décembre 21, 2021

Se syndiquer pour l’avenir

Emma Kinema

Pourquoi les travailleurs des secteurs de la tech et des jeux doivent créer des syndicats

Quand on parle d’employés syndiqués, les développeurs de jeux vidéo et les travailleurs de la tech viennent rarement à l’esprit en premier. Certaines personnes vont d’abord penser aux ouvriers du bâtiment qui évoluent sur un chantier de construction ou de démolition, casque de protection sur la tête ; d’autres, aux ouvriers d’usine emballant nos aliments dans un entrepôt, voire peut-être, aux infirmiers. J’entends dire fréquemment que « les syndicats, c’est pour les mineurs, pas pour les ingénieurs logiciels », et pourtant, je connais un certain nombre de mineurs syndiqués qui ne seraient pas d’accord avec ça. Malgré l’image qu’on en a souvent, les syndicats sont tout aussi importants pour les travailleurs de la tech et des jeux, qui eux aussi, sont victimes de discrimination raciale et sexuelle, de harcèlement, d’exploitation, de maltraitance, d’iniquité salariale, entre autres.

En tant qu’employée dans les industries de la tech et des jeux, je sais d’expérience qu’en dépit de ce que nous disent les patrons, nous sommes des travailleurs et nous ne bénéficions pas toujours des meilleures conditions. Moi-même, j’ai travaillé au salaire minimum pour des entreprises dégageant plusieurs millions de dollars de bénéfice, j’ai fait des stages abusifs, et j’ai aussi souffert de burnout dans mes activités de développeuse. Ce n’est pas parce que nous sommes pour la plupart passionnés par notre travail que nous ne sommes jamais exploités ou épuisés. Tous les employés de l’industrie ne travaillent pas dans le prototype du bureau tout confort agrémenté de snacks chics et d’une machine à café : le monde de la tech et des jeux vidéo, dont l’immense face cachée est souvent méconnue, se construit en effet sur le dos de fournisseurs et de travailleurs temporaires bon marché. Le travail y est fréquemment externalisé en des endroits où il coûte moins cher, comme le Wisconsin (USA), Singapour ou la Roumanie, pour ne citer que quelques exemples sur le globe, plutôt que dans les villes traditionnellement associées aux deux industries, à savoir San Francisco, Seattle ou Los Angeles. Or, là où l’on trouve de l’inégalité et de l’exploitation, sous quelque forme que ce soit, la place existe pour une lutte organisée des travailleurs.

Ce n’est pas parce que nous sommes pour la plupart passionnés par notre travail que nous ne sommes jamais exploités ou épuisés.

emma kinema

Game Workers Unite

Avant de commencer à syndiquer les travailleurs de Google et d’autres entreprises, j’ai beaucoup aidé mes collègues travailleurs dans le segment des jeux à lutter pour de meilleures conditions de travail. En 2018, j’ai cofondé Game Workers Unite (GWU), une organisation autogérée de défense des droits des travailleurs, qui se donne de semer les graines du syndicalisme dans l’industrie des jeux vidéo. En 2019, en compagnie d’autres délégués de GWU, j’ai contribué à organiser le débrayage des employés de Riot Games, qui a mis fin à la pratique des clauses d’arbitrage forcé permettant de réduire au silence les travailleurs victimes de discrimination, de comportements inappropriés et de maltraitance.

Compte tenu de l’élan pris par GWU, nombre d’entre nous ont engagé la démarche consistant à rencontrer de grands syndicats pour discuter sérieusement des moyens de renforcer notre capacité à syndiquer l’industrie du développement de jeux. Ce faisant, nous avons assisté à une réelle progression du syndicalisme au Royaume-Uni, en Irlande, en Suède, en France et dans d’autres pays, où de nombreuses branches locales de GWU ont choisi de s’affilier ou d’adhérer aux puissants syndicats de l’univers des médias et de la communication. Mais même si les travailleurs des jeux des quatre coins du globe commencent à se syndiquer, il est important de noter que la récente poussée des efforts de syndicalisation officiels se sont en grande partie déroulés dans les pays d’Europe de l’Ouest. Ces évolutions ‘eurocentrées’ ont beau être encourageantes, il est capital de garder à l’esprit la réalité selon laquelle nos employeurs sont souvent de grosses entreprises multinationales dont les effectifs sont implantés dans des pays beaucoup plus hostiles à la syndicalisation que, par exemple, la France. Cela dit, certains des moments les plus glorieux de l’histoire du syndicalisme dans les jeux se sont produits en dehors de l’Occident, à commencer par le bel exemple constitué par la formation du premier syndicat de l’industrie coréenne du jeu vidéo chez Nexon Korea en 2018. Par principe, la syndicalisation doit d’ailleurs toujours avoir pour priorité de s’effectuer dans une optique internationale.

Manifestation à Annecy contre la loi sur l’emploi des jeunes (Contrat première embauche, ou CPE) Mardi 4 avril 2006. Pays : France Date : 04/04/2006 Photo : Marcel Crozet / OIT

Et maintenant ?

De retour aux États-Unis et au Canada, j’ai évalué les choix qui s’offraient à nous et ai finalement décidé de rejoindre le Communications Workers of America, où en qualité d’Organisatrice de campagnes, ma mission a exclusivement porté sur la syndicalisation des travailleurs de la tech, des jeux et du numérique. Au CWA, j’ai trouvé une organisation à la fois démocratique et combative, conjuguant une longue histoire du syndicalisme dans la tech, les médias et les télécommunications à un penchant pour des modalités de syndicalisation innovantes et créatives.

Depuis, nous constatons des avancées à la fois majeures et prometteuses dans la foulée du lancement de l’initiative CODE-CWA, axée sur la syndicalisation dans la tech et les jeux. Début 2020, nous avons ainsi accueilli une convention nationale des délégués syndicaux des deux secteurs, à l’origine d’une série d’efforts de syndicalisation absolument inédits. Dans l’industrie des jeux, nous avons organisé ce que nous pensons être la première grève victorieuse de l’histoire de l’industrie, qui après 21 jours de lutte, a permis aux scénaristes indépendants du jeu Lovestruck de décrocher une revalorisation salariale moyenne de 75 %. Nous sommes également intervenus auprès des travailleurs d’une multitude d’autres studios de jeux, notamment en contribuant à répertorier les pratiques de travail déloyales subies par les employés d’Activision Blizzard, et cette année, le CWA a syndiqué les employés de Paizo, l’éditeur auquel l’on doit les deux immenses succès que sont les jeux de rôles sur table Pathfinder et Starfinder. S’agissant de la tech, nous avons obtenu une accréditation syndicale dans plusieurs entreprises, telles que Glitch, NPR, Change.org, Mobilize, EveryAction etc., en plus de lancer l’Alphabet Workers Union, qui regroupe des centaines de travailleurs de tous profils (temps plein, vendeurs, intérimaires, contractuels) dans un modèle syndical non contractuel. Par la même occasion, nous avons organisé la première reconnaissance volontaire d’un syndicat tech aux États-Unis, ratifié la première convention collective de l’industrie technologique du pays, créé la première unité de travailleurs canadiens de la tech, et constitué la plus grande unité accréditée de travailleurs de la tech aux États-Unis.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les expériences des travailleurs de l’industrie du développement de jeux et de l’industrie de la tech sont très étroitement liées et s’influencent mutuellement. Économiquement parlant, l’industrie des jeux est profondément enracinée dans celle de la tech, quoiqu’elle s’en distingue par des composantes culturelles rappelant le monde du divertissement. Les gigantesques réseaux de connexions des univers de la tech, des jeux, des médias et des télécoms sont visibles dans les relations qu’entretiennent des entreprises de la tech comme Google et Amazon. AT&T, l’entreprise comptant la plus grande densité de syndiqués du CWA, est connue pour être un géant des télécommunications, mais a aussi un pied dans le développement logiciel et technologique, le développement de jeux, la production et la publication multimédias, et les infrastructures Internet.

Le fait pour une entreprise technologique de monopoliser des marchés entiers constitue une menace non seulement pour les travailleurs (à cause, par exemple, de la connivence régnant dans la Big Tech pour freiner l’amélioration des conditions de travail), mais également pour nos communautés et pour la société dans son ensemble. Si nous travaillons dans la tech, c’est parce que la majorité d’entre nous croyons pouvoir contribuer à rendre le monde meilleur : or, malgré sa nature potentiellement libératrice, la technologie est souvent employée au service d’entreprises géantes dont les impacts sur la société sont majoritairement négatifs. Et à l’image de ce qu’ont fait nos collègues personnels navigants membres du AFA-CWA, qui, en menaçant de déclencher une grève dans l’industrie du transport aérien, ont contribué à faire pression avec succès pour obtenir la fin du shutdown du gouvernement fédéral, vous pouvez actionner le levier de votre travail pour agir sur des situations dépassant largement les conditions immédiates de votre lieu de travail.

Faire bouger les choses dans le monde de la tech

Ce que nous voulons, c’est donner aux travailleurs de la tech le pouvoir de bousculer la société. Pour cela, nous devons comprendre que nos conditions de travail sont intimement liées à l’impact sociétal de notre technologie sur le monde. La plupart d’entre nous, nous syndiquons en raison de nos convictions politiques et de nos valeurs personnelles, mais cela ne suffit pas à constituer de grandes majorités de travailleurs prêts à engager une lutte des classes sur leur lieu de travail. On ne peut pas rallier ses collègues de travail simplement en leur faisant un cours sur l’analyse d’économie politique de leur entreprise et ses relations avec les questions sociétales fondamentales. Pour créer ces majorités de travailleurs, il faut commencer par syndiquer ses collègues autour d’enjeux immédiats suscitant un intérêt personnel chez eux. Si les besoins quotidiens individuels des travailleurs de la tech et leurs préoccupations sur le lieu de travail ne semblent pas toujours avoir un rapport avec ce tableau global et l’analyse politique de l’impact de notre industrie sur la planète, il est néanmoins absolument indispensable que nous les explorions si nous voulons doter un jour les travailleurs du pouvoir de masse dont nous avons besoin pour mettre l’industrie au service de l’amélioration de la société. Quiconque cherche à syndiquer ne peut pas faire l’économie de discussions avec ses collègues pour en identifier les motivations personnelles : en conséquence, si l’on veut renforcer le pouvoir syndical, il nous faut mieux comprendre les besoins des employés des jeux et de la tech.

Parmi les problèmes qui parlent personnellement aux développeurs, ingénieurs et infographistes, on peut notamment citer le burnout et la rotation élevée résultant de pratiques comme le « crunch », où les travailleurs doivent effectuer des heures supplémentaires (y compris de nuit et en fin de semaine) dans la période précédant le lancement d’un jeu, ou encore les « sprints », durant lesquels ils travaillent à un rythme infernal pour atteindre un objectif de développement produit.

Dans les industries des jeux et de la tech, comme partout ailleurs, la discrimination envers les femmes, les gens de couleur et les homosexuels est la norme. Cela s’explique notamment par des inégalités structurelles, la réduction au silence des travailleurs marginalisés, et des pratiques de gestion abusives : il suffit d’examiner de près les cultures d’entreprise d’Activision Blizzard, de Riot Games ou d’Ubisoft, entre autres, pour en constater les effets à grande échelle.

Il existe même des formes de harcèlement et de discrimination propres aux employés des jeux et de la tech, en particulier ceux dont l’identité est marginalisée, victimes de campagnes de harcèlement et d’insultes dans les communautés de joueurs en ligne, et parfois même de la part de leurs collègues de travail. En 2018, les employés d’ArenaNet sont entrés en conflit avec leur entreprise pour l’absence de soutien accordé à ses employées, confrontées au harcèlement sur la Toile. Plus globalement, cela fait longtemps que les travailleurs du secteur des jeux se battent contre le harcèlement, qui remonte encore plus loin que le séisme du Gamergate, cette campagne de doxing et de haine coordonnée en ligne, dirigée principalement contre les femmes, les homosexuels et les gens de couleur dans l’industrie des jeux, et qui a contribué à façonner et lancer l’incarnation moderne de l’alt-right sur le web.

Photo: Claudio Schwarz

Pendant ce temps, un mouvement de fond se fait sentir dans les entreprises des jeux et de la tech pour pousser les travaux de développement vers le « permatemping » et des rôles de vendeur qui éreintent des travailleurs exploités cumulant une faible rémunération, peu, voire pas d’avantages sociaux, et une protection sociale quasi nulle. Ces entreprises créent intentionnellement un système d’exploitation à deux niveaux qui perpétue le biais structurel raciste et classiste par lequel les travailleurs blancs et bien qualifiés deviennent le plus souvent des employés à temps plein, tandis que les travailleurs marginalisés, ceux provenant d’un milieu plus modeste, et les Noirs et les Latinos, se voient attribuer des rôles subalternes. Cette tendance ne fait d’ailleurs que s’accentuer, puisque même les employés à temps plein commencent à voir leurs fonctions systématiquement remplacées par des emplois qui, associant bas salaire, faibles prestations et instabilité, reflètent la précarisation récente de nombreuses autres industries.

Ces mêmes patrons monopolisent aussi les studios de développement de jeux, les plateformes multimédias et les entreprises de la tech, comme en témoignent la fusion d’Activision et de Blizzard, qui a apporté son lot de problèmes laissant les travailleurs démunis, et l’absorption continue de concurrents par Facebook et Google, qui soumet de plus en plus de travailleurs à leurs pratiques exploitantes.

Toutes ces expériences soulignent à quel point les travailleurs des jeux et de la tech ont de vraies raisons de se défendre contre leurs employeurs et, comme tous les travailleurs, méritent le pouvoir, le respect, la dignité, et la démocratie qui va avec la syndicalisation. Les syndicats abordent les problèmes des travailleurs sous de multiples angles, en traitant non seulement des aspects économiques, comme la rémunération et les prestations, mais aussi sociaux, tels la discrimination, le harcèlement, la diversité, l’équité et l’inclusion. Nos problèmes économiques et sociaux sont en effet profondément liés les uns aux autres, et nos préoccupations personnelles quotidiennes sont connectées aux objectifs sociétaux plus larges que nous fixons à l’utilisation de notre travail.

Communications Workers of America (CWA)

Plus précisément, des syndicats comme le CWA ont créé, à travers l’initiative CODE-CWA, une communauté de travailleurs et de délégués syndicaux dotés d’une réelle expérience et expertise dans une grande diversité d’industries, y compris celles des jeux et de la tech. Or l’augmentation du nombre de délégués et l’enrichissement de l’expérience syndicale sont en train d’ouvrir la voie à une véritable syndicalisation dans notre industrie, en multipliant notamment les « premières syndicalisations » historiques.

Je suis très fière de dire que notre syndicat des États-Unis et du Canada, le CWA, possède une longue histoire d’analyse et de pratique internationalistes, qui ont notamment conduit certains de ses membres à être tenus en joue par une milice fasciste aux côtés de nos frères des Philippines. Plus spécialement, dans la tech, notre campagne CODE-CWA est très bien placée pour combattre les entreprises multinationales de part et d’autre des frontières, à la fois parce que nous adoptons une approche de syndicalisation créative, qui parfois, fait intervenir des travailleurs de plusieurs pays, et parce que nous sommes membres de différentes fédérations syndicales internationales, comme UNI Global Union, par le biais de laquelle nos luttes locales peuvent se relier et se consolider à l’échelle mondiale.

Si CODE-CWA cherche à instaurer une solidarité entre les industries, c’est en raison de la singularité de la lutte des travailleurs, qui par-delà les catégories d’emplois, les industries, voire les pays, se trouve forgée par une seule et même classe laborieuse. Peu importe qu’ils enseignent à des enfants, servent de la nourriture, conduisent un camion, fondent du fer, construisent des bâtiments ou développent des logiciels, tous les travailleurs partagent une lutte commune.

Je suis heureuse d’assister en temps réel à l’éveil du syndicalisme et de la conscience de classe dans un tout nouveau secteur de la main-d’œuvre moderne. Notre potentiel de changement sociétal est énorme, à condition, toutefois, d’apprendre des luttes de nos frères et sœurs syndicaux qui nous ont précédés.

Emma Kinema, Organisatrice de campagnes senior (CODE-CWA)

[Pour en faciliter la lecture, le présent document s’entend aussi bien au féminin qu’au masculin]