mai 4, 2022

Redéfinir la politique de paix

Eva Wuchold et Jan Leidecker

Considérations de la gauche pour une nouvelle organisation de sécurité


Contrairement aux guerres menées depuis des années et toujours en cours par exemple au Yémen et en Syrie, l’attaque brutale de la Russie contre l’Ukraine a mis fin à de nombreuses certitudes sur la paix et la sécurité auxquelles nous étions attachés, par son caractère soudain, mais surtout par le fait que cette guerre, dont les médias ne cessent de diffuser les images, se déroule directement sur le sol européen : L’Ostpolitik n’est plus d’actualité, cette politique étrangère tournée vers l’Est, nouvelle en son temps, instaurée en 1963 par Egon Bahr lors du discours de Tutzing qui promettait un changement basé sur les échanges commerciaux et le rapprochement. Tout comme la promesse de la gauche d’établir la Russie comme une puissance de paix, jouant un rôle essentiel dans l’organisation européenne de la paix et de la sécurité, qui ne l’est plus du tout.

L’attaque perpétrée par la Russie, contraire au droit international, a fait bouger beaucoup de choses en très peu de temps. La solidarité de la population européenne face aux 10 millions de migrants au sein même de l’Ukraine et aux presque 4 millions de migrants qui sont partis pour les pays voisins, à partir desquels ils pourront rejoindre différents pays européens, semble être sans limites, et ceci dans l’ensemble des pays européens, ce qui n’était pas le cas en 2015. Mais ce n’est pas tout. Également l’unité des pays de l’Union européenne semble bénéficier d’une force rarement observée ces derniers temps, comme le montrent les décisions rapides sur les sanctions économiques contre la Russie ou l’arrivée de migrants ukrainiens non enregistrés sur le territoire de l’Union européenne.

Toutefois, le vent de la discorde a soufflé sur la gauche allemande après des semaines de polémiques quant à la posture à tenir face à Poutine et au rôle de l’OTAN, alors que tous étaient unis derrière le chancelier Olaf Scholz qui rendait publique dans une déclaration gouvernementale la décision d’augmenter exceptionnellement la dotation de la Bundeswehr, l’armée fédérale, de 100 milliards d’euros. Refuser l’augmentation des dépenses militaires allemandes face à la guerre en Ukraine en argumentant qu’il n’y a pas eu de grand débat démocratique et que, compte tenu du plafonnement de l’endettement, les conséquences seront des coupes massives dans les budgets sociaux, culturels et publics, s’avère être un raisonnement censé et avisé. Mais il ne peut être crédible que si, parallèlement, des questions telles que la sécurité européenne ou encore la paix au sein de l’espace européen et mondial sont abordées.

Au petit matin du 24 février 2022, en quelques minutes, la conception de la gauche allemande, die Linke, selon laquelle, depuis la fin de la guerre froide, le monde est partagé entre les tenants de l’impérialisme (les États-Unis, l’OTAN, les pays membres de l’OTAN) et les cibles de cette politique impérialiste, à savoir la Russie, la Chine et leurs sphères d’influence, a volé en éclats. Les politiques de gauche en tirent au moins deux enseignements. D’abord, au-delà de la gestion civile du conflit, la gauche doit pour la première fois se pencher sur les questions de la défense nationale et de celle des alliances. Un aveu d’échec n’est pas suffisant. Celui-ci comprend le fait d’avoir tout simplement ignoré ces dernières années les préoccupations concrètes des États d’Europe de l’Est relatives à leur sécurité, d’avoir condamné catégoriquement et ainsi rejeté leur volonté d’entrer dans une alliance en raison des prétendus intérêts russes de sécurité, c’est-à-dire l’extension de l’OTAN vers l’est. Cela nécessite une discussion sur la manière de tenir compte, à l’avenir, de ces intérêts de sécurité qui ne sont en aucun cas devenus moindres après l’invasion des troupes russes en Ukraine. Cela implique également une analyse et une discussion au sujet de l’état de la défense nationale en Allemagne. D’un côté, une partie de la gauche admet que l’Ukraine est victime de l’attaque russe parce qu’elle ne fait pas partie de l’OTAN. D’autre part, l’OTAN est présentée comme un vestige du 20e siècle, comme une partie du problème et non de la solution. D’un point de vue extérieur, cela n’est pas compréhensible, notamment si cela ne fait l’objet d’aucune discussion parallèle sur la manière d’organiser la défense nationale et celle des alliances en Europe en dehors de l’OTAN.

Dans la situation actuelle, il n’est pas raisonnable d’un point de vue politique et social de rejeter une union de défense européenne et une coopération entre l’OTAN et l’Union européenne sans donner d’alternative, comme avant la guerre. Au lieu de cela, la gauche doit enrichir le débat avec des propositions pour un système de sécurité qui correspond aux critères de la gauche, par exemple qui serait soumis à un fort contrôle parlementaire et qui refuserait d’exporter des équipements militaires. Il serait possible d’instaurer un système de sécurité collective et mutuelle basé sur l’obligation d’assistance mutuelle selon l’article 42, paragraphe 7, du traité de l’UE et sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Nous pourrions également réfléchir à redonner vie au projet de l’OSCE entre l’Union européenne en tant qu’acteur global et les États voisins, et non entre les États membres de l’Union européenne individuellement et les pays voisins. Par ailleurs, ces deux possibilités ne décrédibilisent pas le principe selon lequel la guerre ne doit pas être un moyen politique. Au contraire : le désarmement doit être un élément central du nouvel ordre de paix et de sécurité, surtout au regard des initiatives actuelles allemandes et internationales d’armement. Mais cela ne fonctionnera qu’à l’échelle globale et seulement sur un temps donné. Le processus de négociation du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires par le comité des dix-huit puissances à Genève pour le désarmement peut servir ici d’exemple.


Photo: Zaur Ibrahimov / Unsplash

Pour dépasser les débats sur le nouvel ordre européen de sécurité et de paix et prévenir des conflits futurs, la gauche allemande devrait aborder au cours de la discussion d’autres points, pas encore évoqués. Même si les pays de l’UE ont été traversés par des difficultés liées au principe d’État de droit bien avant la guerre en Ukraine et que ces différends sont maintenant moins visibles, il faudrait utiliser les valeurs communes pour mettre un terme à ces différends. De plus, d’autres conflits ouverts devraient être évoqués, dont la perspective d’entrée dans l’UE de l’Albanie, du Monténégro, de la Macédoine du Nord et de la Serbie, notamment le fait que la Serbie souhaite intégrer l’Union européenne, mais ne veut pas entrer en conflit avec la Russie. La problématique des apatrides de Lettonie doit être abordée car il n’est pas concevable que, 30 ans après l’effondrement de l’Union soviétique, plus de 200 000 Lettons russophones soient privés de citoyenneté. Une vision européenne est également nécessaire pour la Moldavie et la Géorgie, en plus de l’Ukraine. Dans ce cadre, un fonds destiné à la reconstruction de l’Ukraine et à la stabilisation de l’ensemble de la région devrait faire l’objet de discussions. Des solutions doivent être trouvées pour tous les autres problèmes de l’Union européenne également, notamment sur des thématiques telles que le droit d’asile, les migrations, la gestion des frontières, si des conflits doivent être à l’avenir de nouveau résolus par la société civile ou pour empêcher leur apparition.

Car cette crise n’est qu’une crise parmi d’autres que nous allons devoir surmonter dans les années à venir et qui amèneront d’autres problèmes, dont des mouvements migratoires encore plus importants que ceux que nous connaissons actuellement. La crise climatique a déjà rendu inhabitables certaines parties du globe terrestre. Selon les données de l’Institut pour l’économie et la paix (Institute for Economics & Peace), des conditions climatiques extrêmes, l’élévation du niveau de la mer et les écosystèmes dégradés vont provoquer jusqu’en 2050 le déplacement de 1,2 milliard d’êtres humains à l’échelle mondiale. Selon le Programme alimentaire mondial (WFP), la pandémie mondiale de Covid-19 a déclenché la hausse du nombre de personnes touchées par une insécurité alimentaire aiguë, un nombre qui est passé de 135 à 276 millions d’individus depuis 2019. La Russie étant le premier pays exportateur de blé au monde et l’Ukraine le cinquième, la guerre en Ukraine va, selon les prévisions de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), de nouveau accroître le nombre de personnes affectées par la famine – et pas uniquement dans les régions déjà impactées par cette crise alimentaire. À tout cela s’ajoute la disparition des espèces qui se répercute directement sur les êtres humains, situés tout au bout de la chaîne alimentaire. Et puis, il y a également la crise énergétique déjà perceptible par le coût élevé du gaz et du pétrole en raison de la tentative de limiter les livraisons en provenance de Russie, ce qui pourrait toutefois avoir bien d’autres conséquences à venir.

Toutes ces crises augmentent la probabilité d’une guerre mondiale et l’escalade vers celle-ci. Et dans un monde globalisé, elles ont un impact direct sur la paix en Europe. Elles doivent donc faire partie de la description du problème et par conséquent, des solutions à développer. La deuxième chose qui s’impose est de tout faire pour donner à l’ordre multilatéral l’importance qu’il mérite, et ce parce qu’il n’y a pas d’alternative à cet ordre. L’ensemble du mécanisme de coopération internationale est perturbé par les évènements des dernières semaines, car une guerre a lieu, menée par un membre du conseil de sécurité de l’ONU tandis que le silence d’un autre membre soutient les exactions du premier. L’Ukraine est devenue le théâtre d’une lutte qui oppose les démocraties aux autocraties, mais aussi d’une lutte pour le maintien d’un système de règles, selon lesquelles les intérêts des pays ne peuvent être imposés par la force. Bien que les objectifs et principes universels de la Charte des Nations Unies demeurent valables, les Nations Unies et l’ensemble du système multilatéral semblent plus impuissants que jamais face à l’agression russe. Juste au moment où le conseil de l’ONU se réunissait le 24 février 2022 pour empêcher l’escalade du conflit, Poutine déclarait la guerre à l’Ukraine, à la suite de laquelle la Russie mit son veto à la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU visant à condamner l’invasion de l’Ukraine.

Toutefois, la situation actuelle montre également l’importance des institutions internationales telles que l’Assemblée générale des Nations Unies comme lieu de la négociation. C’était une bonne décision de soumettre les états à des votes lors de l’Assemblée générale de l’ONU car ces votes ont montré quels États se positionnaient et de quelle manière. Les stratégies futures doivent maintenant se concentrer pour protéger et renforcer ce système basé sur des règles. Il faudra déterminer quelle institution peut imposer, et de quelle manière, des règles fixées par la communauté internationale dans des situations de guerre comme c’est le cas actuellement, mais aussi en cas d’autres transgressions. Il faudra aussi préciser le domaine d’intervention. Du point de vue de la gauche, il ne peut y avoir qu’un domaine d’intervention qui place au centre de l’action politique le droit international et les droits de l’homme. Cela implique également de préciser à tous les niveaux que la charte de l’ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes de l’ONU relatifs aux droits civils et politiques (PIDCP) et aux droits économiques, sociaux et cultures (PIDESC) ne se limitent pas à l’Ouest ou à l’Est, au Nord ou au Sud, mais que tous les États doivent les respecter de manière contraignante et fondamentale pour l’ordre international. C’est pourquoi d’autres lieux et institutions qui s’engagent pour la protection des droits de l’homme, comme le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, doivent être renforcés. Ils offrent, dans des situations de guerre, un cadre protégé pour des échanges au-delà des régions.

Ces échanges ne seront pas seulement nécessaires pour des questions de guerre et de paix, mais surtout pour combattre les crises décrites plus haut auxquelles l’humanité doit faire face. Un tournant déjà maintes fois discuté dans la transition énergétique aurait des conséquences catastrophiques en matière de politique climatique. Pourquoi pas un moratoire de 30 ans pour apporter des solutions à la crise climatique et de la biodiversité, afin d’accélérer le changement politique dont nous avons besoin urgemment ? Dans ce contexte, la nécessaire restructuration des institutions internationales décrite plus haut pourrait être mise en avant, mais aussi des solutions concrètes pourraient être expérimentées. Ainsi nous pourrions par exemple discuter de structures globales d’investissement qui soutiendraient les pays les plus impactés par l’abandon des énergies fossiles. D’un côté pour réussir la plus grande transformation écologique de tous les temps ; de l’autre côté, pour prévenir les guerres à venir. Et pour restaurer la confiance de la société dans l’avenir. Selon un récent sondage de l’Institut Allensbach (institut privé allemand pour la recherche sur l’opinion publique), la guerre en Ukraine a provoqué un effondrement de l’optimisme face à l’avenir, comme encore jamais vu dans l’histoire allemande. La mission d’une politique de gauche est de faire disparaître le sentiment de peur. Les individus qui craignent pour leur vie ne peuvent se mobiliser pour d’autres sujets. Et aucune société émancipatrice ne naît de ce sentiment.

Eva Wuchold, Directrice des programmes droits sociaux, Rosa Luxemburg Stiftung Genève
Jan Leidecker, Directeur , Rosa Luxemburg Stiftung Genève