novembre 22, 2021

Santé et changement politique. Démocratie, droits sociaux, services publics et sociétés post-conflit

Chiara Giorgi

Résumé

La conclusion d’un « pacte social » pour la santé constitue un volet fondamental de tout processus de changement politique, d’extension de la démocratie et de sortie d’un conflit armé. Les expériences nationales d’après-conflit, d’une part, le rôle précoce de l’OMS, de l’autre, ont débouché sur l’introduction d’une conception de la santé vue comme droit social universel, dont la protection incombe à des services publics tout aussi universels. Le contexte politique façonnant de tels débats et politiques se caractérise par les progrès de la démocratie, le développement de systèmes de protection sociale, la quête d’une égalité accrue, et l’importance centrale de l’intervention publique. Les grands exemples évoqués dans cet article concernent respectivement le Royaume-Uni du Rapport Beveridge, qui date de l’époque de la Seconde Guerre mondiale ; l’Italie, de la Constitution de 1948 à la mise en œuvre tardive d’un service public de santé radical en 1978 ; le Brésil de l’après-dictature, marqué par le développement de systèmes publics de santé à partir des années 1980 ; et des cas plus récents de sociétés post-conflit. Des leçons en seront tirées sur la place de la santé dans le changement sociopolitique, qui en font ressortir le potentiel au plan de l’action et des avancées démocratiques.

1. Introduction

L’émergence de la santé comme droit social universel et la mise en place de services publics de santé représentent deux grandes évolutions de la dernière décennie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est le Royaume-Uni qui ouvre la voie à la création de l’État-providence en attribuant un rôle clé au National Health Service. En Italie, c’est dans la résistance antifasciste que naissent les premières idées d’un système public de santé, qui sont introduites dans la Constitution de 1948 avant de devenir réalité avec la réforme de la santé de 1978. Les mêmes mutations ont été constatées dans le Brésil de l’après-dictature et dans des pays émergeant d’un conflit armé.

Il semble que la conclusion d’une sorte de « pacte social » pour la santé constitue un volet fondamental de tout processus de changement politique, d’extension de la démocratie et de sortie d’un conflit armé à l’échelle nationale.

Dans le même temps, au niveau international, la création de l’OMS en 1946 et sa définition de la santé comme « un état de bien-être physique, mental et social complet » pour chaque individu et pour la société dans son ensemble ont constitué une étape primordiale avant même la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’homme par les Nations Unies en 1948. Les actions entreprises par l’OMS se sont traduites par l’apparition d’une perspective mondiale en matière de santé, dépassant de loin les dynamiques nationales.

Mais si une conception si large de la santé, condition majeure de la vie humaine, occupe une place primordiale dans l’émancipation des individus et des sociétés, elle n’en requiert pas moins une refonte radicale des relations entre les êtres humains, la nature et la société, en remettant en cause les structures sociales, économiques et politiques. La vision de la santé comme droit universel et le développement des systèmes publics de santé et de protection sociale ont en effet investi la vie quotidienne de tout un chacun, fait évoluer les rapports sociaux de production et de reproduction, et sont devenus des enjeux politiques de premier plan pour le perfectionnement de la démocratie, les luttes sociales et les politiques progressistes.

2. Le contexte d’après-guerre

Pendant et immédiatement après la Seconde Guerre mondiale déjà, une nouvelle vision de la santé a émergé dans plusieurs pays, nourrissant la perspective d’une réorganisation de la société par le renouvellement des relations de pouvoir entre les citoyens, les classes et les institutions, structures clés des démocraties d’après-guerre. À l’échelon national, l’affirmation de la santé comme droit social s’est conjuguée à de profondes mutations politiques, la poursuite d’un objectif d’égalité accrue, la garantie des libertés fondamentales, l’expansion des politiques redistributives et la mise en place d’un État-providence. Au niveau international, la fin de la Seconde Guerre mondiale a débouché sur l’adoption d’une perspective mondiale au plan de la santé, pierre angulaire d’un ordre international pacifique envisagé dans les premiers documents de l’OMS.

La première déclaration de l’OMS (1946) indique ainsi : « La santé de tous les peuples est une condition fondamentale de la paix du monde et de la sécurité ; elle dépend de la coopération la plus étroite des individus et des États ». Et d’ajouter : « Les résultats atteints par chaque État dans l’amélioration et la protection de la santé sont précieux pour tous »[1].

Les thèmes suivants apparaissent comme des enjeux majeurs qu’il convient d’examiner.

La santé après les conflits. La valeur de la santé humaine est généralement perçue différemment à l’issue des conflits armés, qui représentent une menace directe pour la vie humaine. Parmi les sujets à aborder, figure la façon dont l’activisme social, les projets politiques et les politiques concrètes peuvent exprimer cette nouvelle orientation sociale et apporter un changement concret.

La dimension individuelle et sociale de la santé. La combinaison des dimensions individuelle et sociale de la santé ouvre la possibilité d’une reconnaissance de la nature relationnelle des êtres humains et de la nécessité d’une action collective et de politiques publiques en la matière.

Santé et bien-être. Les réformes de la santé s’inscrivent toujours dans un ensemble de changements politiques plus larges touchant à la protection sociale, à l’éducation, au logement, etc., dans lesquels la fourniture de services publics en dehors du marché tient une place capitale. Cette problématique, qui dans une certaine mesure, a fait évoluer la nature du capitalisme de l’après-guerre en Europe, demeure un terrain de conflits entre les modèles de société alternatifs.

Santé, travail et environnement. Les conditions de travail sont l’un des premiers facteurs façonnant la santé individuelle, tandis que la qualité environnementale est un déterminant clé de la santé sociale. Les politiques de santé ne peuvent être élaborées isolément de ces deux composantes majeures, ce qui explique que tant les mouvements syndicaux qu’écologistes accordent beaucoup d’attention aux enjeux sanitaires, en développant des mobilisations, d’autres pratiques et des alternatives politiques axées sur une santé préventive et territoriale.

Santé, égalité, démocratie. Les systèmes publics de santé universels revêtent une importance cruciale pour réduire les inégalités et introduire des pratiques démocratiques participatives. Les liens existant entre ces dimensions constituent d’importants aspects de tout agenda politique en la matière.

La santé et les projets politiques hégémoniques. Dans les cas qui seront discutés, le succès des réformes de santé a été rendu possible par la combinaison de plusieurs éléments : forte conscience sociale, mobilisation active des syndicats, des mouvements sociaux et des experts, élaboration de projets politiques de long terme par des partis de gauche nouant de larges alliances politiques, puissantes capacités de mise en œuvre des politiques publiques par les institutions publiques.

3. Les études de cas

3.1 Le Royaume-Uni, du Rapport Beveridge à la création du NHS

La publication du Rapport Beveridge (Assurance sociale et les services connexes, 1942) marque la naissance officielle de l’État-providence dans l’agenda politique international. Par la suite, le concept de sécurité sociale sera progressivement adopté par la plupart des pays, qui en feront l’une des clés de voûte de leurs politiques sociales.

Le plan de réorganisation du système de sécurité sociale britannique est déposé au Parlement en 1942 par une commission présidée par William Beveridge. Les gouvernements travaillistes au pouvoir de 1945 à 1951 en adoptent les objectifs et présentent une importante législation sociale. Le conflit était vu par Beveridge lui-même comme l’occasion de créer un nouvel ordre plus juste, inspiré par l’objectif de « vivre à l’abri du besoin », épine dorsale de son programme, pendant comme après la guerre. Dans la section Planning for peace in war, Beveridge note : « Chacun des citoyens a plus de chances de se concentrer sur son effort de guerre s’il estime que son Gouvernement tient prêts des projets pour ce monde meilleur ; […] pour que ces projets soient prêts à temps, ils doivent être élaborés dès maintenant »[2].

Le nouvel ordre social émergerait ainsi des sacrifices partagés pendant le conflit, des expériences communes, et du sentiment de solidarité né dans le contexte des hostilités. Comme le fait observer l’historien Pierre Rosanvallon dans son commentaire sur Beveridge, la guerre aura montré que « tous les citoyens britanniques, riches ou pauvres, sont égaux face aux bombes allemandes »[3], ce qui a eu de profondes conséquences sur la préparation des programmes destinés à réduire les inégalités, redistribuer les revenus, et assurer une protection contre les risques sociaux. De la même manière que lors de la Première Guerre mondiale, la perception d’une « dette sociale » à honorer au travers de programmes pour « un monde meilleur » était répandue.

Au fondement du Rapport Beveridge, se trouve l’engagement à lutter contre les grandes privations de la société : c’est par cet effort que se distinguent les nations démocratiques de leurs ennemis fascistes. L’idée est que la guerre peut être gagnée si elle apparaît comme la possibilité de remplacer l’‘ancien’ monde des privilèges, de l’injustice et de la privation par un nouvel ordre permettant de vivre à l’abri du besoin[4].

Le Rapport Beveridge envisageait une « politique globale de progrès social » luttant non seulement contre le besoin, mais également « la maladie, l’ignorance, la misère, le désœuvrement » [5], sans oublier la guerre, le dernier de ces maux gigantesques qui accablent le monde et doivent être surmontés pour pouvoir rechercher la paix et la justice internationale.

Le nouveau système de sécurité sociale devait assurer une protection contre les risques sociaux à tous les citoyens, et non les seuls actifs couverts par des régimes d’assurance professionnelle, mais également offrir des prestations égales à tous, sur la base d’un « minimum national » essentiel à la dignité de toute existence. La garantie d’un revenu adéquat, suffisant à assumer les responsabilités auxquelles se trouve confronté chaque citoyen sa vie durant, constituait un volet fondamental du Plan, destiné à la population tout entière et pas uniquement aux groupes les plus faibles, en vertu d’un nouveau contrat social entre les citoyens et la société.

Soucieux de poursuivre l’objectif d’une « vie à l’abri du besoin »[6], le Plan Beveridge proposait un service de santé complet et universel : « la population tout entière sera couverte par un dispositif complet de traitement médical et de services de santé, […]  à la place de la prestation maladie existante, plus limitée, gage d’une amélioration substantielle de la santé de la communauté »[7].

De grande importance sont les sections intitulées Health and Rehabilitation Services : « Un service de santé national complet fera en sorte que chaque citoyen dispose de tout traitement médical dont il a besoin, quelle qu’en soit la forme demandée, à domicile ou en établissement, générale ou spécialisée, et assurera par ailleurs la fourniture d’appareils dentaires, ophtalmologiques et chirurgicaux et de services d’infirmerie, d’obstétrique et de rééducation après un accident »[8]. Le plan reposait tant sur une collaboration étroite entre l’État et l’individu que sur l’engagement de la communauté entière à parer aux besoins les plus urgents.

Ces politiques ont été mises en œuvre par les gouvernements travaillistes dirigés par Clement Attlee, en particulier les réformes de la santé publique, de l’éducation, du logement social, mais aussi la nationalisation de certaines industries et infrastructures clés, adossées à un État-providence universaliste et démocratique s’inscrivant dans un agenda politique socialiste.

Créé par le National Health Service Act of 1946, le National Health Service (NHS) naît officiellement le 5 juillet 1948. Sa caractéristique fondamentale tient à son financement par l’impôt et à sa portée universelle, sachant qu’avant lui, seulement 20 millions de citoyens britanniques étaient affiliés à un système de protection sociale. Un rôle majeur est joué par le ministre de la Santé, Aneurin Bevan, leader de la gauche dominée par le Parti travailliste, selon les mots duquel « le service de santé gratuit, c’est du socialisme pur, et en tant que tel, il s’oppose à l’hédonisme d’une société capitaliste »[9].

Placé sous la responsabilité générale du ministère de la Santé, le NHS s’organise en trois grandes branches : les services hospitaliers et spécialisés, les services généralistes, et les services de santé et de protection locale fournis à l’échelon des collectivités locales, suivant une structure décentralisée d’envergure nationale. À ses débuts, le NHS comptait 5 000 médecins, 125 000 infirmiers et 480 000 lits d’hôpital.

Suite à un effort de communication massif visant à en expliquer le fonctionnement, 97 % des citoyens optèrent pour le recours aux services d’un médecin généraliste. La majorité des médecins choisirent quant à eux de travailler pour le NHS, tout en conservant la possibilité d’exercer dans un cabinet privé. Une couverture gratuite fut également accordée aux individus résidant temporairement au Royaume-Uni[10].

Si depuis lors, le NHS s’est érigé en modèle de service public de santé universel dans le monde entier, il convient d’insister sur ses liens avec les vastes réformes sociales entreprises par les gouvernements travaillistes dans le Royaume-Uni d’après-guerre, qui prévoyaient de nouveaux dispositifs de services sociaux, la création de logements sociaux à grande échelle, un système de sécurité des revenus, une réévaluation des pensions, et la mise en œuvre de l’agenda du Rapport Beveridge évoqué plus haut, instaurant un système de protection « du berceau à la tombe ».

Comme l’indique l’introduction, le succès de la réforme de la santé britannique puise ses racines dans les débats tenus en temps de guerre sur la réforme sociale, le large consensus existant (notamment dans les classes ouvrières et moyennes) sur la responsabilité du gouvernement envers ses citoyens en matière de droits sociaux, la conception globale de l’État-providence émergent, ainsi que la réussite de l’agenda politique du Parti travailliste, articulé autour de réformes radicales.

3.2 L’Italie, de la Constitution à la création du Service national de santé

En Italie, le développement d’un service public de santé universel, financé par le biais du système fiscal général et garanti à tous les citoyens, est le fruit d’un long processus ayant accompagné les transformations fondamentales du pays. Ses origines sont à rechercher dans les répercussions de la Seconde Guerre mondiale, au sein de la résistance antifasciste, et dans la rédaction de l’Article 32 de la Constitution italienne, qui introduit une définition moderne du droit à la santé.

À l’été 1945, le Comité de libération nationale, qui anime la lutte de la Résistance italienne, fonde dans la région de Vénétie un Conseil de la santé, lequel prépare la première proposition de réforme du système de santé italien. Son principal auteur, Augusto Giovanardi, est professeur d’Hygiène à l’Université de Padoue. Le projet critique le système existant aussi bien pour l’absence d’autorité de santé unique que pour les disparités inacceptables de niveau de services entre les territoires, et surtout entre la ville et la campagne. La proposition envisage donc une réforme radicale des systèmes de santé et de protection sociale, qui seraient fondés sur une structure décentralisée. Par plusieurs aspects, il s’agit d’une préfiguration de ce qui émergera, trente ans plus tard, sous le nom de Servizio Sanitario Nazionale, le NHS italien[11].

Au cours de l’été 1946, débutent les travaux de préparation de la nouvelle Constitution italienne, adoptée en 1948. L’Article 32 stipule que « la République sauvegarde la santé comme droit fondamental de l’individu et dans l’intérêt de la collectivité, et garantit des soins médicaux gratuits aux indigents. Personne ne peut être obligé de suivre un traitement médical, sauf si les dispositions de la loi l’exigent. La loi ne peut en aucune circonstance violer les limites imposées par le respect de la personne humaine. » Dans la Constitution, la santé apparaît comme le seul droit social « fondamental »[12], un prérequis à la pleine réalisation de la personne humaine[13].

Le droit à la santé, dans ses dimensions individuelle et sociale, se définit comme l’intégrité psychophysique de la personne humaine, entendue non comme la simple absence de maladie, mais comme un « état de bien-être physique, mental et social complet », comme l’énonce la définition donnée par l’OMS en 1946.

En tant que droit fondamental des individus, le droit à la santé s’adresse à tout le monde, et la République se doit de prévoir tous les moyens de prévenir et de traiter les maladies. L’Article 32 garantit « des soins gratuits aux indigents », à savoir, aux personnes dénuées de moyens économiques et nécessitant une protection spéciale. L’engagement public au développement de soins de santé universels se double ainsi de l’affirmation d’un principe d’égalité substantielle, assorti de l’obligation de dispenser des soins gratuits aux pauvres. Le droit à la santé englobe des activités préventives, curatives, rééducatives et hospitalières. Un autre aspect, qui se manifeste principalement dans les décennies 1960 et 1970, est le lien unissant la protection constitutionnelle de la santé et la qualité environnementale, c’est-à-dire le droit à un environnement sain.

En résumé, la vision de la santé sous-tendant l’Article 32 de la Constitution italienne conjugue droits individuels et intérêt de la communauté. La mise en œuvre du droit à la santé requiert des choix politiques qui, non seulement concernent la population tout entière, mais changent également la nature de la démocratie et les structures socioéconomiques du pays. Cette perspective a par conséquent débouché sur une nouvelle relation avec les santés environnementale et professionnelle, pour lesquelles la prévention et la participation sont devenues des facteurs cruciaux.

L’approche correspondante, en se traduisant par la reconfiguration des relations de pouvoir entre les citoyens et les institutions, provoque un délaissement de la relation individuelle entre le patient et le fournisseur de soins, au profit d’une approche de santé collective appelée à être ancrée dans les communautés et sur les lieux de travail. Sur cette trajectoire, de nouveaux acteurs ont été mobilisés, ce qui a remis en cause les conditions de production au travail, tout autant que les formes de reproduction sociale au sein des villes et des familles, dans le cadre d’un processus plus large de démocratisation de la société.

L’Italie aura dû patienter trois décennies avant que le principe constitutionnel ne puisse être mis en pratique avec la création du Service national de santé (Servizio Sanitario Nazionale, SSN), qui introduisit une réforme radicale en 1978 (Loi n° 833 de 1978). Les forces motrices d’une telle évolution furent multiples : parmi elles, on peut citer les parties de gauche (Partis communiste et socialiste), certains groupes catholiques sociaux, le syndicat de gauche (CGIL) et les mouvements sociaux, notamment le mouvement étudiant, le féminisme, et les groupes radicaux actifs dans les domaines de la psychiatrie et de la médecine, particulièrement puissants dans les années 1970.

Ces années-là, d’importantes expériences et expérimentations régionales furent effectuées, de nouvelles pratiques de lutte élaborées dans les villes et sur les lieux de travail, tandis qu’une vision radicale de la fonction sociale de la médecine émergeait. En réponse à la revendication de services collectifs, le concept de services sociaux territoriaux (fournis à tous par les institutions publiques) se fit par ailleurs jour, qui contrastait alors avec la tradition italienne de la protection sociale, basée sur la profession et tournée vers l’assurance. Toutes ces expériences ont fortement contribué à façonner la réforme des soins de santé de 1978.

La création du SSN en 1978 a reflété les demandes de changement politique et de démocratisation issues des conflits sociaux de la fin de la décennie 1960 et des années 1970. La forte pression de la base a eu pour effet la remise en cause des politiques médicales et sanitaires conventionnelles et l’introduction de pratiques participatives en matière de soins, tout en constituant un ferment intellectuel de premier ordre. Nous pouvons donc parler de l’origine « politique » de la structure universaliste, publique et décentralisée du SSN, caractérisée par une série d’éléments : une vision de la santé comme enjeu sociopolitique, une approche intégrée des besoins sociaux et sanitaires, la centralité de la logique préventive et épidémiologique, une organisation territoriale décentralisée, l’attention portée aux rapports avec les conditions de travail et la protection de l’environnement. Sur cette trajectoire, plusieurs personnalités importantes exercèrent une influence majeure, en particulier Giovanni Berlinguer[14], Giulio Macaccaro[15], Laura Conti[16], Ivar Oddone[17], et Franco Basaglia[18]. À eux tous, ils ont repensé et renouvelé le système médecine-santé, d’une part, les relations unissant la médecine à la société et à la politique, de l’autre. Véritables traits d’union entre les établissements médicaux, les universités, les forces politiques et les syndicats, ils ont occupé une place déterminante dans la naissance du SSN[19].

Par-delà la diversité de leurs rôles et de leurs compétences, ils partageaient la même vision de la santé, celle d’un enjeu sociopolitique inséré dans le contexte des conséquences sociales d’un capitalisme avancé. Liée à la communauté et au territoire, leur conception intégrée de la santé a en partie valu au SSN italien les caractéristiques qu’on lui connaît.

En dépit de son long retard, la création du SSN aura surtout représenté une victoire politique pour les forces progressistes, résultat d’une « politique d’alliances » à long terme entre l’ensemble des acteurs précédemment mentionnés[20].

L’adoption de la loi instaurant le SSN s’est faite à une très large majorité parlementaire en décembre 1978, au moment où Tina Anselmi occupait le poste de ministre de la Santé : catholique progressiste, active au sein de la Résistance, cette membre du Parti démocrate chrétien aura été la première femme à diriger ce ministère.

La réforme menée en Italie se distingue par un certain nombre d’éléments clés : une protection de santé universelle pour tous, avec des services fournis par l’État et financés par l’impôt général ; la décentralisation territoriale des services de santé, garantissant des règles uniformes dans tout le pays ; l’importance accordée à la médecine préventive et à l’approche épidémiologique ; la participation démocratique des forces politiques et sociales, des professionnels de la santé et des citoyens à la définition des politiques et à l’administration des services.

Il est important de signaler que la réforme italienne a été adoptée après une conférence tenue par l’OMS à Alma-Ata en septembre 1978, lors de laquelle les soins de santé primaires avaient été identifiés comme le premier outil au service de la réalisation de l’objectif fixé en 1977 par l’Assemblée mondiale de la santé : « La santé pour tous en 2000 ». Cet objectif devait être atteint au travers du développement des services de santé essentiels, basés sur les principes d’accès universel, d’égalité, de participation et de prévention, énoncés dans la Déclaration d’Alma-Ata de 1978.

3.3 Le Brésil, du retour de la démocratie au droit constitutionnel à la santé

En Amérique latine, et notamment au Brésil, les combats pour la démocratie menés contre les dictatures militaires dans les années 1970 et 1980 sont liés à la revendication de droits sociaux, en particulier le droit à la santé, considéré comme faisant partie intégrante d’un seul et même projet d’émancipation sociale et de libération politique.

Au Brésil, le mouvement en faveur du droit à la santé et d’un système public de soins basé sur une médecine sociale s’est développé dans le sillage de l’établissement de nouvelles relations entre les forces politiques, les mobilisations sociales et les experts de la santé, dont témoignent les alliances nouées entre actifs, chercheurs universitaires, professionnels médicaux et organisations de la société civile.

L’un des traits marquants de l’expérience brésilienne a été la tendance à la politisation de la santé, vue comme une composante primordiale du processus de démocratisation. Les luttes pour la démocratie ont donc été étroitement corrélées à celles engagées pour une « démocratie de la santé ». Leur grand aboutissement aura été la rédaction, en 1988, d’une Constitution prêtant une attention toute particulière au droit à la santé, à sa protection et promotion, et à une organisation démocratique, participative et décentralisée du système de santé, baptisé Sistema Único de Saúde (SUS). Au cœur des politiques de santé de l’après-dictature se trouvaient plusieurs thèmes : la prévention, l’approche épidémiologique, l’attention aux déterminants sociaux et environnementaux de la santé, la responsabilité et l’implication collectives, le principe de la couverture universelle, la lutte contre les profondes inégalités sociales existant dans le pays.

La politique de santé est ainsi devenue la clé de voûte des processus visant simultanément à affirmer un ordre démocratique fondé sur les principes et les pratiques de justice sociale et d’égalité, à améliorer la « qualité de vie de la population », et à réduire les inégalités[21].

Les débats politiques les plus animés sur les conditions sanitaires de la population brésilienne s’amorcent au milieu des années 1970, dans un contexte sociopolitique marqué par le régime autoritaire d’une dictature militaire, à la tête du pays de 1964 à 1985. C’est dans cette période critique que naît, entre autres mouvements politiques et sociaux, le Mouvement sanitariste. Une importance particulière est à accorder au rôle des femmes, qui, déjà actives depuis le milieu de la décennie 1970 dans plusieurs villes du Brésil, réclament alors un nouveau modèle de services publics (« complets ») prévoyant l’intégration des services sanitaires et sociaux collectifs. La poursuite de ces objectifs a profité, en outre, de l’apport majeur de l’organisation Grupo Temático Gênero e Saúde of the Abrasco (Association brésilienne de santé collective, née en 1979 sous le nom de Santé collective – Abrasco) et du Programa de assistência integral à saúde da mulher (PAISM) créé en 1983[22].

Alors que le précédent paradigme de la politique de santé visait à contrôler la population et à régir la vie des individus, le nouveau concept de « santé collective » finit par s’imposer dans les débats sur la politique de santé au Brésil[23].

La pression exercée par les mouvements sociaux réclamant une réforme de la santé amena le gouvernement militaire à convoquer la VIIe Conférence nationale sur la santé en 1980, qui s’intéressa à l’élargissement des mesures de santé au travers des services de base, dans la perspective de la fourniture de soins de santé primaires. Au cours de l’événement, furent prises en compte les recommandations formulées à la Conférence d’Alma-Ata de 1978, qui avait fait des soins de santé primaires un quasi-impératif international pour la politique de santé. Lors de la VIIIe Conférence nationale sur la santé de 1986, plusieurs milliers de participants représentant les forces politiques et sociales exigèrent cette fois une réforme radicale de la santé. « La démocratie, c’est la santé » : tel était le thème central de la Conférence, signe de la mobilisation en faveur de la décentralisation du système de santé et de la mise en œuvre de politiques sociales appropriées. L’une des recommandations de la VIIIe Conférence était la création par le ministère de la Santé d’une Commission nationale pour la réforme de la santé, chargée de contribuer à l’élaboration d’une nouvelle Constitution brésilienne tenant compte des problématiques sanitaires.

À l’issue de longues délibérations, la Constitution fédérale du Brésil fut adoptée en 1988. La réduction des inégalités sociales et régionales, la promotion du bien commun, et la construction d’une société fondée sur la solidarité et proscrivant toute forme de discrimination, devinrent alors des objectifs de l’État brésilien, qui définissent la vision des droits de citoyenneté et des obligations gouvernementales, notamment dans le domaine de la santé[24].

Dans la Constitution, les sections renvoyant à la santé (Titre VIII, Chapitre II, Section II, articles 196-200) définit la « santé comme un droit de tous et un devoir de l’État » et instaurent le Sistema Único de Saúde (Système unique de santé), qui deux ans plus tard, entrera dans le champ d’application de la Loi générale sur la santé (n° 8080/1990 et n° 8142/1990)[25]. Ces textes constituent le socle juridique du droit à la santé et de l’organisation du système de soins. Proclamée droit humain fondamental, la santé doit désormais être garantie par l’État, auquel il revient de réunir les conditions nécessaires pour assurer son plein exercice. Les résultats des luttes pour la réforme de la santé s’avéreront en définitive éminemment visibles dans cette réalisation.

L’obligation incombant à l’État d’assurer la santé prévoyait, d’une part, la préparation et la promulgation de politiques économiques et sociales visant à réduire le risque de maladie, d’autre part, les actions voulues pour garantir un accès universel et égal aux services de santé. D’importance capitale était le concept de ‘complétude’, véhiculant l’idée d’une vision intégrée de la santé, considérée en rapport avec ses facteurs déterminants et conditionnants, au rang desquels l’alimentation, le logement, l’assainissement, les conditions environnementales, le travail, le revenu, l’éducation, le transport, le loisir et l’accès aux biens et services essentiels.

Dans le Système unique de santé, la stratégie de promotion de la santé part de la prise en considération des facteurs essentiels à l’origine des maladies, aussi divers que la violence, le chômage, le sous-emploi, l’absence d’assainissement de base, le déficit de logements, la difficulté d’accès à l’éducation, la faim, l’urbanisation désordonnée, et l’insuffisante qualité de l’air et de l’eau. La garantie d’un niveau de santé convenable se voulait par conséquent l’expression d’une nouvelle organisation socioéconomique du pays.

L’architecture du Sistema Único de Saúde reposait sur un réseau décentralisé de centres de prestations qui, en dehors de procurer un accès et une couverture universels, prévoyaient une participation sociale active et des soins de santé intégrés. Trois facteurs influencèrent de manière décisive cette évolution : l’exhaustivité du concept de santé, la nécessité de politiques publiques tournées vers sa promotion, et l’utilité de la participation sociale à la  construction du système et des politiques de santé. L’expression « Sistema Único de Saúde » (Système unique de santé) se justifiait par le fait que ces principes devaient être appliqués sur tout le territoire national, sous la responsabilité des trois sphères autonomes qu’étaient les gouvernements fédéral, étatique et municipal.

La forte dimension sociale de la politique de santé a permis au Brésil de dépasser une approche purement biomédicale, traitant seulement les symptômes des maladies.

Parce qu’il encourage les citoyens et les communautés à contribuer à la fourniture des soins de santé et aux mécanismes de participation sociale, le « Système de santé unique » du Brésil peut être vu comme un volet majeur du changement institutionnel et politique du pays après la fin de la dictature. La protection de la santé s’est affirmée comme un droit social irrévocable, associé à d’autres droits humains et de citoyenneté.

Pour le Brésil, la création d’un système de santé inclusif aura eu pour corollaire l’élargissement et l’approfondissement de la démocratisation du pays.

Sur cette trajectoire de changement politique et de réforme sanitaire, l’influence des réseaux internationaux, à commencer par l’Alames (Association latino-américaine de médecine sociale) et le Cebes (Centre brésilien d’études sur la santé), mérite d’être soulignée[26]. On retrouve également ces activités de réseau en Italie, où, comme nous l’avons vu précédemment, ont pu s’opérer de vastes mutations politiques et d’ambitieuses réformes de santé. Un rôle important a été joué en la matière par l’homme politique et expert en santé italien Giovanni Berlinguer, qui à la fin des années 1970 et dans la décennie suivante, voyagea beaucoup en Amérique latine pour participer à des événements scientifiques et politiques et fournir aux organisations sociales et aux gouvernements des conseils techniques et politiques sur les moyens de mener à bien les réformes de santé, ce en mettant à profit les leçons des luttes menées en Italie[27]. L’expérience de la réforme italienne de la santé aura influencé l’élaboration de politiques de santé dans différents pays latino-américains, en ayant à la fois un effet sur la formation universitaire et les mouvements politiques actifs dans le champ de la santé.

Au Salvador, par exemple, au lendemain de la guérilla qui sévit à la fin des années 1980, les accords de paix conclus entre le front révolutionnaire qui luttait pour la démocratie et le régime autoritaire qui dirigeait le pays depuis des décennies ont prévu la tenue de discussions sur des pistes de réforme de la santé, auxquelles Giovanni Berlinguer a largement contribué en tant qu’expert. Au Brésil, ce dernier a également pris part à plusieurs Conférences nationales sur la santé durant les années 1980, cette fois-ci en qualité de spécialiste de santé publique.

3.4 La santé dans les contextes d’après-conflit

Dans le monde contemporain, la santé fait figure d’enjeu de premier plan lors de tout changement politique d’après-conflit, sous des formes qui se trouvent simultanément influencées par la nouvelle nature des conflits armés et la diversité des capacités politiques des États[28]. Une littérature de plus en plus abondante se penche sur ces problématiques en examinant les aspects suivants :

– nombre de conflits contemporains sont des guerres civiles ou des confrontations armées intra-étatiques. Ici, le défi pour le pouvoir politique du gouvernement national revêt une importance capitale, qui interroge l’autorité gouvernementale en matière décisionnelle, notamment pour ce qui est des actions prises dans le domaine des soins de santé ;

– les institutions chargées des politiques de santé de portée internationale et mondiale, OMS en tête, ont une importance croissante dans la détermination des priorités d’action sanitaire au niveau national, surtout dans le cas de pandémies ou de maladies majeures typiques des pays pauvres ;

– la politique de santé voit sa dimension internationale se renforcer, compte tenu du rôle grandissant des acteurs non-gouvernementaux impliqués dans la fourniture d’aide humanitaire et de prestations de santé. Cette évolution porte la promesse de la mise à disposition de nouvelles ressources importantes, en particulier lors des urgences sanitaires et de la reconstruction de services de santé, pour autant que les efforts soient adéquatement coordonnés. Cela dit, la multiplication des acteurs fait aussi parfois peser des contraintes inédites sur la politique de santé locale ;

– les santés individuelle et communautaire s’avèrent de plus en plus imbriquées dans les contextes d’après-conflit, du fait des impacts des guerres sur la santé physique et mentale (par exemple, blessures permanentes et traumatismes collectifs)[29].

3.5 Le cas du Rojava

Parmi les agendas de politique de santé issus d’une situation post-conflit, l’exemple contemporain le plus intéressant est celui du Rojava, ou Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) : formée après la guerre civile tragique survenue en Syrie, cette région autonome, placée sous le contrôle des forces kurdes et de leurs alliés, se trouve d’ailleurs toujours sous la triple menace du régime Assad, d’une invasion turque et du fondamentalisme islamique.

Le projet politique du Rojava s’enracine dans une vision confédéraliste démocratique prévoyant la mise sur pied d’institutions autonomes démocratiques, l’adoption d’une charte juridique moderne (« Charte du contrat social »)[30], et l’affirmation du rôle des femmes dans les domaines de la défense et de la politique.

Le but de cette expérience démocratique de premier ordre est de créer une société qui, fondée sur la démocratie, les principes écologiques, l’égalité des sexes et la participation communautaire, dépasse les idéologies nationalistes et le modèle capitaliste[31].

Dépourvu de tout État formel, le Rojava, qui compte peu de ressources économiques, s’est trouvé confronté à des menaces militaires d’origine variée, a souffert de destructions massives pendant la guerre et a dû composer avec un grand nombre de réfugiés, autant de facteurs qui ont compromis la satisfaction des besoins de santé. La réponse politique apportée au Rojava s’est appuyée à la fois sur la forte conscience politique des communautés, la mobilisation de la société à grande échelle, l’existence de dispositifs basistes dans le domaine de la santé et de l’assistance sociale, ainsi que la solidarité et l’aide internationales d’importants acteurs.

Dans le cas du Rojava, les principaux enjeux de la politique de santé sont les suivants.

1. En termes politiques, nous avons affaire au concept d’une santé fermement ancrée dans la société, caractérisée par la promotion de vastes processus de politisation de la population sur ce terrain. Un médecin appartenant à l’un des conseils de santé du Rojava a déclaré que les problèmes liés à la santé se rattachaient aux grands aspects de la vie sociale et devaient donc impliquer la population, dans le cadre d’une vision intégrée de la santé, de la protection de la nature et de l’activisme politique[32]. Il s’agit là de problématiques indissociables de toute réflexion globale sur les conditions de la vie individuelle et le système dans lequel interagissent individus et communauté. Dilar Dirik, militante du Mouvement des femmes kurdes, soutient à ce sujet que « la politisation de la société et la corrélation entre la santé individuelle et celle de la société et de l’environnement sont d’une importance fondamentale pour la philosophie sanitaire du Rojava »[33].

La vision des soins et de la santé promue au Rojava est articulée autour de l’auto-détermination et de la solidarité mutuelle, deux principes qui prennent tout leur sens dans l’organisation politique globale de la société. Dans les efforts de reconstruction démocratique, les actions conduites pour procurer des soins sociaux et une santé individuelle deviennent des composantes cruciales de toute « bonne vie »[34]. Dans cette approche, la santé n’est plus une question de maladie, mais devient partie intégrante de la qualité de la vie sociale, ce qui nécessite des politiques et des pratiques sociales inédites.

2. Sur le plan de la gouvernance, la principale caractéristique est le développement de l’autonomie des communautés dans le domaine de la santé, des services sociaux, de l’éducation et de l’environnement. Le fait de donner davantage de pouvoir aux communautés a favorisé la participation et la souplesse dans la satisfaction des besoins de santé locaux majeurs.

3. Pour ce qui est des problèmes de santé spécifiques, d’importants efforts ont été consentis en vue de prendre en charge les blessés de guerre et les victimes civiles, de fournir des services de santé de base, de développer une médecine territoriale, et de renforcer la conscience sanitaire des militaires et des civils. Des « maisons pour blessés » ont ainsi été construites, où les personnes accueillies ont pu se rétablir tant physiquement que psychologiquement, avant d’entamer leur réintégration dans la société.

4. S’agissant des acteurs sociaux, un rôle primordial a été joué par les femmes, qui ont organisé des programmes d’éducation à la santé, piloté les services de santé locaux, dispensé des soins et accompli des efforts de réintégration sociale. Ces actions s’inscrivent dans le rôle plus large exercé par le mouvement des femmes kurdes dans les domaines les plus divers, de la défense militaire aux activités économiques, en passant par l’éducation, la santé et la protection de l’environnement. Qui plus est, la place occupée par les femmes est en train de devenir un facteur clé dans la reconstruction du Rojava, visible dans la consolidation de la paix, la participation démocratique et l’évolution des relations entre les sexes.

5. En ce qui concerne les acteurs intervenant dans le domaine de la santé, l’expérience du Rojava a introduit de nouveaux dispositifs d’importance. Un rôle clé a été joué à ce titre par le Croissant-Rouge kurde, une organisation non-gouvernementale indépendante à but non lucratif créée en 2012 aux termes d’un accord avec l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie. Son objectif consiste à répondre aux besoins de santé vitaux des personnes touchées par le conflit sévissant dans le Nord-Est de la Syrie. Principal acteur local de la distribution de services de santé, le Croissant-Rouge kurde agit conformément aux principes humanitaires, dans un double souci de neutralité et de refus de toute discrimination.

Parallèlement, de nouvelles formes de coopération émergent entre les bailleurs internationaux, les organisations internationales, les ONG actives sur le terrain, et les systèmes locaux assurant la prise de décision et la fourniture de services. À titre d’illustration, on peut citer la collaboration nouée entre le Croissant-Rouge kurde et l’ONG italienne Un Ponte Per, association de solidarité internationale active dans de nombreux domaines (aide humanitaire, distribution de médicaments, exécution de programmes de soins de santé primaires, construction d’établissements médicaux, protection des femmes et des enfants, reconstruction du système de santé après un conflit armé). Les deux organisations interviennent au Rojava en vue de mettre en œuvre le droit à la santé, d’instaurer un modèle complet de soins de santé primaires reposant sur une démarche participative, et de doter les individus et les communautés des capacités leur permettant d’acquérir leur autonomie et un égal accès à la santé[35].

La combinaison de ces évolutions rojaviennes brossent le tableau très intéressant d’un renouveau des politiques de santé dans le contexte du changement sociopolitique traversant un pays en proie à un conflit.

4. Nouvelles perspectives sur la santé et le changement politique

Depuis les expériences de l’après-Seconde Guerre mondiale au Royaume-Uni et en Italie jusqu’à l’exemple contemporain du Rojava, en passant par le cas de l’après-dictature au Brésil dans les années 1980, nous constatons une continuité frappante dans l’importance des systèmes de santé, élément fondamental du profond changement politique survenu dans tous ces pays, mais aussi prérequis essentiel à l’affirmation des droits sociaux, à la capacité à satisfaire les principaux besoins sanitaires et sociaux, aux processus de démocratisation et au renforcement du pouvoir des classes subalternes et des femmes.

L’approche conceptuelle et les études de cas examinées plus haut révèlent l’importance de la santé, enjeu de taille dans les processus de changement politique. Quelles leçons peut-on en tirer pour organiser une action politique dans les sociétés post-conflit ?

1. La conclusion d’un « pacte social » sur la santé semble caractériser les périodes d’expansion de la démocratie et de sortie d’un conflit armé, lorsqu’une société doit réaffirmer ses valeurs et ses priorités collectives. La nature de la santé comme droit social et condition du bien-être individuel et social donne l’espace nécessaire à une vision politique et à une action liant la transformation de la société à de bonnes conditions de vie.

2. Les politiques visant à assurer la protection et la promotion de la santé doivent se voir accorder une grande priorité et visibilité dans l’action des forces politiques et des gouvernements progressifs, de façon à montrer qu’un réel changement est possible, que les conditions de vie peuvent être améliorées et qu’un consensus social et des alliances politiques plus larges peuvent se former sur cette base.

3. Dans les sociétés post-conflit, il existe des besoins de santé spécifiques et immédiats qui doivent être satisfaits par les gouvernements, les forces politiques et la société civile. Les actions menées à cette fin font naître des opportunités de « politisation » des revendications de santé, susceptibles de trouver une formulation dans le cadre d’un agenda de réforme de la santé plus large, également associée à l’expansion du système de protection sociale.

4. Une refonte des politiques de santé s’impose dans tous les pays. En effet, les politiques néolibérales, en organisant coupes et privatisations, ont débouché sur des inégalités sanitaires et sociales accrues. La reconnaissance et la satisfaction des besoins de santé, préexistants comme émergents, et la reconstruction de systèmes publics de santé adaptés, exigent de repenser les politiques publiques, les systèmes de protection sociale, les pratiques participatives, les initiatives de solidarité, en retenant une approche sanitaire globale. À cet égard, un effort collectif d’imagination s’avère nécessaire pour élaborer des projets politiques plaçant la santé au cœur d’une meilleure société, fondée sur la paix, la justice sociale, l’égalité et la liberté.

Chiara Giorgi Université Sapienza de Rome

[1] OMS, Constitution de l’Organisation mondiale de la santé dans Documents de base, 49e édition, 2020 ; M. Cueto, T. Brown et E. Fee, The World Health Organization. A History, Cambridge, 2019 ; N. Dentico, E. Missoni, Geopolitica della salute. Covid-19, OMS e la sfida pandemica, Soveria Mannelli, 2021.

[2] W. Beveridge, Social Insurance and Allied Services, Londres, 1942, p. 171.

[3] P. Rosanvallon, La società dell’uguaglianza, Rome, 2013, p. 202.

[4] P. Costa, Civitas. Storia della cittadinanza in Europa. L’età dei totalitarismi e della democrazia, vol. 4., Rome-Bari, 2001, p. 430.

[5] W. Beveridge, Social, op. cit., p. 6.

[6] Ivi, p. 7 f.

[7] Ivi, p. 173, 183.

[8] Ivi, p. 158.

[9] A. Bevan, Il socialismo e la crisi internazionale, Turin, 1952 (In place of Fear, Londres, 1952), p. 96.

[10] G. Rivett, From cradle to grave. Fifty years of the NHS, Londres, 1988 ; C. Webster, National Health Service. A Political History, Oxford, 2002 ; S. Cohen, The NHS. Britain’s national health service, 1948-2020, Oxford, 2020.

[11] Au cours de l’automne 1946, la première conférence d’après-guerre des hygiénistes italiens se tient à Florence, où elle réunit plus de 230 membres, parmi lesquels des médecins et des représentants d’établissements de santé. C’est à cette occasion que Giovanardi détaille la proposition du Conseil de santé, invitant à « la démolition […] du système actuel » et proposant une intervention financière accrue de l’État dans la fourniture des soins de santé, réalisée au travers d’une imposition générale, avec une référence explicite au Rapport Beveridge publié au Royaume-Uni (voir Atti del congresso degli igienisti italiani, Florence, 10-13 octobre 1946, Rome, 1947 ; A. Giovanardi, Riforma dell’ordinamento sanitario, in “Notiziario dell’Amministrazione Sanitaria”, n° 8, 1947).

[12] Voir M. Luciani, Il diritto costituzionale alla salute, in “Diritto e società”, n° 2, 1980, p. 770 f.

[13] C. Tripodina, Articolo 32, in Commentario breve alla Costituzione, Padoue, 2008.

[14] Giovanni Berlinguer, dont le frère Enrico a dirigé le Parti communiste italien, est un professeur d’université et homme politique. Parmi ses travaux, figurent La salute nelle fabbriche, Bari, 1969 ; Psichiatria e potere, Rome, 1969 ; Medicina e politica, Bari, 1973 ; Malaria urbana. Patologia delle metropoli, Milan, 1976 ; Una riforma per la salute. Iter e obiettivi del Servizio sanitario nazionale, Bari, 1979 ; Gli anni difficili della riforma sanitaria, Bari, 1982 ; Etica della salute, Milan, 1994 ; La salute tra scienza e politica. Scritti (1984-2011), Rome, 2016 ; voir également F. Rufo (éd.), La salute è un diritto. Giovanni Berlinguer e le riforme del 1978, Rome, 2020.

[15] Giulio Macaccaro, partisan, fondateur en 1976 de l’association “Medicina democratica, movimento di lotta per la salute”, est un professeur de statistiques et biométrie médicales. Voir G.A. Maccacaro, Per una medicina da rinnovare. Scritti 1966-1976, Milan, 1979.

[16] Laura Conti, partisane, médecin et femme politique, devint plus tard l’une des fondatrices de l’écologie italienne ; de ses écrits, on retient Che cos’è l’ecologia. Capitale, lavoro e ambiente, Milan, 1977.

[17] Ivar Oddone, partisan, est un médecin, professeur de psychologie du travail, devenu le grand expert de la médecine du travail en Italie.

[18] Franco Basaglia, fondateur de la psychiatrie démocratique en 1973, est resté comme le plus grand innovateur dans le domaine des soins de santé mentale ; son nom est attaché à la loi Basaglia (n° 180 de 1978) pour la réforme de la psychiatrie, qui a conduit à la fermeture des asiles en Italie. Voir F. Basaglia, L’istituzione negata. Rapporto da un ospedale psichiatrico, Turin, 1968 ; J. Foot, The man who closed the asylums. Franco Basaglia and the revolution in menthal health care, Londres, 2015.

[19] Voir C. Giorgi, I. Pavan, Le lotte per la salute in Italia e le premesse della riforma sanitaria. Partiti, sindacati, movimenti, percorsi biografici (1958-1978), in “Studi storici”, 2, 2019, p. 417-455 ; Storia dello Stato sociale in Italia, Bologne, 2021.

[20] Voir C. Giorgi, La sanità da riscoprire. Le radici politiche del Servizio Sanitario Nazionale in A. Mastrandrea, D. Zola (éds), L’epidemia che ferma il mondo. Economia e società al tempo del coronavirus, Rome, 2020, https://sbilanciamoci.info/lepidemia-che-ferma-il-mondolebook-di-sbilanciamoci/ ; La traiettoria di una sanità pubblica e universale, «L’antivirus. Dialoghi oltre la quarantena», 10 avril, http://lantivirus.org/la-salute-in-tempi-di-emergenza-e-in-tempi-di-normalita/.

[21] S. Fleury, A.M. Ouverney, Política de saúde. Uma political social, in L. Giovanella, S. Escorel, L.V.C. Lobato, J.C. Noronha, A.I. de Carvalho (éds), Políticas e sistemas de saúde no Brasil, Rio de Janeiro, 2008.

[22] Créé en 1983, le PAISM découle de la collaboration établie entre le mouvement des femmes, les professionnels de la santé et les fonctionnaires du ministère de la Santé. Son objet consiste à mettre en œuvre les actions destinées à préserver la santé de la femme, considérée non seulement dans ses fonctions reproductrices, mais également dans son intégrité et dans toutes les phases de la vie. Le PAISM procédait de la nécessité de combler le vide institutionnel touchant la santé des femmes, dans le contexte plus large du processus de démocratisation de la société brésilienne. Voir V. Ribeiro Corossacz, Il corpo della nazione, Rome, 2004.

[23] Voir A. Cohn, Caminhos da reforma sanitária, Lua Nova: Revista de Cultura e Política, n° 19, 1989, p. 123 f ; A.C. Laurell, Social Analysis of Collective Health in Latin America, in “Social Science & Medicine”, n° 28, 1989, p. 1183 f ; J.S. Paim, Almeida Filho, N., Collective health: a “new public health” or field open to new paradigms?, in “Revista de Saúde Pública”, n° 32, 1998, p. 299 f ; C.F. Guimarães, O Coletivo na Saúde, Porto Alegre, 2016 ; C. Bodini, Movimenti sociali e salute: una ricerca-azione partecipata, Thèse de doctorat en sciences médicales générales et sciences des services, Université de Bologne, cycle XXX, 2018.

[24] Constitution de la République fédérale du Brésil, Sénat fédéral, Brasilia, 1988 ; Ministère de la Santé, Secrétariat de la politique de santé, Políticas de Saúde. Metodologia de Formulação, Brasilia, 1998.

[25] Ministère de la Santé, Conseil national des secrétaires de la santé, O SUS de A a Z: garantindo saúde nos municípios, Brasilia, 2005 ; Ministère de la Santé, Politique nationale de promotion de la santé, 3e éd., Brasilia, 2010.

[26] S. Fleury (éd.), Saúde e Democracia: a luta do Cebes, São Paulo, Lemos Editorial, 1997 ; Id., Dual, Universal or Plural? Health care models and issues in Latin America: Chile, Brazil and Colombia, in C. Molina, J. Del Arco (éds), Health Services in Latin America and Asia, Washington, D.C, 2001.

[27] V. Garrafa, C. Cornelli, Berlinguer e la politicizzazione dell’agenda bioetica internazionale, in “Bioetica”, n° 4, 2015 ; G. Berlinguer, S.F. Teixeira, G.W.S. Campos, Reforma sanitaria. Italia e Brasil, Sao Paulo, 1988.

[28] S. Rutherford, S. Saleh, Rebuilding health post-conflict: case studies,reflections and a revised framework, “Health Policy and Planning”, 2019, n° 3. Cette analyse porte sur les cas du Cambodge, de l’Afghanistan et du Mozambique.

[29] C. Siriwardhana, K. Wickramage, Conflict, forced displacement and health in Sri Lanka: a review of the research landscape, “Conflict and Health”, 2014.

[30] Comment affirmer la Charte du contrat social (art. 30) : Toutes les personnes ont le droit : 1) à la sécurité personnelle dans une société pacifique et stable ; 2) à un enseignement primaire et secondaire gratuit et obligatoire ; 3) à un travail, une sécurité sociale, la santé, un logement adéquat ; 4) de protéger la maternité et les soins maternels et pédiatriques ; 5) à des soins de santé et sociaux adéquats pour les handicapés, les personnes âgées et les individus présentant des besoins spéciaux.

Voir http://peaceinkurdistancampaign.com/resources/rojava/charter-of-the-social-contract/.

[31] M. Knapp, A. Flach, E. Ayboga, Revolution in Rojava. Democratic Autonomy and Women’s Liberation in Syrian Kurdistan, Londres, 2016 ; K. Tatort, Democratic Autonomy in North Kurdistan. The Council Movement, Gender Liberation, and Ecology in Practice, Norvège, 2013 ; E. Aretaios, The Rojava Revolution, https://www.opendemocracy.net/en/north-africa-west-asia/rojava-revolution/.

[32] AA.VV. Rojava una democrazia senza Stato, Milan, 2017, p. 176.

[33] Ivi, p. 177.

[34] Voir Rojava Information Center, Standing alone: medical, political and social strategies for supporting war wounded individuals in NES, mars 2021.

[35] Un Ponte Per, North East Syria 2021 Health strategy, document de travail, janvier 2021. Je remercie Luca Magno, membre de l’association, pour les informations, les matériaux et les éclairages qu’il a bien voulu nous fournir.