman Rushdie a été menacé par les fondamentalistes, il a pu quitter le pays grâce à sa renommée et à ses moyens. Son statut d’écrivain célèbre lui a donné cette possibilité. En ce qui me concerne, il est presque acquis que je perdrai de l’argent avec Syphilisation. Dans cette industrie, seules quelques personnes possèdent la sécurité financière qui, trop souvent, semble conditionner la formulation de messages politiques.
Nous sommes des développeurs de jeux indépendants : aucun de nous n’a les ressources ou le capital politique lui permettant de défier directement les autorités. Ce que chacun de nous partage, en revanche, c’est le constat assez effrayant que nous ne sommes pas les seuls à nous trouver dans cette situation. Javi Almirante, un développeur de jeux philippin, m’a fait part de son expérience : « Honnêtement, quand j’ai fait Duloga à mes débuts en 2018, j’avais assez peur qu’un flic vienne chez moi ou cible une de mes connaissances en effectuant l’un de ces « contrôles » où ils fabriquent des preuves de possession de drogue. Ce n’est pas quelque chose qui aurait été… surprenant, si cela était arrivé. Mais la crainte était là, elle était bien réelle. » Il poursuit : « J’avais des amis qui à ce moment-là, avaient même peur ne serait-ce que de partager le jeu, car ils craignaient que je sois ciblé ».
Voilà par ailleurs ce que m’a dit Dhruv, fondateur à Chala (Inde) du studio baptisé Studio Oleomingus, dont les jeux, à l’image du récent The Indifferent Wonder of Edible Places, se situent au croisement de l’écriture postcoloniale et de la fiction interactive : « Ce que je crois, c’est que le contrôle autoritaire introduit une peur latente et automatique chez ceux qui veulent raconter une histoire… Au-delà de ça, le fait d’accompagner cette puissante mécanique de diffamation de la dissidence constitue une autocensure de précaution pour tous ces créateurs qui, grâce au soutien populaire ou par un heureux privilège de caste ou d’ordre économique, sont toujours en mesure d’exercer. C’est en train de condamner les jeux à devenir soit de banales distractions, soit de serviles véhicules de la propagande nationaliste. Je pense que, compte tenu du niveau d’une telle iniquité, il devient primordial de célébrer les méthodes et traditions plurielles permettant de contester l’autorité néocoloniale, et de contribuer à la déstabilisation des hiérarchies économiques qui font qu’une telle autorité semble inévitable. De ce point de vue, seul un corps de créateurs, d’auteurs et de militants vaste et résilient serait en mesure de critiquer les menaces autoritaires, tout en fournissant aux travailleurs marginalisés un bouclier contre le risque économique et l’ostracisation. »
La collectivisation internationale, telle est la réponse
Comment créer un tel corps ? Grâce à la collectivisation, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’Inde, nous pouvons espérer une protection. Si je sais que mon cas va susciter une attention à l’échelle internationale, même limitée à quelques autres développeurs de jeux, activistes et organisateurs, j’en retire une sécurité non négligeable. Les gouvernements autoritaires ont un ego notoirement fragile, surtout lorsque la critique vient de l’étranger. Ainsi le gouvernement indien, après s’être emmêlé les pinceaux suite à un tweet de Rihanna, s’est-il empressé de multiplier les fausses déclarations sur une jeune femme de 21 ans simplement parce qu’elle entretenait de vagues liens avec Greta Thunberg. Ses membres vivent constamment dans la terreur de se voir mis sur la sellette par la communauté internationale.
L’internationalisme n’est pas sans risques, cependant : dans son ensemble, la communauté du gaming est tristement connue pour ses penchants droitiers, voire xénophobes et racistes. Je m’attends d’ailleurs beaucoup plus à me faire de nouveau harceler par elle qu’à en recevoir un soutien, et pour cause : je suis une personne de teint foncé qui fait un jeu vidéo politique. J’ai déjà été confronté à un grand nombre d’attaques personnelles et suis absolument certain que j’en subirai d’autres à l’avenir. Fortes dans le monde des jeux vidéos, les communautés de droite ne manquent pas l’occasion de me dire que je ne devrais pas faire de jeu comme celui-ci. Si à l’échelle mondiale, il émerge désormais des communautés de gauche dans les espaces de gaming et qu’il est très plausible que la situation actuelle ne dure pas longtemps, à l’heure qu’il est, le gaming penche assez clairement à droite.
C’est pourquoi il est si important de nous collectiviser et de bâtir nos propres communautés de développeurs, de joueurs, d’organisateurs, de militants et d’alliés pour protéger non seulement nos conditions de travail, mais également nos droits de travailleurs culturels à pratiquer un art qui conteste les systèmes d’autorité et célèbre la pluralité et la diversité. À tout le moins, cela veut dire que si jamais je vais en prison, je ne serai pas complètement seul, sans personne pour reconnaître mon travail ou pleurer ma perte. Cela m’évite d’être oublié.
Malgré le risque d’emprisonnement et l’absence de rentrées financières, je continuerai à choisir de faire les jeux que je fais. Je crée de l’art et ne serai pas muselé par un gouvernement auquel font défaut à la fois la décence et le goût. Je préférerais toutefois que ma passion soit moins dangereuse.
Il est donc très réconfortant d’assister à l’essor de la syndicalisation internationale dans les jeux vidéos. Au fondement de ce phénomène, se trouve un déséquilibre de pouvoir qui ne peut être surmonté que par l’action collective. En se développant à l’international, la collectivisation, la syndicalisation et la solidarité vont créer un filet de sécurité pour les gens qui maîtrisent les complexités du développement des jeux vidéos et sont naturellement alignés sur les travailleurs des jeux. Cela va être précieux pour les développeurs comme moi, parce que l’appartenance syndicale sert de moyen de défense incontournable, pas uniquement contre le capital et les géants de la tech, mais aussi contre l’État.
Le temps est venu pour nous de reconnaître une vérité fondamentale. Nous n’avons d’autre choix que de nous collectiviser. Il est en effet trop dangereux de faire le chemin tout seul.
Nikhil Murthy est programmeur et concepteur chez Why Not Games. Il adore prototyper des jeux et participer à des jams. Il aime aussi beaucoup décomposer les problèmes de ses jeux jusqu'à leurs causes profondes et aime les solutions qui résolvent plusieurs problèmes à la fois.