septembre 9, 2021

Qu’est-ce qui rend les gens malades

Eva Wuchold, Jan van Aken, Kathrin Gerlof

Eva Wuchold et Jan van Aken évoquent la dimension sociale de la santé et de la maladie


Début 2021, la Fondation Rosa Luxemburg a lancé un nouveau projet sur les questions de santé mondiale. Cela fait maintenant plusieurs années que la fondation travaille sur le sujet en Allemagne, et plus spécialement sur les luttes et les grèves menées dans les hôpitaux (et d’autres lieux de soins), la critique de l’économisation et de l’orientation du secteur de la santé vers le profit, les questions relatives à la planification axée sur les besoins et aux compétences réglementaires au niveau de l’État, la demande de resocialisation et le retour de cliniques privées dans le giron du secteur public, ou encore la digitalisation des services de santé. Depuis la Covid-19, si ce n’est avant, il est devenu évident qu’il nous faut également adopter un point de vue plus global sur l’équité en santé.

Le projet est piloté par le Bureau genevois de la fondation, à portée de vue de l’OMS, où sont aussi traitées en ce moment des problématiques globales, telles l’influence croissante des philanthrocapitalistes comme Bill Gates. Depuis sa fondation, le Bureau de Genève cultive un intérêt tout particulier pour l’action au service des droits sociaux mondiaux. Pour en savoir plus sur le projet et les idées le sous-tendant, Kathrin Gerlof a échangé avec Eva Wuchold, membre du Bureau de Genève, et Jan van Aken, l’un des coordinateurs du projet.

Ce dont il faut bien prendre conscience, c’est de la dimension sociale, si centrale dans le problème de la santé. Pourquoi a-t-on perdu de vue le lien entre la santé mentale et physique et les conditions de vie, qui était pourtant très présent dans les luttes sociales du 20e siècle ?

JvA : La prise de conscience du fait que les conditions sociales sont étroitement liées à la santé est évidemment ancienne. Elle était déjà effective au dix-neuvième siècle. Les épidémies, en particulier, ont appris aux gens que la pauvreté n’était pas sans rapport avec la maladie et y conduisait souvent. Ce constat s’est brutalement imposé dans les esprits pendant les années 1960, à une époque où tout était vu comme politique, y compris la sphère privée. La santé était alors envisagée en des termes davantage politiques.


En Allemagne, le Kongress Armut und Gesundheit (Congrès Santé et Pauvreté) se réunit toujours chaque année. Le problème se situe donc à ce niveau, la grande question étant : pourquoi le grand public n’en est-il pas conscient ? Je crois que cela a à voir avec le capitalisme. Toute l’industrie de la santé, ici en Allemagne, et plus largement en Europe et dans le monde, repose sur des produits commerciaux. Mais un changement de conditions sociales, ça ne se vend pas. Une meilleure hygiène, ça ne se vend pas non plus. L’accent est mis sur de nouveaux produits et services qui peuvent être transformés en argent.

Pour nous, c’est à la fois là que commence et s’arrête la santé. La pauvreté n’a pas sa place dans ce raisonnement. Ce qui est intéressant, c’est de voir que, même s’il est clairement apparu qu’à New York, le taux de mortalité pendant la pandémie de Covid-19 a été largement supérieur dans les quartiers pauvres de la ville, il a fallu pas mal de temps pour qu’un lien soit établi. Les conditions de vie et de travail y sont plus difficiles, il y a davantage de pauvreté, mais au début, les gens pensaient encore que cela avait peut-être un rapport avec une prédisposition génétique. Or beaucoup de scientifiques ont tout simplement fait abstraction des conditions sociales. C’est fou.

EW : Comme l’a dit Jan, les études confirment depuis longtemps l’influence du statut social sur la santé et l’espérance de vie. C’est pourquoi des organisations internationales comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation internationale du travail (OIT) ont dit que le démantèlement des inégalités de santé (à la fois entre et au sein des pays) ayant des déterminants sociaux devait constituer un objectif majeur. L’expression « déterminants sociaux de la santé » renvoie ici aux facteurs non-médicaux qui influencent les résultats obtenus en matière de santé. Elle englobe les conditions dans lesquelles les gens naissent, grandissent, travaillent, vivent et vieillissent, de même que le vaste spectre des forces et des systèmes qui modèlent l’ensemble des conditions de la vie quotidienne.

L’OMS a déjà décrit l’inégalité considérable des chances des gens dans la vie selon l’endroit où ils naissent : c’était en 2008, dans son rapport intitulé Combler le fossé en une génération : instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé. Dans les pays combinant tous les niveaux de revenu, la santé et la maladie suivent un gradient social : plus vous descendez dans l’échelle socioéconomique, plus la santé des individus se dégrade.

De ce point de vue, la solution au problème est évidente : en défaisant les inégalités matérielles, on se donne la possibilité de surmonter les inégalités de santé. Si ce constat a été perdu de vue par les mouvements sociaux ces dernières décennies, c’est qu’il y a peut-être aussi une relation avec le fait que la situation des systèmes de soins est très inégale dans le monde, et que les enjeux de la lutte sociale varient en conséquence. Dans certaines régions, l’objectif est de créer un système assurant la fourniture de soins de santé primaires, dans d’autres, c’est l’introduction d’un régime public d’assurance maladie, quand ailleurs, la tendance est à la privatisation des établissements de santé publics.


Le système de santé malgache étant mis à rude épreuve par la pandémie de COVID-19 et les écoles étant fermées, la santé, l’éducation et le bien-être général de la population malgache sont de plus en plus menacés. Alors que la pandémie frappe de plus en plus de pays, le Groupe de la Banque mondiale et d’autres organisations se mobilisent pour apporter un soutien immédiat afin que les ressources parviennent rapidement aux premières lignes de la lutte contre cette maladie.
Photo : Flickr/World Bank / Henitsoa Rafalia, CC BY-NC-ND 2.0

Dans le monde entier, les gens prient pour la santé ou la souhaitent comme si elle était un don ou une question de chance. La dimension sociale de la santé n’est pas profondément ancrée dans la conscience des gens. En quoi consiste-t-elle ?

EW : Malgré de nombreuses études scientifiques, l’intérêt des chercheurs pour cette question reste marginal et insuffisant. Peut-être l’une des raisons de la si grande difficulté à attirer l’attention sur la dimension sociale de la santé tient-elle à l’absence de définition claire de la pauvreté. En général, une distinction est opérée entre la pauvreté absolue, qui menace l’existence physique des individus, et la pauvreté relative. Les tentatives effectuées pour définir la pauvreté relative dans les pays industrialisés font la plupart du temps référence aux ressources financières des personnes (pauvreté de revenu).

Pour autant, la référence explicite au revenu ne reflète pas exactement la complexité de ce statut social. La pauvreté est un phénomène multidimensionnel dans le sens où elle implique un certain nombre d’états de privation, notamment pour ce qui concerne le logement, l’éducation, le travail, les conditions de travail, le revenu, et l’accès à une infrastructure technique et sociale. La dimension sociale de la santé s’avère donc complexe au bout du compte.

JvA : Ce que je comprends d’abord à ce concept, c’est que ce sont les conditions sociales qui font qu’une personne est ou non en bonne santé. Cela est vrai même lorsque nous présupposons un concept classique de la santé : je n’ai mal nulle part, je n’ai pas de fièvre, je suis en bonne santé. La dimension sociale pose la question de savoir quelles conditions sont responsables de la maladie. L’OMS nous le dit, d’ailleurs : l’injustice sociale tue à grande échelle.

L’interprétation néolibérale propose une vision assez simple : l’être humain est libre. Il incombe par conséquent à chaque personne de prendre soin de sa santé. En fin de compte, l’idée est de rendre le champ de la responsabilité sociale le plus étroit possible, et celui de la responsabilité individuelle, le plus large possible. Le but étant ici de transférer à l’individu la tâche de reproduction de sa force de travail, qui génère la plus-value. Mais si l’on parle de dimension sociale de la santé, il faut aussi parler de responsabilité sociale. Qu’en est-il précisément ?

JvA : Qu’est-ce qui, à notre avis, fait que les gens sont en bonne santé ? On peut penser qu’actuellement, beaucoup de personnes répondraient à cette question en réaffirmant par exemple leur confiance dans les produits médicaux, proposés par les industries pharmaceutiques et des soins de santé. Dans des services qui sont à vendre. Mais tout le reste est écarté. La responsabilité sociale consiste, pour commencer, à poser la question de l’origine de la maladie. L’obésité, par exemple, est liée à la mauvaise nutrition, à ces énormes quantités de sucre et de graisses présentes dans les aliments de la restauration rapide, qui, en plus, sont consommés par des gens des couches sociales inférieures, mais qui les rendent malades.

Donc, si l’on veut faire quelque chose pour la santé à l’échelle globale, il faut commencer par s’attaquer à des problèmes comme celui-là. En interdisant certains types d’aliments qui rendent malade, par exemple, ou au moins en limitant la teneur en sucre, en matière grasse ou en autres poisons. Or c’est aujourd’hui mission quasi-impossible, dans la mesure où ça entre en complète contradiction avec les intérêts du système capitaliste.

Pour être socialement constructive, une politique de la santé devrait en effet systématiquement se pencher sur les causes de la maladie, et supprimer celles qu’il est possible d’éradiquer. Mais la question n’est jamais posée en ces termes, car les réponses feraient trembler le capitalisme sur ses bases. Les pauvres se trouveraient tout à coup à vivre dans de meilleurs logements, mais pour cela, il faudrait des salaires plus élevés, ce qui réduirait les bénéfices. Il n’y a pas besoin de pousser le raisonnement bien loin.

EW : Pour moi, il ne fait aucun doute que la santé est un bien public. Mais malheureusement, Jan est dans le juste : même si les connaissances accumulées à l’échelle globale sur la santé n’ont jamais été aussi complètes, elles entrent clairement en conflit avec de puissants intérêts économiques particuliers. Et c’est précisément ce qui ne va pas dans le système de santé d’aujourd’hui. Ces dernières décennies, il a petit à petit été découplé d’une économie orientée vers le bien commun et soumise au principe de la compétition capitaliste. Mais cela fait partie de l’essence du capitalisme de produire systématiquement de la pauvreté, et pas seulement de la richesse.

Depuis que la croissance a pris fin dans les années 1970, la valorisation du capital est de plus en plus basée sur l’expropriation de biens communs. De plus en plus, ce que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont mis en place pour les pays du Sud, à savoir le démantèlement de l’infrastructure sociale, est exigé de la même façon par les conseillers économiques pour les établissements de santé des pays du Nord.

Avant la pandémie de Covid-19, rares étaient les voix à continuer de débattre de la « santé publique » : au lieu de cela, la santé était vue comme un marché en expansion. La priorité était au bénéfice pour les investisseurs, pas pour les patients. Ces dernières décennies, les prestataires de services de toute nature, en particulier dans l’industrie pharmaceutique, ont insisté pour que soit ignorée la dimension sociale de la politique de santé et privilégiée la prise en charge des maladies.

Le fait que vous vous focalisiez autant sur cette thématique dans une perspective de gauche, pour ainsi dire, s’explique donc par un déficit. Jusque-là, trop peu d’intérêt lui était accordé. La santé était vue comme une « contradiction secondaire », sachant que la contradiction primaire, elle, était toujours considérée comme se situant ailleurs. Pourquoi ça ? Après tout, la santé est une question si fondamentale. Elle concerne chaque individu, qu’elle touche au plus profond de son être.

EW : Je pense que dans la société, la gauche s’expose depuis longtemps à l’erreur que nous venons de décrire, à savoir que la question de la santé est associée aux maladies, et que les spécialistes des maladies sont ceux qui la connaissent le mieux. Ici aussi, la dimension sociale est mise de côté. À plusieurs moments, la gauche a fait de l’accès à tel ou tel médicament, ou de la production de médicaments génériques, un enjeu à part entière, mais pas le système dans son ensemble. Peut-être est-ce pourquoi il n’a été possible de se retrouver à l’échelle mondiale que sur certains points précis, comme par exemple le HIV/SIDA.

En 1978, l’OMS a déclaré que la réalisation de « La santé pour tous en 2000 » était son objectif. Ce dernier a été très largement manqué, et il a malheureusement fallu la pandémie de Covid-19, et surtout le nombre élevé de décès en Europe et aux États-Unis, pour que la question du système de santé devienne si pressante, notamment pour l’aile gauche de la société. Certains problèmes particuliers, tels que les conditions de travail du personnel infirmier, ont bien été abordés de temps à autre, mais pas de manière continue.

JvA : Évidemment, il y a beaucoup de questions de santé pour lesquelles les gens se mobilisent. Par exemple, celles en lien avec l’accès aux médicaments : pensez à la campagne contre le sida dans les années 1980. Mais pourquoi le mouvement n’est-il pas plus large ? C’est ce que nous nous demandons aussi, et ce de quoi nous avons parlé avec pas mal de personnes. Une réponse que nous avons entendue assez fréquemment, c’est que les mouvements naissent avant tout dans le secteur de la santé quand les gens sont directement concernés. Lorsque la campagne est gagnée et le problème résolu, les mouvements disparaissent à nouveau. Le sida, décrit à l’origine comme la « peste gay », en est un bon exemple : ceux qui en souffraient étaient victimes de discrimination. Puis des gens se sont mis à lutter dans le monde entier pour que les individus qui en étaient atteints ne soient pas stigmatisés et aient accès à un traitement. Cela a donné lieu à une campagne, couronnée de succès.

C’est pareil dans les autres cas. La plupart des gens avec lesquels nous avons parlé ne pensent pas qu’il y aura un mouvement social large et soutenu autour de la santé. Pour eux, la question est plutôt traitée lorsqu’elle présente un rapport avec une autre problématique. On sent cela, par exemple, quand il est question du changement climatique. Le fait que le changement climatique rende les gens malades est un problème. La santé n’est qu’un compagnon de voyage, pourrait-on dire.

S’agissant de la gouvernance mondiale de la santé, vous faites un lien explicite entre la démocratie et la production des structures décisionnelles au-delà du secteur privé. En quoi la démocratie a-t-elle à voir avec la santé ? Ou, pour préciser un peu la formulation : la démocratie est-elle un prérequis à une bonne santé ?

EW : Je trouve que le débat sur la démocratisation des systèmes de santé est très important compte tenu de ce que nous avons dit au sujet de leur capitalisation. Ces dernières décennies, les intérêts du capital ont été au centre des discussions concernant l’évolution des systèmes de santé. L’accent a été mis sur la rentabilité, et non sur la qualité des soins dispensés au patient, non plus que sur les intérêts du personnel des établissements de santé, d’ailleurs.

La conséquence, pour moi, c’est le besoin de démocratisation et de participation du personnel et des patients à la prise de décision en matière de politique de santé. La santé est un droit humain : pour qu’il se réalise, c’est la santé des gens qui doit constituer la préoccupation majeure orientant la politique de santé, et non le taux d’occupation des lits, le respect des budgets cliniques ou les bénéfices des entreprises pharmaceutiques. Cela veut dire qu’il faut que les patients et les personnels aient voix au chapitre dans la prise de décision institutionnelle, et plus généralement, que nous en consolidions les droits.

JvA : C’est difficile. Pour commencer, le lien n’est pas nécessaire. Ce que nous voulons dire, c’est que, lorsqu’on a une rupture sociale et qu’on veut faire adhérer les gens à quelque chose de nouveau (par exemple, la démocratie), la santé est un bon moyen d’approche, et important, qui plus est. Elle concerne tout le monde, ce qui fait qu’il est possible de construire des alliances.

Pour moi, cela aussi est surprenant, même si ce n’est pas une coïncidence. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Organisation mondiale de la santé a été la première sous-organisation de l’ONU à être créée, parce que la santé était vue comme quelque chose qui regroupait les gens dans une communauté. Et il existe beaucoup d’exemples qui montrent qu’au lendemain d’un conflit, la mise en place d’un système de santé est un bon moyen de faire se rassembler à nouveau les individus. Ce n’est pas directement lié à la démocratie. À Cuba, on est en présence d’un système de santé qui fonctionne globalement bien, en dépit d’un financement médiocre et d’un déficit démocratique.

Il doit y avoir la volonté politique d’y consacrer des ressources publiques massives, ce qui, ensuite, contribue à forger les liens sociaux. C’est ce qu’a décidé de faire Cuba en dépensant une part importante de son budget public pour la santé. De même, notre collègue du Bureau londonien de la Fondation Rosa Luxemburg a écrit qu’au Royaume-Uni, le NHS (National Health System) est sacré. Sur certaines voitures, on voit des autocollants « I love the NHS ». Qui ferait cela ici ? Là-bas, c’est toujours un pilier de l’identité des individus.

Est-ce que ça signifie que la santé est une bonne solution pour forger des communalités dans les mouvements sociaux mondiaux ? Qu’elle fait naître une solidarité ?

EW : Je pense vraiment que la santé est un enjeu vers lequel on peut faire converger les mouvements sociaux de gauche. Mais pour cela, il faut d’abord analyser ce que sont exactement les problèmes.

Comme nous l’avons dit, d’un côté, l’objectif est de bâtir des centres de santé publics qui soient en mesure d’offrir les services nécessaires dans le cas où les gens tombent malades, mais de l’autre, il s’agit aussi de créer les conditions économiques, sociales et culturelles qui font qu’il est possible pour les individus de développer leur propre potentiel de santé.

Ensuite, il y a d’autres facteurs qui doivent être pris en considération, par exemple les effets du changement climatique sur la santé humaine : il suffit de penser aux plus de 50°C récemment enregistrés au Canada. La situation et les problèmes sont partout différents, mais il est certainement possible de trouver quelques dénominateurs communs.

JvA : C’est évident, parce que chaque personne est concernée. On peut s’appuyer sur ce genre de consensus. Et il existe aussi de bons modèles pour cela : aux États-Unis, le mouvement des Black Panthers a ainsi commencé par lancer des projets de santé sous le slogan « No justice, no health ». On entre ici dans le vif du sujet. Les mouvements de gauche ont d’ailleurs souvent été attentifs à cela dès le départ.

Les intérêts capitalistes sont étroitement liés à la santé. La santé est un marché. Les personnes en bonne santé peuvent se vendre sur le marché et assurer une plus-value qui génère des bénéfices. Qu’existe-t-il comme délibérations, exigences ou plans permettant de définir un processus de démocratisation face à cette négation des droits humains ? Qu’est-ce qui doit précisément être démocratisé ?

JvA : C’est là la question cruciale. Ici en Allemagne, en Europe, les élites au pouvoir ne sont pas prioritairement intéressées par la « santé », mais par la capacité à travailler. Une bonne partie de la médecine se définit par ce principe, par l’objectif de maintenir la force de travail. Tant que vous pouvez travailler, vous êtes considérés comme étant en bonne santé. Mais il ne s’agit pas de la santé telle que nous l’entendons.

EW : Les conséquences de la restructuration néolibérale du système de santé ont été drastiques : les carences du secteur en matériel, en organisation et en personnel, la lourde charge de travail des hôpitaux et des centres de soins, l’impossibilité de répartir les coûts d’une manière qui soit compatible avec la solidarité, l’inégalité d’accès aux soins (santé à deux vitesses), l’existence de comités décisionnels dépourvus de tout caractère démocratique, surtout dans le privé, la priorité donnée à des critères financiers axés sur le bénéfice au détriment de la santé de la population, et enfin, l’individualisation de la responsabilité de la santé de chaque individu, typique du capitalisme. Toutes ces choses sont des conséquences directes d’une politique néolibérale de privatisation et du démantèlement des services sociaux.

Vu le nombre d’années de déficiences systémiques dans les soins, une réorganisation du système de santé s’impose. Le système à créer se doit d’être contrôlé par les personnels de soins et par les patients, d’être doté de ressources matérielles et humaines suffisantes, et de pouvoir résister aux pandémies.

Qui dit « démocratique » dit aussi qu’il existe un régime d’assurance maladie unifié et social, financé par les impôts sur le revenu, la fortune et les sociétés. Ce régime doit couvrir tout le monde, à savoir aussi les réfugiés, les sans-abris et les sans-papiers. Les mesures soumettant le système de santé à des mécanismes fondés sur le marché ou sur la concurrence (notamment les fameux remboursements prospectifs basés sur les GHM) doivent être abolies. La santé de la population redeviendrait alors la première priorité, elle ne serait plus une marchandise. Par ailleurs, les industries pharmaceutique et du diagnostic devraient être placées sous contrôle public.

La démocratisation consisterait aussi à se servir des impôts, notamment, pour mettre sur pied un système complet de soins et de prestations sociales à l’échelle mondiale. Enfin, les institutions gouvernementales responsables de la politique de santé néolibérale devraient être remplacées dans le monde entier par d’autres structures publiques démocratiques.

Quand, pour pouvoir faire quelque chose pour l’environnement, j’achète une voiture électrique dans ce pays, les gens qui, ailleurs, extraient dans des conditions épouvantables les terres rares permettant de les fabriquer en paient le prix avec leur santé. Bien que cette interconnexion globale ait pris une dimension monstrueuse, il est extrêmement difficile de la rendre intelligible. Cela met un peu dans l’embarras, me direz-vous, si l’idée est d’analyser les enjeux dans une perspective visant la solidarité, n’est-ce pas ?

JvA : La gauche se veut internationaliste, ou alors ce n’est pas la gauche. C’est pourquoi toutes les approches dont nous parlons et dont nous voulons l’entrée en action et la mise en œuvre sont internationales. Elles prévoient des relations économiques mondiales plus justes. Un monde dans lequel des enfants triment dans des plantations de cacao en Côte d’Ivoire pour que nous achetions du chocolat bon marché dans ce pays est intolérable.

Si nous voulons nous dire internationalistes, il faut bien souligner qu’une partie de notre prospérité se fait au prix de la santé de nombreux habitants de pays du Sud. Et ça, ça ne peut pas continuer. Certaines personnes commencent à en prendre conscience, mais beaucoup n’osent pas le dire. Nous ne pourrons avoir de meilleur environnement dans les pays du Sud que si nous nous limitons au Nord : il n’y a pas d’autre moyen.

Ce serait cependant une erreur de penser qu’il suffit de mettre plus d’argent dans les systèmes de santé pour améliorer la santé des gens. Beaucoup de chiffres montrent que cela n’est tout simplement pas le cas. Les données de santé des systèmes les plus onéreux, celui des États-Unis par exemple, tendent à être pires que dans de nombreux autres. Évidemment, tout supplément de budget est le bienvenu si la volonté politique le permet, mais encore faut-il que la démarche suivie soit axée sur la santé de tous et pas seulement sur celle des riches.

Cette approche multiclasse de la médecine ne provient pas d’un manque de financement. Si les prix sont dictés par le Nord et que tout demeure soumis à la logique du profit, je n’ai aucune chance de créer de meilleures conditions dans le Sud.

Élargir les droits d’accès, en les mettant entre les mains des gens ordinaires. Au-delà des structures existantes, comme l’OMS, y a-t-il d’autres structures ? Faut-il en créer de nouvelles ?

EW : Je pense que si l’OMS agissait et fonctionnait selon sa charte fondatrice, il n’y aurait pas besoin d’autres structures. L’OMS a été fondée pour contribuer à l’obtention du niveau de santé le plus élevé possible pour tous les êtres humains. Elle appelait déjà à un système de soins de santé primaires mondial dans la Déclaration d’Alma-Ata (Kazakhstan), document de clôture de la conférence tenue en 1978.

Si l’OMS veut remplir son mandat, elle doit en revenir à l’objectif décrit dans sa constitution : contribuer, sur la base de connaissances scientifiques indépendantes et bien fondées, à une amélioration générale des conditions de vie des individus. Mais cela impose une réflexion de la part de la majorité des États membres. La stagnation, voire le déclin de leurs contributions, contribue à l’affaiblissement de l’OMS, et ce faisant, à ce que toujours plus d’activités de santé soient transférées à d’autres institutions : d’abord à d’autres organisations onusiennes, puis à des partenariats public-privé comme le Fonds mondial de l’Alliance mondiale pour les vaccins (GAVI), et enfin, à des initiatives multi-parties prenantes.

La communauté internationale doit donner à l’OMS un vrai coup de pouce financier pour qu’elle puisse jouer un rôle moteur dans la santé mondiale et appliquer une approche fondée sur les droits humains à la fourniture des soins. L’OMS a besoin de ce champ d’action pour que ses analyses et ses recommandations puissent être formulées indépendamment de l’influence de ses donateurs, de plus en plus souvent privés et animés par leurs seuls intérêts. Il nous faut une organisation mondiale de la santé qui puisse agir indépendamment des intérêts économiques et des intérêts politiques particuliers.

JvA : L’OMS est l’organisation officielle de l’ONU pour la santé. Si l’on pense multilatéralisme (ce qui est notre cas), alors oui, l’organe décisionnel compétent, c’est bien elle. Or, ces 20 dernières années, l’OMS a perdu beaucoup d’influence, le multilatéralisme ayant été remplacé par une approche multi-parties prenantes, dans laquelle interviennent l’ensemble des parties prenantes (groupes d’intérêt), y compris l’industrie, laquelle prend directement part aux décisions.

À côté de ça, existent aussi désormais des organes non-démocratiques, comme le G7 et le G20, où les décisions sont prises sans que la communauté internationale soit consultée. Par là, je veux dire que les 194 États membres de l’OMS n’ont pas tous leur mot à dire. Cela affaiblit l’organisation. Les décisions les plus importantes sont dorénavant prises dans des structures non-démocratiques, et non à l’OMS. Et ça, c’est mauvais.

C’est véritablement un signe d’espoir qu’une institution comme la Fondation Rosa Luxemburg s’empare de la question. Par où doit-on commencer ? Nous en sommes déjà à un stade très avancé.

JvA : Je ne sais pas s’il est trop tard. Pour moi, ce qui est important, c’est de se focaliser sur une problématique. Évidemment, la fondation aurait pu se lancer sur ce terrain il y a 20 ans. Mais il faut alors se demander ce qu’il aurait fallu mettre en veilleuse pour progresser sur le dossier de la santé. En Allemagne, la fondation travaille déjà très activement sur la question de la santé depuis pas mal d’années, notamment le retour des hôpitaux dans le giron du public, et la question d’une bonne rémunération pour les infirmiers, pour ne citer que deux sujets d’intervention.

Nous savons que les questions sociales et la santé ne peuvent pas être dissociées. La justice sociale mondiale est le thème directeur de ses travaux à l’échelle du globe. Chaque bureau régional en a d’ailleurs fait sa devise. Et la santé relève de la justice sociale. Pour l’instant, il est prévu que le projet dure trois ans, et à mes yeux, il a pris un bon départ.

EW : Pour moi aussi, mieux vaut tard que jamais. Le travail mené par la fondation à l’étranger est depuis longtemps guidé par les problèmes jugés pertinents dans la région où est implanté chaque bureau. C’était là ce qu’il fallait faire, car cela permet d’ancrer l’action de la RLS dans les régions, de trouver des partenaires et de se faire reconnaître en tant qu’acteur local. Puis, il y a quelques années de cela, avec le débat sur les droits sociaux mondiaux pour possible toile de fond, s’est amorcée une démarche dans le cadre de laquelle des questions communes et, dans une certaine mesure aussi, des projets communs, ont pu être identifiés. Au début, c’était le climat, avant que l’agriculture ne soit ajoutée.

Nous devrions nous réjouir du fait que la santé va à présent jouer un rôle plus central, parce que ce thème, comme l’a mis en évidence notre discussion, recoupe une bonne partie de ceux auxquels nous nous intéressons par ailleurs. Si l’on veut parler santé, on ne peut pas rester silencieux sur la justice sociale, sur la justice mondiale, sur les effets du changement climatique, et plein d’autres thèmes encore.

Eva Wuchold et Jan van Aken dirigent, au sein de la Fondation Rosa Luxemburg, un projet consacré à la santé mondiale, qui s’étalera sur plusieurs années et est piloté depuis le Bureau de Genève. Cet entretien a été publié pour la première fois dans le numéro 12 de maldekstra.