Partager Twitter Facebook Email Copy URL
Dans nos sociétés actuelles, les questions monétaires sont parmi les plus difficiles à aborder. La monnaie n’est pas un outil neutre, comme l’affirment la plupart des économistes dominants. Elle est, au contraire, une réalité sociale complexe. Institution socio-politique reposant sur la confiance d’une collectivité et exigeant la garantie de l’État, la monnaie est pouvoir. Elle représente un attribut de la souveraineté nationale et le degré de maîtrise qu’un gouvernement choisit d’exercer sur elle reflète l’étendue de la souveraineté de son peuple.1
Il existe à l’heure présente dans le monde plus de 160 monnaies officielles distinctes, pour 195 pays reconnus par l’ONU. Quelques-unes d’entre elles circulent dans plusieurs économies à la fois, tandis que d’autres pays tolèrent la circulation simultanée de diverses monnaies. Malgré cette hétérogénéité, force est d’admettre qu’aujourd’hui, la plupart des États n’ont plus la maîtrise de leur monnaie – à l’exception frappante des États-Unis, qui se sont arrogés le « privilège exorbitant » de disposer de la devise-clé mondiale, utilisée internationalement comme réserve de valeur, unité de compte sur le marché externe du crédit ou numéraire de facturation des échanges et des cotations des prix des matières premières (biens alimentaires, ressources énergétiques…). Cette perte de contrôle sur la monnaie vaut bien sûr, par exemple, pour les pays qui ont choisi une devise étrangère en tant que monnaie nationale, comme l’Équateur, qui substitua le dollar au sucre à partir de l’an 2000, ou maints pays d’Océanie – ou encore les paradis fiscaux dans lesquels le billet vert est roi. Mais c’est aussi le cas, de manière certes moins radicale, de très nombreux pays du Sud, et même, quoique dans une moindre mesure, du Nord.
Certains gouvernements ont ainsi décidé de renoncer à leur monnaie nationale afin d’adopter une monnaie unique dans un espace monétaire régional plus vaste qu’ils ont intégré. On pense à plusieurs pays d’Afrique dont les États se voient empêchés de déterminer leur propre politique monétaire – et économique, plus largement. Durant des années, les économies des zones du franc CFA ont été désavantagées par l’appréciation de l’euro à la fois parce que leurs exportations de matières premières se libellent en dollar, à l’époque dévalorisé, et parce que l’ancrage du CFA sur l’euro, beaucoup plus fort, affecte la compétitivité et les marges de leurs entreprises. Ces États africains étaient dans ces conditions privés de recettes susceptibles de financer des projets de développement, alors que les entrepreneurs locaux rencontraient des difficultés pour investir et embaucher. Aujourd’hui, les gouvernements participant aux zones franc voient l’autonomie de leur politique monétaire considérablement réduite. Concrètement, ils ne disposent plus de souveraineté monétaire du tout : les instruments de la dévaluation ou des réserves de change, entre autres, leur échappent. Les décisions monétaires les concernant relèvent toujours à l’heure actuelle du Trésor français et de la Banque centrale européenne qui leur dictent ce qu’ils doivent faire en la matière. Dès lors, ne conviendrait-il pas de reconnaître que le franc CFA (désormais appelé « éco ») est une monnaie néocoloniale qui a survécu aux indépendances formelles et prolonge des relations de subordination vis-à-vis de l’ex-métropole coloniale taisant leur vraie nature, et qui, en tant que tel, se révèle totalement inadapté aux besoins réels des sociétés africaines ?
Mais on pourrait ajouter ici les États membres de la zone euro eux-mêmes. Par construction, les pays ayant adopté l’euro se voient interdire d’ajuster le taux de change de façon à résorber leurs déficits commerciaux. Ce rééquilibrage passe alors par une autre forme de dévalorisation, non plus externe, mais interne, à savoir : la compression des salaires domestiques. Elle se réalise le plus souvent par une austérité salariale, accompagnée du rognage permanent du pouvoir d’achat des revenus indirects (allocations sociales, pensions de retraites, etc.). Et le comble de l’absurde, ou du cynisme, est atteint lorsqu’au lieu d’être réinjecté en Europe – où, malgré des niveaux de vie moyens relativement élevés, les besoins sociaux sont manifestes –, le surplus d’épargne dégagé par l’Allemagne est placé sur les marchés financiers internationaux, principalement aux États-Unis pour servir à couvrir leurs déficits colossaux. Cette voie est perdante pour l’Europe.
On a également observé comment d’infimes hausses des taux d’intérêt aux États-Unis, suivies de légères appréciations du dollar sur le marché des changes, peuvent pousser à la catastrophe des économies ayant une monnaie nationale propre, mais dont les évolutions sont statutairement liées au cours du dollar. C’est ce qui se passa en Thaïlande, en Indonésie et aux Philippines, notamment, lors de la « crise asiatique » de 1997-1998 – une crise dont l’origine ne se trouve pas en Asie, mais sur le marché de l’argent étasunien. Ce choc a aussi frappé la Corée du Sud, pays le plus industrialisé parmi ceux touchés dans la région, mais dont le PIB a le plus reculé sous l’impact de la crise, et sans doute aussi parce que son gouvernement préféra maintenir le cap de l’orthodoxie néolibérale – le peuple sud-coréen paya ce choix au prix cher. À l’opposé, des expériences de réappropriation par l’État du pouvoir de décision politique sur la monnaie, conduites, non sans un certain courage, par des gouvernements d’orientations très différentes, ont néanmoins aidé des économies à se dégager du bourbier où elles étaient enlisées. À ce titre, la Malaisie mériterait attention. Le Vietnam résista plutôt bien ; et la Chine fit encore mieux.
Or, retrouver la souveraineté monétaire permettrait à l’État de réunir les conditions de réalisation du droit au développement[2]. Les graves désordres du système monétaire international appellent la modification des règles de son fonctionnement. Cela devrait passer par les remises en cause de l’hégémonie du dollar et de la suprématie des changes « libres ». Ce ne sont pas aux changes d’être libres, mais aux peuples, lesquels doivent pouvoir déterminer eux-mêmes, souverainement, leur voie de développement.
Parmi les transformations fiscales et monétaires nécessaires à l’édification d’un ordre mondial plus équilibré et juste, citons : i) la taxation internationale des grandes fortunes, des profits des transnationales et des capitaux financiers ; ii) la suppression des paradis fiscaux ; et iii) l’audit, la renégociation et l’annulation (massive) de dettes publiques extérieures.
Mais, c’est au plan national que doivent initialement être impulsés les changements, qui devraient tendre vers l’objectif de faire de la monnaie un bien public, c’est-à-dire dont la production et la gestion seraient publiques. Il serait alors envisageable d’orienter la politique monétaire vers la satisfaction des intérêts de toute la société, non d’une minorité de classes dominantes. Concentrons-nous ici sur trois mesures sans lesquelles un gouvernement ne peut envisager d’appliquer son droit au développement :
- D’abord, le pays devra se protéger grâce à des limitations à la mobilité internationale des flux de capitaux, c’est-à-dire établir un contrôle des changes, nécessaire pour éviter d’être déstabilisé par de brusques sorties de capitaux.
- Il faudra ensuite que les décideurs politiques représentants de la volonté populaire reprennent aux oligopoles financiers le contrôle de la Banque centrale et refondent son rôle pour répondre aux urgences sociales et environnementales. Pour mettre en pratique les orientations de la stratégie de développement, l’État doit pouvoir se financer, prudemment et à moindre coût, auprès de sa Banque centrale, sans recourir à la planche à billets (pour minimiser l’inflation), ni aux marchés internationaux (pour ne pas dépendre d’eux).
- Enfin, il s’agira de constituer un secteur bancaire national entièrement public, en intégrant activités de crédit, d’assurance et de finance. Ce processus devra aller au-delà d’une étatisation (limitée à une participation majoritaire de l’État, mais dans une société restant dominée par la finance) ou d’une nationalisation (qui conserve les critères de gestion capitalistes) pour devenir une véritable socialisation (expropriation des plus gros actionnaires des oligopoles bancaires et financiers, transfert intégral vers le secteur collectif et mise en place d’un contrôle citoyen). Si l’on prend au sérieux les impératifs de stopper la logique destructrice de la finance en mettant fin à la dictature qu’elle impose et de reprendre en mains les outils de la politique monétaire, c’est l’unique solution efficace, raisonnable et, à bien y réfléchir, démocratique.
L’impératif démocratique requiert que les peuples soient associés à ces discussions, ainsi qu’aux prises de décisions qui s’ensuivront. L’avenir n’aura pas le visage du monde meilleur tant souhaité aussi longtemps que nous ne serons pas en mesure d’imposer aux oligopoles bancaires et financiers l’obligation d’un contrôle public et participatif. Aucun progrès social, aucune avancée démocratique, aucune transition écologique ne seront possibles sans que les peuples ne parviennent à arracher leur monnaie des mains de la finance globalisée et à les placer sous leur contrôle souverain. L’appropriation commune de leur monnaie par les peuples conditionne la maîtrise de leur devenir collectif comme la réussite de leur stratégie de développement.
C’est à la condition d’oser défier le pouvoir de la finance, en réaffirmant la primauté du politique sur l’économie, en socialisant le système bancaire et en faisant de la monnaie un bien public, qu’il est concevable de rouvrir des marges de manœuvre pour la politique économique, de rebâtir une stratégie de développement efficace et d’inscrire cette dernière dans l’optique de construire des alternatives crédibles et rassembleuses, porteuses d’un dynamisme productif, de création d’emplois, de distribution de revenus, de progrès social, de participation démocratique, de coopération internationale, d’échange équitable, de souveraineté alimentaire et énergétique, de transition écologique, de développement durable, donc de perspectives concrètes qui permettent aux peuples de réaliser leur droit au développement.
Rémy Herrera est chercheur au Centre national de la Recherche scientifique (Centre d’Économie de la Sorbonne, Paris), collaborateur régulier du CETIM et auteur de livre La Monnaie : du pouvoir de la finance à la souveraineté des peuples, éd. CETIM, Genève, février 2022. La version anglaise de ce livre vient d’être publiée sous le titre “Money: From the power of Finance to the Sovereignty of the Peoples” par Palgrave Macmillan. Sa version allemande sera publiée prochainement par Springer.
[1]Cet article fait suite à la déclaration écrite soumise par le CETIM à la 51e session du Conseil des droits de l’homme.
[2]Reconnu par l’ONU comme un droit humain et consacré dans la résolution 41/128 de l’Assemblée générale du 4 décembre 1986, le droit au développement prévoit la participation et la contribution de tout un chacun et de tous les peuples « à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés ».