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Envers et contre tout
La Suisse fêtera 50 ans de démocratie en 2021 : depuis 1971, les Suissesses ont enfin obtenu, tout comme les hommes Suisses, le droit de voter et de se présenter aux élections au niveau fédéral. Dans les cantons, cependant, le chemin vers la démocratie a été très varié : alors que dans le canton de Vaud les femmes et les hommes sont considérés comme politiquement égaux au niveau cantonal depuis 1959, le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures a refusé aux femmes ce droit démocratique fondamental jusqu’en 1990. C’est grâce à une femme que les appenzelloises ont pu bénéficier du droit de participer aux affaires politiques au même titre que les hommes depuis 1991 : Theresia Rohner. Elle s’est battue devant les tribunaux et a réussi à vaincre la haine et l’opposition. L’histoire d’une héroïne.
Theresia Rohner avait une trentaine d’années, possédait un magasin de poterie et vivait avec son mari et ses deux petites filles en Appenzell lorsqu’elle a décidé en 1989 de défendre ses droits. Pourquoi ne devrait-elle pas être autorisée à participer à la vie politique du canton où elle a vécu et travaillé ? Elle en avait assez des excuses.
Jusqu’à lors, toutes les tentatives visant à donner aux femmes le droit de vote dans le canton d’Appenzell avaient échoué, car seuls les hommes pouvaient décider. Les Appenzellois avaient déjà dit « NON » à deux reprises – en 1973 et 1982 – au suffrage des femmes au niveau cantonal et communal, empêchant ainsi leurs épouses, sœurs, mères et filles d’exprimer leur propre opinion politique.
Le 5 avril 1989, Theresia Rohner se tourne vers le gouvernement cantonal : elle voulait être autorisée à prendre part à la prochaine « Landsgemeinde »*, au même titre que les hommes. La demande a été rejetée en référence à la constitution cantonale qui ne mentionne que les « Suisses » (« Schweizer und Landleute« ) ayant le droit de vote – alors que le terme « Suisses » ne se rapporte pas aux femmes.
En Appenzell, Rohner était désormais considérée comme une anarchiste, personne ne voulait la soutenir. Néanmoins, elle s’est tournée vers le Tribunal fédéral. Elle a soutenu le fait que le refus du droit de vote aux femmes dans les affaires cantonales constituait une discrimination anticonstitutionnelle. Toutefois, le tribunal fédéral a renvoyé l’appel à la « Landsgemeinde » suivante. Celle-ci devait statuer sur le droit de vote des femmes. Le gouvernement fédéral voulait ainsi donner aux hommes d’Appenzell la possibilité de reconsidérer leur position et de voter en faveur du suffrage des femmes – une tentative qui a complètement échoué, comme vous pouvez encore le voir aujourd’hui sur Youtube: le vote n’a duré que 28 secondes (!), les hommes rejetant une fois de plus le droit de vote des femmes à une large majorité, sous des acclamations de joie.
Ce n’est qu’à ce moment-là que d’autres personnes ont rejoint Theresia Rohner. Au total, 100 hommes et femmes se sont tournés vers le Tribunal fédéral pour demander que l’égalité des droits soit appliquée. En tant qu’initiatrice, Rohner a été harcelée et menacée par des appels téléphoniques anonymes.
Le jour du verdict arriva enfin. Le 27 novembre 1990, le Tribunal fédéral de Lausanne a déclaré à l’unanimité et sans équivoque : « Quiconque refuse aux femmes le droit de vote viole la constitution fédérale. » Les femmes d’Appenzell obtenaient ainsi le droit de voter et de se présenter aux élections. Theresia Rohner avait réussi.
Mais le combat n’était pas encore terminé de retour à la maison. Les perdants ont réagi avec une misogynie non déguisée. Des pierres ont volé à travers la fenêtre du magasin de poterie. Theresia Rohner et sa famille ont bénéficié d’une protection policière.
La police les a également protégées lorsque, quelques mois plus tard, notamment le 28 avril 1991, les femmes d’Appenzell ont été autorisées à participer pour la première fois à la « Landsgemeinde » en tant que citoyennes ayant le droit de vote. Contrairement aux attentes, l’élection s’est déroulée dans le calme.
Aujourd’hui encore, les hommes et les femmes d’Appenzell disent qu’ils n’auraient pas soutenu le suffrage des femmes à l’époque. Ils étaient convaincus que ce n’était « qu’une question de temps » avant que le canton d’Appenzell ne revienne également à la raison, suivant ainsi les autres cantons. Heureusement pour les femmes d’Appenzell, le temps a eu un nom dans ce cas précis : Theresia Rohner.
* La Landsgemeinde est une institution de démocratie directe que l’on trouve dans deux cantons suisses (Appenzell Rhodes-Intérieures et Glaris). Il s’agit d’une assemblée annuelle se tenant sur la place principale du chef-lieu réunissant les citoyens de la commune ou du canton. Elle a pour objectif de résoudre des problèmes collectifs ou de procéder à des élections, par vote à main levée.
Chercheuse dans le domaine de la culture, Isabel Rohner est une experte des mouvements de défense des droits des femmes en Suisse et en Allemagne. Elle est co-éditrice et auteur du livre à succès 50 Jahre Frauenstimmrecht. 25 Frauen über Demokratie, Macht und Gleichberechtigung, publié en 2020 par Limmat Verlag. Elle est également co-animatrice du podcast féministe « Die Podcastin ». Elle n'est pas apparentée à Theresia Rohner. En savoir plus : www.isabelrohner.com