mars 9, 2022

Poutine, les Russes et la guerre en Ukraine

Jeremy Morris

Il est grand temps de reconnaître que le peuple russe ne se résume pas à son président autoritaire.


Un officier de la police russe arrête une femme tenant l’affiche « Je ne veux tuer personne » lors d’une manifestation non autorisée contre l’invasion militaire de l’Ukraine, le 6 mars 2022, dans le centre de Moscou, en Russie. Photo : Konstantin Zavrazhin/Getty Images

L’analyse de l’agression russe et de l’invasion de l’Ukraine met d’abord en avant, et c’est compréhensible, le chauvinisme revanchard et les prétentions de Grande puissance de l’élite russe, qui, à ce qu’il paraît, seraient largement partagés par la société russe. Même si les approches constructiviste et néoréaliste produites par la recherche politique et géopolitique sont valables, je voudrais prêter ici attention à un aspect à la fois plus large et plus restreint. Il s’agit de la question de la place de la Russie en Europe, jugée hors de propos depuis 1989, et du manque d’intérêt troublant des Européens, et notamment des chercheurs européens, pour les Russes eux-mêmes.

Mon propos s’articule en trois points. Premièrement, la société russe est diverse, et si les attitudes envers la guerre sont complexes, elles ne sont guère revanchardes ou néo-impérialistes. Deuxièmement, l’incrédulité de l’Occident quant à l’« absence » de résistance à la guerre en Russie montre notre ignorance de la nature de l’État autoritaire. Troisièmement, et pour finir, nous devons résister à la tentation d’attribuer une culpabilité et d’imposer une punition toutes deux collectives, et éviter tout autant les trop fréquentes conclusions sociologiques au « déficit d’information » et d’éducation des partisans des actions de Poutine en Russie.

Définir qui est (et qui n’est pas) « européen ».

Il est donc compréhensible que l’on s’attarde sur les combats en cours en Ukraine, mais le conflit prouve lui-même le fait que « la Russie a perdu l’Ukraine » (constat assez répandu dans la pensée géopolitique russe) il y a longtemps, plus précisément en 2004, voire peut-être dès 1989, lorsque les Soviétiques ont autorisé en Ukraine le mouvement civil et politique baptisé Rukh.

L’Ukraine est une nation européenne, et depuis longtemps, un État européen. Mais cela vaut aussi pour la Russie. Or rares sont ceux qui sont prêts à en prendre acte. Notre réflexion étant toujours ancrée dans la Guerre froide, nous pensons qu’il est juste et naturel que le plus grand pays d’Europe par la population et la superficie ne s’inscrive pas dans le ‘projet européen’.

Sans entrer dans les détails de l’échec du Partenariat oriental, qui prévoyait l’intégration graduelle de certains anciens États soviétiques et reflétait d’ailleurs lui-même l’(auto-)exclusion de la Russie du champ des possibles, l’UE s’est accommodée de faire abstraction des 110 millions de Russes (en mettant de côté la Sibérie et l’Extrême-Orient). Certes, elle ne voit aucun mal à accorder des visas dorés aux dizaines de milliers de millionnaires en dollars ; mais le fait que les relations bilatérales soient sporadiques dans le domaine de l’enseignement (cf. le nombre de bourses octroyées) et qu’un salarié moyen ait peu de chance d’obtenir un visa Schengen de plus de deux semaines fait paraître son engagement pour ce qu’il est : négligeable.

Quelle a été l’une des premières réponses des Tchèques à l’invasion russe ? Une proposition de punition collective, suggérant le bannissement des citoyens russes de Schengen. De même, nombreux sont mes collègues chercheurs qui se sentent bien en Europe à écrire et signer des lettres appelant les communautés intellectuelles à exclure complètement les Russes.

Bien entendu, les dirigeants russes ont eux aussi largement profité de la situation prévalant jusqu’à maintenant, Poutine se rendant dans sa résidence en Espagne, tandis que ses idéologues et leurs enfants acquéraient des logements permanents en Italie ou au Royaume-Uni. Et dans les pays européens, ce sont des pans entiers de la classe politique qui se sont compromis en acceptant de fermer les yeux sur l’autocratie russe en échange d’argent. Le consensus silencieux consistant à autoriser les produits de la corruption russe à alimenter les flux de capitaux vers l’Occident est une forme de connivence qui n’a pas échappé à la plupart des Russes, dont la richesse nationale est détournée depuis plus d’une génération.

Peut-être est-ce d’ailleurs là le vrai ressentiment dont nous devrions parler. À la différence de l’intelligentsia anglophone et des nouveaux riches, ces « autres » Russes sont les seuls (avec les Serbes) à être restés « pas vraiment Européens », ne méritant ni mention ni intérêt. Ce sont pourtant ceux qui pompent notre pétrole et notre gaz et extraient les métaux. Il n’existe pas d’instrument bilatéral UE-Russie entrevoyant les relations autrement que par le prisme du commerce ou de l’économie, ce même en dépit de la promotion d’un concept de « libertés » au moins partiellement sociales ou individuelles au sein du bloc.

Reconnaître la résistance russe

Si Boris Eltsine a accédé au pouvoir, c’est en profitant notamment de l’occasion que lui offrait le refus historique de reconnaître les Russes comme des sujets politiques, constitutifs d’un État-nation. Et une fois encore, nous autres Européens avons été bien contents de le soutenir, même lorsqu’il a subitement fait volte-face et créé l’État autoritaire et revanchard que nous connaissons aujourd’hui. Comme le note Viacheslav Morozov, malgré la création de la Fédération de Russie, différents peuples, et notamment les Russes ethniques, se voient toujours dénier toute subjectivité politique au sein d’un « Empire subalterne ».

La Russie occupe le no man’s land séparant le centre « civilisé » de la périphérie orientalisée. Elle est doublement oppressive, chez elle comme à l’étranger. Mais ses habitants se trouvent victimisés une troisième fois quand nous projetons nos fantasmes libéraux dérivés de la théorie des mouvements sociaux sur les possibilités d’un « bon » changement de régime. Nous châtions et jugeons inaptes ceux qui ne sont pas disposés à se détruire par un étalage de vertu symbolique. Pour nous, il suffit d’un clic de souris. Pour eux, cela signifie perdre son emploi, sa place à l’école, sa citoyenneté, sa vie.

La Russie elle-même, siège d’énormes forces centrifuges et centripètes agissant les unes contre les autres dans un silence assourdissant, est aussi marginalisée par notre focalisation sur les élites politiques. Les Russes constituent pour l’essentiel un « vide » dans l’imaginaire européen, un contrepoint à notre plénitude. Nous sommes supposés jouir d’une société civile, d’une sphère publique délibérative, d’institutions et de traditions démocratiques. La Russie, elle, n’a apparemment rien de tout cela, quand bien même, à l’heure où j’écris ces lignes, plus de 8 000 personnes ont été arrêtées pour avoir protesté ouvertement contre la guerre en Ukraine (comportement équivalent à une « trahison »). Néanmoins, des ONG informelles mettent en place une solidarité sociale et apportent une aide juridique aux prisonniers politiques.

Il convient de souligner qu’en Russie, la vie quotidienne est incompatible avec l’exercice d’une opposition massive au régime et aux élites politiques, car les espaces de construction d’une solidarité capable de permettre le renforcement et le maintien d’une telle résistance sont fermés. Les Ukrainiens et les autres nations d’Europe orientale victimes des crimes historiques russes et soviétiques ressassent aujourd’hui des discours maintes fois entendu, en reprochant l’absence d’action visible aux Russes ordinaires, qu’ils tiennent pour complices. Il s’agit là d’arguments rebattus que l’on retrouve aussi chez les tenants de l’antiracisme. Blâmer et punir les gens qui sont opprimés. Est-ce que cela contribue à faire émerger une solidarité ? Nous savons bien que non.

Partout, même en Ukraine, les Russes usent au quotidien d’une tactique préfigurative pour tenter de devenir des sujets politiques. Un pilote de char qui vidange son réservoir de carburant l’hiver sur une route aux abords de Kharkiv ne fait pas uniquement un acte intéressé : il s’affirme comme pensant différemment des forces qui nous contrôlent. Jacques Rancière voit dans cette politique un processus de subjectivation.

En outre, nombreux sont les soldats russes à avoir été forcés d’entrer dans l’armée par la violence ou la ruse. Rien qu’en Russie, la population vit dans un État autarcique obsédé par sa sécurité et où les conditions de vie se sont nettement détériorées depuis l’annexion de la Crimée par Poutine en 2014. David Harvey, qui écrit pour Focaal, insiste sur l’humiliation économique et morale endurée par le peuple russe dans les années 1990, et son exclusion des institutions internationales au prix de sa profonde paupérisation. Comme le fait remarquer Tony Wood en réponse, il est dangereux de psychologiser l’humiliation, dans la mesure où cela peut être interprété (à tort) comme une justification de l’agression russe.

Mon travail ethnographique en Russie cherche à faire la lumière sur les divers pouvoirs d’agence, la fabrique du monde et la pensée politique critique chez les gens ordinaires. Nous en voyons à présent la traduction en Russie dans le dégoût généralisé pour son élite belliciste, comme l’illustrent les manifestations massives contre la guerre. Pour autant, la question « sociale » est plus compliquée : nous avons là une population démoralisée et économiquement épuisée dont la première préoccupation est avant tout de joindre les deux bouts, tenue qu’elle est dans une étroite servitude par une élite prédatrice. Le « mode mineur » de résistance et l’action soustractive sont probablement ce que l’on peut espérer de mieux par les temps qui courent, bien que l’éducation politique porte ses fruits chez les travailleurs précaires. Il ne faut pas s’illusionner sur la possibilité d’une mobilisation de masse dans la Russie de 2022.

Construire la solidarité au-delà de la nationalité

Pour l’Ukraine comme pour la Russie, la difficulté est de savoir comment entreprendre une action collective contre le même agresseur. À ce jour, les Ukrainiens sont en train de donner une leçon de solidarité autant que de résistance. Reste le problème de notre reconnaissance conditionnelle et déterminante de l’européanité. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une politique préfigurative qui reconnaisse et incarne les principes et idéaux communs indépendamment de la nationalité. De contre-institutions, d’anti-hiérarchies, et d’une solidarité internationale incarnée : et là, nous en revenons aux meilleurs travaux de Rosa Luxemburg, dont la position éthique proclamait la valeur universelle de tous les peuples dans une ère d’États captés par une élite et d’inégalités mondiales.

Mais déjà, on s’empresse de mettre l’accent sur la prétendue inadéquation civilisationnelle de la Russie et des Russes. Venue de nulle part, une meute de journalistes, de chercheurs et de soi-disant penseurs qui se contrefichaient des Ukrainiens et des Russes jusqu’à la semaine passée s’emploient à présent à canaliser Thanatos tout en préconisant une Troisième Guerre mondiale. L’arrogance des décisions consistant à définir qui est Européen, et en quoi ils nous conviennent en tant qu’Européens, explique en partie que nous en soyons arrivés là. Supposer que la dictature implique le consentement, l’acceptation forcée ou le syndrome de Stockholm, c’est s’éviter à peu de frais de se confronter à la condition de nos collègues Européens de Russie, État profondément incohérent qui n’a pas atteint sa majorité.

Les Ukrainiens ne sont pas des « superhéros » défendant la civilisation contre la barbarie : ils luttent pour l’auto-détermination face à un agresseur revanchard, un État autoritaire. Peut-être, néanmoins, perdront-ils ce combat, ou leur lutte se dissoudra-t-elle dans un conflit mondial. La majorité des Russes ne sont ni des dupes passifs, ni des chauvins nostalgiques.

L’« erreur » sociologique commise ici est similaire à celle faite sur l’identité de classe des partisans de Trump en 2016. Les plus farouches défenseurs du néo-impérialisme se recrutent aussi bien chez les Russes « cosmopolites » et aisés que chez leurs autres concitoyens. Ce sont des « racistes sociaux » chez eux, qui n’hésitent pas à traiter leurs compatriotes de « bétail » et de « moutons ».

Ce qui manque toutefois au tableau, c’est la position de la grande majorité des gens paupérisés, qui sont au pire « moralement indifférents » à ce qui se passe, tout comme la plupart d’entre nous le sommes aux nombreux conflits dont les États occidentaux sont responsables. Mais surtout, ils sont contre la guerre par principe. Que ce soit par leurs travers ou leurs souhaits d’une vie meilleure, les Russes se distinguent à peine des futurs peuples postcoloniaux de France et d’Angleterre et ont plus en commun avec les citoyens des États-Unis qu’aucune des deux nations ne veut bien l’admettre.

Jeremy Morris est chercheur à l’Université d’Aarhus (Danemark). Ses travaux portent sur les relations au travail, l’économie politique, et l’expérience vécue des peuples de Russie, d’Ukraine et d’autres pays depuis l’écroulement de l’Union soviétique. Il est l’auteur de l’ouvrage intitulé Everyday Postsocialism, publié chez Palgrave en 2016. Il anime le blog www.postsocialism.org, où il rend compte de l’actualité russe dans une perspective sociologique.