septembre 20, 2022

Lutter contre le « non-recours » : qui sont les responsables ?

Olivier De Schutter

Le non-recours : un enjeu planétaire

Plus de deux années se sont écoulées depuis le début de la pandémie mondiale de Covid-19. Depuis, les gouvernements se sont démenés pour y faire face en mettant en place des aides financières, des allocations chômage et autres aides non financières pour leurs concitoyens. Or nombreux sont celles et ceux – des millions, en réalité – qui sont laissés de côté, bien qu’ils puissent prétendre en principe aux aides déployées.

Ce phénomène est connu dans le monde académique comme le « non-recours » : une situation dans laquelle des individus ou ménages ne bénéficient en fin de compte pas des prestations auxquelles ils ont pourtant droit. Mon récent rapport auprès du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies analyse ce sujet en détail.

Le non-recours n’est pas une question marginale. Les estimations existantes, sur le pourcentage de gens qui ne bénéficient pas des mécanismes de protection sociale conçus pour leur venir en aide, se concentrent principalement sur les pays de l’hémisphère nord, mais elles montrent néanmoins que le non-recours peut prendre des proportions absolument énormes.

Comme le montre mon rapport, le taux de non-recours se situe au-delà des 40 % pour la plupart des systèmes de protection sociale étudiés au sein de l’Union européenne. Cela signifie que sur dix personnes éligibles à des prestations de protection sociale, quatre n’y ont pas accès dans la réalité. Et ces chiffres sont souvent plus élevés encore. Dans le cas du revenu garanti en Slovaquie par exemple, ce sont environ 80 % des potentiels bénéficiaires qui finalement ne reçoivent rien. En Allemagne, le taux de non-recours aux prestations soumises à conditions de ressources s’est avéré être de plus de 50 % entre 2005 et 2014.



Le coût exorbitant du non-recours

De tels taux de non-recours freinent considérablement la capacité de la protection sociale à réduire la pauvreté et les inégalités. Bien que les gouvernements allouent des fonds aux systèmes de revenu minimum ou autres types de prestations de sécurité sociale, une grande part de ces ressources reste souvent inutilisée. En France, 750 millions d’euros alloués au revenu de solidarité active restent inutilisés chaque trimestre. Au Canada on estime à 1 milliard $Can la part de fonds fédéraux non distribués chaque année, en raison principalement du non-recours aux aides publiques de la part de potentiels bénéficiaires en situation de grande précarité, dont les membres des populations autochtones.

C’est un énorme gaspillage d’argent public. A l’échelle de l’individu, celles et ceux qui sont le plus dans le besoin risquent de se voir privés du soutien d’un revenu qui devrait en principe leur être garanti. En conséquence, ces personnes se retrouvent dans une plus grande pauvreté encore et un plus grand isolement, dans l’insécurité alimentaire, et confrontées à des difficultés d’accès aux produits et services élémentaires. Elles vont également être plus souvent sujettes à des difficultés psychologiques, y compris des niveaux d’anxiété très élevés. À titre d’exemple, au Royaume-Uni les niveaux d’anxiété observés pendant la pandémie ont été sensiblement plus élevés chez les gens qui n’ont pas cherché à demander, et ceux qui ne pensaient ne pas avoir droit au Universal Credit, que dans le reste de la population.

C’est aussi la société tout entière qui paie le prix de cet échec à fournir une protection sociale à ceux qui en ont le plus besoin. Sur le long terme, les gouvernements et les sociétés qu’ils dirigent vont devoir combler le fossé ainsi creusé avec les groupes sociaux les plus démunis, via des coûts de santé publique plus élevés et des plans anti-pauvreté. Une étude britannique a montré que si le recours au système national de Pension Credit s’élevait à 100 %, £4 milliards d’argent public pourraient être économisées.

Le message est clair : la protection sociale n’est pas un coût. C’est un investissement dans la santé et le bien-être de la société, garantissant que les ménages sont protégés des à-coups et aléas de la vie, et qui leur permet d’accéder aux services essentiels tels que la santé et l’éducation. Le non-recours représente un échec majeur des systèmes de protection sociale à toucher les personnes et groupes sociaux qui pourraient bénéficier de cette aide supplémentaire pour s’épanouir, ou parfois simplement survivre. 

Des failles dans l’élaboration de la protection sociale

Pour comprendre pourquoi tant de millions de gens ne parviennent pas à faire valoir leurs droits, nous avons mené une enquête dans 36 pays de toutes les régions du monde. Nous avons demandé à des experts et universitaires, à des organisations internationales et des instances des Nations Unies, à des institutions de la société civile et des organisations non-gouvernementales, de même qu’à des ministères et des administrations en charge de l’élaboration et de la mise en œuvre de la protection sociale, de nous donner leur avis sur les raisons de ce non-recours.

D’une manière générale, les résultats ont montré que des « procédures de demande complexes » – tels que des formulaires compliqués, ou la nécessité de rassembler une multitude de documents administratifs, sont perçues comme figurant parmi les principales raisons pour lesquelles des gens qui ont droit aux mécanismes de protection sociale renoncent à en faire la demande. Un manque d’information (d’abord concernant les prestations elles-mêmes, ensuite sur comment en bénéficier) est également un facteur essentiel aboutissant au non-recours. En d’autres termes, l’information envers le public fait défaut, est insuffisante ou de piètre qualité; et les gens ne font pas de demandes de prestations, car ils en savent trop peu à leur sujet.

Nous avons également demandé à nos interlocuteurs pourquoi selon eux les gens qui réussissent à surmonter ces difficultés initiales et vont jusqu’au bout de la démarche de demande de protection sociale, ne parviennent pourtant pas à en bénéficier.

Le premier obstacle majeur mis au jour a été le manque de budgets alloués à la protection sociale. Dans certains pays, des individus qui ont droit aux prestations de protection sociale ne vont pas les toucher, car en raison de budgets insuffisants, tous les demandeurs ne pourront pas bénéficier de ce mécanisme. Pour le plan brésilien Bolsa Familia par exemple, on a fixé une limite de fonds publics disponibles, au niveau municipal. Une fois le quota fixé atteint, des familles se sont vu refuser l’accès à ce mécanisme, résultant de fait en un non-recours. D’autres obstacles concernent les barrières matérielles et technologiques, qui empêchent les individus de recevoir effectivement ces aides (par exemple des difficultés de déplacement, le fait de ne pas avoir de compte bancaire, de ne pas avoir les moyens d’accéder à internet), de même que l’absence, ou le flou des procédures permettant de contester une décision administrative de refus d’une demande.


Olivier De Schutter

Non-recours : à qui la faute ?

Bien que le non-recours soit très répandu, l’utilisation de ce terme reste largement confinée au monde académique. Dans le sondage que nous avons effectué auprès des institutions, experts et autorités gouvernementales, moins de la moitié des personnes interrogées connaissait cette expression. D’autres définitions existent de ces situations dans lesquelles des gens ayant droit à des prestations de protection sociale ne parviennent pas à en bénéficier, dont la « non-participation » ou la « non-inclusion », « l’injuste déni des droits et des prestations légitimes », ou encore la « privation de services ou plans de protection sociale ».

Pour commode qu’il soit, le terme « non-recours » peut être trompeur. En effet, le « non-recours » ou non-take-up en anglais a pour sens implicite que l’individu ne recourt pas à ses droits. Dans une certaine mesure, cela sous-entend que l’absence d’accès aux mécanismes de protection sociale est un choix délibéré, et que c’est donc l’individu qui en porte la responsabilité.

Ce qui m’amène à me poser la question de la responsabilité : à qui incombe la responsabilité de lutter contre le non-recours ?

Mon rapport se concentre – d’abord et avant tout, sur les obligations de l’État :

 « Le droit à la sécurité sociale, tel qu’il a été établi par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels4, a des incidences très concrètes : il implique l’obligation de prendre l’initiative d’informer les titulaires de droits des prestations auxquelles ils peuvent prétendre, de simplifier les procédures de demande de prestations, de financer suffisamment les programmes de sorte que toutes les personnes qui remplissent les conditions requises puissent en bénéficier, de lutter contre la corruption dans la prestation des services, de s’abstenir d’imposer des conditions ayant un caractère stigmatisant et humiliant et de mettre
en place des procédures de recours claires et accessibles permettant de rectifier les erreurs commises par l’administration. Le droit à la sécurité sociale ne se limite pas à offrir une protection sociale sur le papier : il doit se traduire par une couverture effective et un recours
aux droits dans la pratique. »

Or même si les gouvernements doivent garantir la performance, l’efficacité et l’égalité des programmes de protection sociale qu’ils élaborent et mettent en œuvre, ils doivent également, par évidence, y associer d’autres acteurs de la société pour atteindre ces objectifs. Plutôt que de travailler en vase clos, conseillés par de seuls technocrates et consultants, les gouvernements doivent apprendre des organismes de la société civile, et de personnes qui ont fait l’expérience de la pauvreté.

Les personnes en situation de pauvreté ont une connaissance précieuse de ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. En matière de droits, lorsqu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique, nous ne pouvons nous permettre de négliger cette connaissance.

Olivier De Schutter est le Rapporteur spécial des Nations-Unies sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté