novembre 22, 2021

Santé et changement politique dans les sociétés post-conflit

Chiara Giorgi

L’émergence de la santé comme droit social universel et la mise en place de services publics de santé représentent deux grandes évolutions de la dernière décennie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est le Royaume-Uni qui ouvre la voie à la création de l’État-providence en attribuant un rôle clé au National Health Service. En Italie, la Constitution de 1948 introduit une conception moderne de la santé en en faisant un droit individuel et social, objectif qui finit par se muer en politique avec la réforme de la santé de 1978, fruit de mobilisations massives et de conflits sur le thème de la santé. Les mêmes mutations sont constatées dans le Brésil de l’après-dictature et dans d’autres pays latino-américains, où le combat pour la démocratie est lié à la revendication de droits sociaux et de droits à la santé. Au Brésil, les mobilisations conduisent à une définition avancée de la santé dans la Constitution fédérale de 1988, qui entérine la création d’un système public de santé associant couverture universelle, prévention, approche épidémiologique, attention aux déterminants sociaux et environnementaux de la santé, et participation populaire.

Parmi les agendas de politique de santé issus d’une situation post-conflit, l’exemple contemporain le plus intéressant est celui du Rojava, ou Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), région autonome placée sous le contrôle des forces kurdes et de leurs alliés, formée après la guerre civile tragique survenue en Syrie. La vision des soins et de la santé promue au Rojava est articulée autour de l’auto-détermination et de la solidarité mutuelle, deux principes qui prennent tout leur sens dans l’organisation politique globale de la société. Dans tout effort de reconstruction démocratique, les actions menées pour procurer des soins sociaux et une santé individuelle deviennent des composantes cruciales de la qualité de la vie sociale, nécessitant des politiques et des pratiques sociales inédites élaborées dans les communautés locales sur la base de l’autonomie.

Ces expériences reposent sur des principes internationaux largement partagés, à commencer par la définition de la santé retenue à la création de l’OMS en 1946, à savoir « un état de bien-être physique, mental et social complet » pour chaque individu et pour la société dans son ensemble. Cette perspective forme le socle d’une conception de la santé érigée en droit universel. Les questions rattachées à la santé et à la qualité des conditions de vie concernent la vie quotidienne de tous, interrogent les rapports de production et de reproduction existants, et sont devenues des enjeux politiques essentiels pour le perfectionnement de la démocratie, les luttes sociales et les politiques progressistes.

Les expériences de réforme de la santé les plus innovantes (parmi lesquelles celles mentionnées plus haut) ont abouti à la fois à une reconfiguration des relations de pouvoir entre les citoyens et les institutions, et à un délaissement de la relation individuelle entre le patient et le fournisseur de soins, au profit d’une approche de santé collective appelée à être ancrée dans les communautés et sur les lieux de travail. Sur cette trajectoire, de nouveaux acteurs peuvent être mobilisés, ce qui remet en cause les conditions de production au travail, tout autant que les formes de reproduction sociale au sein des villes et des familles, dans le cadre d’un processus plus large de démocratisation de la société.

La pertinence des problématiques sanitaires dans les sociétés post-conflit, mais aussi leur importance dans les projets de changement politique, se trouve mise en évidence par plusieurs facteurs, évoqués ci-dessous.

La santé après les conflits

La valeur de la santé humaine est généralement perçue différemment à l’issue des conflits armés, qui représentent une menace directe pour la vie humaine. Les projets politiques, l’activisme social et les politiques spécifiques peuvent s’emparer de ces enjeux dans la perspective d’apporter un changement concret.

La dimension individuelle et sociale de la santé

La combinaison des dimensions individuelle et sociale de la santé ouvre la possibilité d’une reconnaissance de la nature relationnelle des êtres humains et de la nécessité d’une action collective et de politiques publiques en la matière.

Santé et bien-être

Les réformes de la santé s’inscrivent toujours dans un ensemble de changements politiques plus larges touchant à la protection sociale, à l’éducation, au logement, etc., dans lesquels la fourniture de services publics en dehors du marché tient une place capitale. Cette problématique, qui dans une certaine mesure, a fait évoluer la nature du capitalisme de l’après-guerre en Europe, demeure un terrain de conflits entre les modèles de société alternatifs.

Santé, travail et environnement

Les conditions de travail sont l’un des premiers facteurs façonnant la santé individuelle, tandis que la qualité environnementale est un déterminant clé de la santé sociale. Les politiques de santé ne peuvent être élaborées isolément de ces deux composantes majeures, ce qui explique que tant les mouvements syndicaux qu’écologistes accordent beaucoup d’attention aux enjeux sanitaires, en développant des mobilisations, d’autres pratiques et des alternatives politiques axées sur une santé préventive et territoriale.

Santé, égalité, démocratie

Les systèmes publics de santé universels revêtent une importance cruciale pour réduire les inégalités et introduire des pratiques démocratiques participatives. Les liens existant entre ces dimensions constituent d’importants aspects de tout agenda politique en la matière.

La santé et les projets politiques hégémoniques

Dans les cas qui seront discutés, le succès des réformes de santé a été rendu possible par la combinaison de plusieurs éléments : forte conscience sociale, mobilisation active des syndicats, des mouvements sociaux et des experts, élaboration de projets politiques de long terme par des partis de gauche nouant de larges alliances politiques, puissantes capacités de mise en œuvre des politiques publiques par les institutions publiques.

Quelles leçons peut-on en tirer pour organiser une action politique dans les sociétés post-conflit ? Depuis les expériences de l’après-Seconde Guerre mondiale au Royaume-Uni et en Italie jusqu’à l’exemple contemporain du Rojava, en passant par le cas de l’après-dictature au Brésil dans les années 1980, nous constatons une continuité frappante dans l’importance des systèmes de santé, élément fondamental du changement politique survenu dans tous ces pays, mais aussi prérequis essentiel à l’affirmation des droits sociaux, à la capacité à satisfaire les principaux besoins sanitaires et sociaux, aux processus de démocratisation et au renforcement du pouvoir des classes subalternes et des femmes.

1. La conclusion d’un « pacte social » sur la santé semble caractériser les périodes d’expansion de la démocratie et de sortie d’un conflit armé, lorsqu’une société doit réaffirmer ses valeurs et ses priorités collectives. La nature de la santé comme droit social et condition du bien-être individuel et social donne l’espace nécessaire à une vision politique et à une action liant la transformation de la société à de bonnes conditions de vie.

2. Les politiques visant à assurer la protection et la promotion de la santé doivent se voir accorder une grande priorité et visibilité dans l’action des forces politiques et des gouvernements progressifs, de façon à montrer qu’un réel changement est possible, que les conditions de vie peuvent être améliorées et qu’un consensus social et des alliances politiques plus larges peuvent se former sur cette base.

3. Dans les sociétés post-conflit, il existe des besoins de santé spécifiques et immédiats qui doivent être satisfaits par les gouvernements, les forces politiques et la société civile. Les actions menées à cette fin font naître des opportunités de « politisation » des revendications de santé, susceptibles de trouver une formulation dans le cadre d’un agenda de réforme de la santé plus large, également associée à l’expansion du système de protection sociale.

4. Une refonte des politiques de santé s’impose dans tous les pays. En effet, les politiques néolibérales, en organisant coupes et privatisations, ont débouché sur des inégalités sanitaires et sociales accrues. La reconnaissance et la satisfaction des besoins de santé, préexistants comme émergents, et la reconstruction de systèmes publics de santé adaptés, exigent de repenser les politiques publiques, les systèmes de protection sociale, les pratiques participatives, les initiatives de solidarité, en retenant une approche sanitaire globale. À cet égard, un effort collectif d’imagination s’avère nécessaire pour élaborer des projets politiques plaçant la santé au cœur d’une meilleure société, fondée sur la paix, la justice sociale, l’égalité et la liberté.

Chiara Giorgi, Université Sapienza de Rome