janvier 18, 2021

Malaisie : L’indignité des autochtones

Linda Lumayag

Le terme malais « bumiputera » (« fils du sol ») désigne les personnes dont les ancêtres sont originaires de Malaisie. Mais un grand nombre de bumiputera – en particulier les autochtones non malais – sont apatrides car l’État ne reconnaît ni leur mariage ni leurs coutumes.


Pays multiethnique et culturellement diversifié, la Malaisie comptait, en 2018, quelque 32,4 millions d’habitants, dont 3,2 millions (soit 9,8 %) sont qualifiés de non-citoyens. Il s’agit de deux types d’apatrides : les indigènes apatrides de souche et les non-ressortissants entrés en Malaisie après l’obtention de leur indépendance de la Grande-Bretagne, en 1957. Ces derniers étaient principalement des réfugiés des Philippines et d’Indonésie. Ils ont d’abord obtenu le statut de réfugiés, puis sont devenus apatrides.

Les données officielles, ventilées par âge, sexe, groupe ethnique et nationalité, sont rares. Toutefois, à Sarawak, un des deux États de Malaisie orientale, dans la région principalement autochtone de Bornéo, on estime qu’en 2010, 66 000 personnes (sur une population totale de 2,6 millions) étaient considérées comme apatrides ou sans-papiers par le Département national de l’enregistrement. Dans toute la Malaisie, environ 200 000 personnes ont demandé la citoyenneté en 2018, mais on ne dispose d’aucune indication du nombre exact de demandes effectuées par des membres de la communauté indigène.

Les groupes indigènes représentent 11,8 % de la population partagée sur les deux parties de la Malaisie : la péninsule d’une part, et de l’autre les États de Sabah et Sarawak, situés sur l’île de Bornéo. Bien qu’ils vivent aujourd’hui dans l’État fédéral de Malaisie, les peuples autochtones ont traversé des expériences historiques coloniales et postcoloniales bien distinctes. Les structures étatiques qui ont été établies n’ont pas intégré le rôle du droit coutumier (adat) des peuples indigènes – non seulement en ce qui concerne les usages et les règlements, mais aussi quant à leur mode de vie : naissance, fêtes, funérailles, cérémonies et rituels de mariage, récoltes, utilisation des terres et autres – dont le mariage reste le plus spécifique.


La DHRRA, une initiative régionale d’aide juridique,
a déjà bénéficié à des milliers de personnes
via le processus de trois ans pour la naturalisation

En effet, dans l’adat des autochtones, le mariage est une affaire de communauté, habituellement célébré dans la maison longue (maison communale), en présence de membres de la famille, de parents et d’amis. Traditionnellement, aucun certificat de mariage n’était délivré, la cérémonie à laquelle assistait la communauté étant considérée comme suffisante. C’était particulièrement vrai dans les hautes terres, où l’accès aux institutions gouvernementales aurait nécessité du temps, de l’argent et de se familiariser avec le traitement des documents administratifs. Le mariage des enfants constitue aussi un cas particulier : en vertu du droit coutumier autochtone, le mariage d’enfants dès l’âge de 12 ans est acceptable. En droit civil, c’est interdit. Ce qui fait que la coutume peut entraîner une situation irrégulière.

Les enfants de couples qui se sont mariés conformément au droit coutumier et n’ont pas enregistré leur union auprès du service national d’enregistrement rencontrent des problèmes pour obtenir une carte d’identité, ou « IC ». Tout comme leur descendants. Sans cette carte, ces enfants sont privés de droits en matière de santé, d’éducation et d’accès à l’emploi, ainsi que de la possibilité de se marier et d’ouvrir un compte bancaire. D’autres problèmes viennent également se greffer. Par exemple, un homme autochtone ne peut légalement transmettre sa nationalité à son enfant si la mère est étrangère. Ou encore, une femme malaisienne (même indigène) ne peut pas le faire non plus si son enfant est né en dehors de la Malaisie.

Dans les années 1990, les tentatives du gouvernement de procurer une certaine forme de documentation (mais pas nécessairement la citoyenneté) à Sabah et au Sarawak se sont finalement transformées en outil politique au détriment des communautés autochtones. Le Premier ministre de l’époque, Mahathir Mohamad, avait conçu le « Projet IC » pour donner la citoyenneté aux réfugiés philippins, afin qu’ils puissent voter en faveur de sa coalition au pouvoir, le Barisan National. Avec l’espoir de remporter les élections à Sabah, qui était gouvernée par un parti d’opposition à ce moment-là. La communauté autochtone locale s’est fermement opposée à de telles mesures. Et la résistance se poursuit aujourd’hui, même si cette législation profiterait également aux populations indigènes en mettant fin à leur statut d’apatride ou de sans-papiers. En 2016, le ministère malaisien de l’Intérieur a créé le Comité spécial sur la citoyenneté pour le Sarawak et Sabah, organisme remplacé ensuite par un organe fédéral, pour accélérer le processus de légitimation des demandes de citoyenneté malaisienne. Le processus n’a toujours pas démarré.


Pas de papiers, pas de citoyenneté :
une règle fatale, surtout pour ceux
qui n’ont pas de tradition d’écriture

L’apatridie dans les communautés indigènes résulte directement d’un manquement au respect et à la protection des droits des peuples et de leurs pratiques traditionnelles. Ce qui les prive de leur dignité. Les jeunes autochtones apatrides, en particulier les adolescents qui migrent vers les villes du Sarawak, sont marginalisés car ils ne peuvent aller à l’école ou trouver un emploi officiel. Et leurs difficultés s’aggravent lorsqu’ils deviennent parents : le droit civil ne leur permet pas de se marier car ils n’ont pas les documents nécessaires. Tant que cela perdurera, les peuples indigènes seront systématiquement exclus de la société et invisibles.

Cette contribution est soumise à la licence de droit d’auteur suivante : CC-BY 4.0

L’article a été publié dans l’Atlas des apatrides en français, anglais et allemand.