mars 8, 2022

Pour une approche féministe de la santé globale

Carla Pagano

Depuis plus d’une décennie, l’évolution de la « santé internationale » en « santé globale » se traduit par la conceptualisation d’un système de santé universel capable d’améliorer les soins de santé universels primaires[1]. Or ce modèle semble ancré dans des rapports de force historiques, si l’on en juge tant par l’architecture décisionnelle de la santé globale que par les identités de ses partisans et de ses utilisateurs. Ces éléments sont en effet intrinsèquement liés aux rapports de force entre les genres et à l’intersectionnalité, dont la négation a pour effet d’occulter les différences dans les discours dominants sur la santé globale, qui dès lors, revêtent une dimension purement rhétorique.

Bien que la santé globale manifeste des visées égalitaires, comme en témoigne l’égale participation des pays à bas revenu, son développement est encore influencé par une dynamique coloniale. Des études récentes explorent la dynamique du pouvoir colonial dans le rôle des donateurs, des agences internationales, des établissements universitaires et des instituts de recherche en politiques de santé globale qui mobilisent des discours et des pratiques de déracialisation[2]. Un processus qui ne va pas sans dynamique conflictuelle du pouvoir[3].

Autrement dit, si la santé globale a pour objet d’insister sur l’autonomisation, l’égalité et notamment entre partenaires[4], le renforcement de la lutte contre les inégalités fondées sur le genre et les déterminants intersectionnels constitue un prérequis indispensable à la réalisation de cet objectif, non seulement entre les pays, mais aussi en leur sein.

Pourquoi intégrer le genre et l’intersectionnalité dans les enjeux de santé globale ?

Les questions de genre déterminent la manière dont notre vie est façonnée, ainsi que celle dont nous interagissons dans la société et dans l’environnement. Les caractéristiques genrées se conjuguent à d’autres déterminants sociaux croisés, tels le pays d’origine, l’âge, l’ethnicité, les croyances religieuses et les convictions politiques, le handicap, la citoyenneté, et l’état de santé, ainsi qu’à des facteurs sociopolitiques, comme la classe ou la race. Le genre et les déterminants sociaux croisés constituent les causes premières de l’inégalité sanitaire et des barrières aux soins de santé. Deux exemples peuvent être cités à ce propos : la sphère de la santé et des droits en matière sexuelle et reproductive, d’une part, la pandémie de Covid-19, d’autre part.

L’autodétermination de la santé reproductive implique que les individus, dans toute leur diversité, soient capables de décider de manière autonome de leur sexualité, de leurs soins de santé, de leur contraception et de leurs choix sexuels. À l’heure actuelle, la santé et les droits rattachés à la sexualité et à la reproduction ne sont une réalité que pour 55 % des femmes de la planète[5]. En effet, les normes de genre discriminatoires et l’inégalité des genres compromettent l’accès aux soins de santé sexuelle et reproductive et empêchent les gouvernements de promulguer des lois permettant de protéger la santé et les droits sexuels et reproductifs. Cette discrimination et cette inégalité sont également responsables de la violence de genre, véritable pandémie globale[6],[7] qui se manifeste par les mutilations génitales féminines et intersexes, le mariage des enfants et le mariage forcé[8]. Dans nombre de milieux, les personnes non-binaires, celles qui expriment des identités et caractéristiques sexuelles diverses[9], ou encore qui sont victimes du VIH/SIDA, connaissent une discrimination accrue dans le traitement par des professionnels médicaux et l’accès aux services médicaux7. Ces personnes, confrontées à des paradigmes sociaux et politiques qui les discriminent sur la base du genre, doivent pour l’essentiel leur visibilisation à l’action de la société civile, d’organisations internationales et de donateurs partageant les mêmes valeurs. Cela dit, il suffit d’un changement politique pour que le travail de ces acteurs et la santé des gens qu’ils soutiennent se trouvent en danger. C’est ce qui s’est passé, par exemple, en 2017, lorsque l’administration étasunienne a rétabli la Global Gag Rule[10], qui, soutenue dans le pays par le mouvement anti-choix d’inspiration conservatrice, a entraîné une coupe drastique des fonds alloués à la santé et aux droits sexuels et reproductifs, affectant par là même 32 pays et 53 projets de soins de santé dans le monde.

Lindsey LaMont / Unsplash

La pandémie de Covid-19 a souligné toute l’importance qu’il y avait à défendre l’égalité des genres sur le globe en faisant ressortir le « paradoxe de la santé des genres » à la lumière des multiples trajectoires (biologiques, sociales, économiques, mais aussi politiques publiques) modelant les inégalités de genre dans le domaine de la santé[11]. Les rapports de force basés sur les inégalités de genre et intersectionnelles se manifestent dans le monde entier dans les désavantages subis par les femmes, les migrants, les personnes de divers genres, les personnes en situation de handicap ou atteintes du VIH/SIDA du fait des politiques et pratiques de sécurité sanitaire globale[12]. Le Covid-19 a levé le voile sur le rôle des femmes dans la santé globale, elles qui accomplissent majoritairement les fonctions d’aides-soignantes (pour lesquelles elles ne sont pas rémunérées) ou de professionnelles de santé (cumulant une faible rémunération et des responsabilités limitées). La pandémie a par ailleurs exacerbé une violence conjugale déjà omniprésente et forcé les femmes à opter pour des palliatifs désespérés lorsque, cheffes de famille, elles disposent d’un revenu réduit, voire nul. Elle a aussi restreint un peu plus l’accès des femmes migrantes et réfugiées aux soins de santé et aux moyens d’existence, en particulier à celles laissées à l’écart de tout dispositif d’intervention ou des filets de sécurité sociale.

Pourquoi la santé globale ne peut-elle pas se passer du féminisme ?

L’absence de rupture complète de la santé globale avec ses origines coloniales entrave la capacité à corriger pour de bon les inégalités, et pour cause : sa première préoccupation est d’homogénéiser les systèmes de santé publique, au lieu de diversifier les services et les pratiques. La primauté des soins de santé doit être assurée par une décentralisation des services, l’abolition des hiérarchies liées au genre, et la reconnaissance de la diversité des besoins mais aussi des connaissances et des apports des femmes et des hommes, dans toute leur diversité, à la santé globale. Il conviendrait ainsi que les femmes et les membres de communautés distinctes possédant des compétences et connaissances spécifiques en matière de santé bénéficient de moyens supplémentaires en tant qu’agents de santé publique, au lieu d’être assignés implicitement à la fourniture de soins et à l’exécution de tâches domestiques restant invisibles et non rémunérées[13].

Pour un leadership transformationnel dans la santé globale favorisant l’égalité des genres

La recherche scientifique montre la prédominance des acteurs de pays à haut revenu dans les recherches et le leadership en matière de santé globale. Cette tendance se doit d’être inversée d’urgence : il convient que la recherche soit accessible à tous et que les méthodes servant à la valider, mais pas les connaissances, soient standardisées.

Le besoin se fait donc sentir d’un leadership féministe et inclusif promouvant une législation, des politiques et des programmes qui, en s’appuyant sur des données et des statistiques genrées fiables, améliorent les soins de santé pour tous en favorisant l’égalité des genres. Cela passe par le renforcement de la présence des femmes et des identités de genre non-binaires et diverses dans la prise de décision et les recherches sur la santé globale.

Pour un système de santé globale plus inclusif et plus sensible au genre

La société civile et les organisations de femmes forment des acteurs clés de la défense du droit à la santé. Leur inclusion dans la gouvernance comme dans les recherches sur la santé devrait donc être la norme. Entre autres exemples, Global Health 50/50[14] et Women in Global Health[15] sont des mouvements internationaux contribuant à la recherche et à la promotion de la diversité et de l’inclusivité de la société civile. Leurs initiatives ont conduit au renforcement de l’engagement de leurs membres en faveur de l’égalité des genres, passé de 55 % en 2018 à 79 % en 2021. Leur mobilisation s’articule autour de plusieurs axes : amélioration de l’égalité, de la diversité et de l’inclusion des genres sur le lieu de travail, lutte contre le harcèlement sexuel, organisation des congés parentaux, application de politiques de diversité et d’inclusion dans les organes de gouvernance.

De la santé globale à la santé planétaire

La pandémie à laquelle nous faisons actuellement face a mis à nu les nécessaires interrelations entre santé humaine, changement climatique et santé environnementale. Or les inégalités existant dans ces domaines frappent tout particulièrement les individus les plus vulnérables et les plus discriminés. Nous ne pouvons plus ignorer le fait que nous sommes inséparables de l’environnement que nous habitons. Ce que nous rappelle le mouvement écoféministe depuis plusieurs décennies, c’est que notre santé et celle de notre planète sont interdépendantes. Pour garantir simultanément des soins de santé et une justice sanitaire dignes de ce nom, il est donc peut-être temps d’opérer un nouveau basculement : celui nous faisant passer de la santé globale à la santé planétaire.

Carla Pagano est experte internationale spécialisée dans l’égalité des genres, la diversité et les droits humains dans les politiques publiques et la prestation de services, l’audit du genre et la société civile.

[1] Boyle C.F., Levin C., Hatefi A., et coll. Achieving a « Grand Convergence » in Global Health: modelling the technical inputs, costs, and impacts from 2016 to 2030. PLOS One. 2015.

[2] Chaudhri M.M., Mkumba L., Raveendran Y., Smith R.D. Decolonising global health: beyond ‘reformative’ roadmaps and towards decolonial thought. BMJ Global Health. BMJ Glob Health. 2021 ; 6(7): e006371. Publié en ligne en 2021.

[3] Rasheed Muneera A. Navigating the violent process of decolonisation in global health research: a guideline. The Lancet Global Health ; Volume 9, Numéro 12, E1640-E1641, décembre 2021.

[4] Kristy C. Y. Yiu, MSc, Eva Merethe Solum, MSc, Deborah D. DiLiberto, PhD, et Steffen Torp, PhD. Comparing Approaches to Research in Global and International Health: An Exploratory Study. Annuals of Global Health 2020 ; 86(1): 47. Publié en ligne en avril 2020. 

[5] Seuls 71 % des pays garantissent un accès aux soins maternels de base, 75 % assurent légalement un accès complet et égal à la contraception, 80 % possèdent des lois favorisant la santé sexuelle et le bien-être sexuel, et 56 % environ possèdent des lois et des politiques prévoyant une éducation sexuelle globale. Voir : FNUAP. État de la population mondiale 2021. Mon corps m’appartient. Revendiquer le droit à l’autonomie et à l’autodétermination.

[6] Editorial. Violence against women: tackling the other pandemic. The Lancet Public Health, Volume 7, Numéro 1, E1, 1er janvier 2022.

[7] En moyenne, 35 % des femmes ont été victimes de violences au cours de leur vie, et dans certains pays, la proportion s’élève à 70 %. Voir : Organisation mondiale de la santé (2019). Violence against women. Intimate partner and sexual violence against women. Evidence brief.

[8] Chaque année, plus de 4 millions de filles sont exposées à un risque de mutilation génitale féminine ; les données ne sont en revanche pas complètes pour les mutilations génitales intersexes.

[9] Par exemple, lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, intersexuelles, queers et autres identités (LGBTIQ+).

[10] La Politique de Mexico, également baptisée Global Gag Rule (« Règle du bâillon mondial »), prévoit de priver de financements étasuniens les ONG internationales ne pouvant certifier qu’elles s’abstiennent de fournir, de recommander ou d’orienter vers des services d’interruption de grossesse (même légaux en droit national) nécessaires pour sauver la vie de la mère et financés par d’autres fonds. Voir : https://www.ippf.org/global-gag-rule

[11] Bambra C., Albani V., Franklin P. COVID-19 and the gender health paradox. Scandinavian Journal of Public Health. Février 2021 ; 49(1): 17-26.

[12] Wenham C. Feminist Global Health Security. Oxford Scholarship Online. Mai 2021. DOI : 10.1093/oso/9780197556931.001.0001

[13] Sara E. Davies, Sophie Harman, Rashida Manjoo, Maria Tanyag, Clare Wenham. Why it must be a feminist global health agenda. Lancet 2019 ; 393: 601-03 

[14] Global Health 50/50

[15] Women in Global Health