mai 31, 2023

Un droit à la santé qui ne jouit pas d’une bonne santé

Nicoletta Dentico

Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.


La communauté internationale de la santé publique s’est réunie à Genève du 21 au 30 mai, à l’occasion de la 76e Assemblée mondiale de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Un événement hautement symbolique, cette année. Il y a soixante-quinze ans, l’OMS, première agence technique des Nations Unies, devenait opérationnelle et le droit à la santé s’imposait en tête des lois internationales contraignantes. Un fait que peu connaissent, mais qui interprète une vision sans équivoque, dans les années d’après-guerre. La classe politique qui a survécu à la catastrophe de deux conflits mondiaux, à la folie de deux génocides (ceux des Arméniens et des Juifs), à la férocité de deux engins nucléaires largués en quelques jours sur Hiroshima et Nagasaki, n’a pas hésité à incarner une aspiration résolument utopique, renaître des braises de la destruction. Il valait mieux coopérer qu’être en guerre. La stratégie gagnante pour rendre le monde plus sûr consistait à atteindre le niveau de santé le plus élevé possible pour toute l’humanité. La Constitution de l’OMS, dont le préambule se distingue comme l’une des plus hautes élaborations conceptuelles de la politique internationale, associe la santé et la paix comme conditions nécessaires à la durabilité et à la dignité de chaque personne sur la planète. Que reste-t-il de cette vision, aujourd’hui ?

La longue histoire de l’OMS est en clair-obscur, bien sûr, mais nous ne pouvons ignorer ses nombreux éclairages. En sept décennies, l’espérance de vie mondiale est passée de 46 à 73 ans, les progrès les plus significatifs ayant été réalisés dans les pays du Sud. La campagne contre la variole, entreprise en 1959, a abouti à l’éradication de la maladie en 1980 – la variole reste à ce jour la seule maladie éradiquée de l’histoire. Nous sommes sur le point d’éradiquer la poliomyélite et le ver de Guinée. Le paludisme a disparu dans 42 pays et au moins une maladie infectieuse a été éradiquée dans 47. Avant que la Covid ne bouleverse la planète, la tuberculose et le VIH étaient sous contrôle. La mortalité maternelle lors de l’accouchement a diminué d’un tiers au cours des vingt dernières années, celle des enfants de 50 % – bien qu’un récent rapport de l’OMS mette en garde contre une impasse dangereuse en matière de santé maternelle et infantile depuis 2015, confirmant ainsi la fragilité de toute réussite, même à l’ère de la durabilité. L’OMS a pu s’exprimer de son mieux lorsque, usant de son pouvoir réglementaire, elle s’est emparée du fléau du tabagisme et a dénoncé les lobbies du tabac, qui niait son lien avec le cancer. L’adoption en 2005 de la Convention pour la lutte antitabac marque une page mémorable de l’OMS et renvoie à la réticence historique des gouvernements à utiliser cet énorme potentiel dans d’autres domaines.

En 1978, la première conférence internationale sur la santé publique, organisée à l’initiative du directeur de l’OMS, Halfdan Mahler, à Alma Ata, s’est immiscée dans les replis de la Guerre froide pour projeter une politique inspirée par les droits sociaux fondamentaux et la demande d’un nouvel ordre économique international, avec l’horizon historique de la santé pour tous d’ici l’an 2000. Cette étape importante en matière de santé publique a remodelé la culture des soins de santé dans le monde entier. Mahler a qualifié la Déclaration d’Alma Ata de « moment sacré » et de « sublime consensus » de la communauté internationale. Son actualité est intacte.

Mais en 1981, quelques années après Alma Ata, aux États-Unis, une nouvelle maladie totalement inconnue frappait la communauté gay, pour ensuite se propager comme une traînée de poudre parmi des personnes de tous sexes et de tous âges. Il fallut deux ans pour en trouver l’origine dans le VIH. Pendant ce temps, un autre virus, bien plus difficile à combattre, faisait son chemin : l’idéologie de l’économie absolutisée comme moyen, et non comme fin, imposait l’universalisation du modèle de développement américain, conjuguée à des formes sauvages de dérégulation et de financiarisation, partout dans le monde. Le vent du réductionnisme économique a transfiguré les politiques de santé, creusant et stratifiant ainsi les inégalités de santé aux quatre coins du monde.

S’il est vrai que l’accès aux services de santé essentiels a augmenté depuis 2000, il est tout aussi évident que l’adoption de programmes verticaux sur les maladies individuelles, basés sur l’approche biomédicale d’origine occidentale – à l’opposé de la vision de Mahler – a neutralisé la poussée de nombreux pays, y compris dans l’hémisphère Sud, vers des politiques liées aux déterminants de la santé. L’agenda néolibéral de la santé a propulsé avec force une déclinaison de la santé, humanitaire médicalisée, avec l’intention précise d’ouvrir les portes aux particuliers. Une stratégie qui a conçu les interventions et déformé l’installation des systèmes de santé des pays en développement, inféodés aux priorités des donateurs. Aujourd’hui, 50 % de la population mondiale n’a pas accès à un ou plusieurs services de santé de base, pas plus qu’à du personnel de santé. Depuis 2000, deux milliards de personnes ont été contraintes de payer de leur poche des services de santé essentiels, au prix de sacrifices indicibles : un tiers de plus en 20 ans (OMS, 2023).

Pendant ce temps, les besoins de la population mondiale augmentent, sous les effets enivrants du modèle de développement imposé par la mondialisation sur le sol, l’air, les eaux et sur le mode de vie même des peuples. La population qui vit dans un état d’exception presque permanent, discriminée et marginalisée comme si elle n’était pas humaine, est en croissance. La masse des peuples en mouvement à la recherche d’une voie de salut ou simplement d’une vie digne, contraints de se heurter à la férocité des politiques de sécurité qui portent atteinte à l’état de santé physique et mental de ceux qui les subissent, mais aussi à l’état de santé civile et humaine de ceux qui les administrent, est en croissance.

Le droit à la santé ne jouit absolument pas d’une bonne santé, pas plus que l’OMS, marquée dans son mandat constitutionnel par l’influence tentaculaire des intérêts privés. Mais malheur à qui la considérerait hâtivement comme inutile ou vouée à l’échec. L’OMS est la somme de la volonté de ses États, le monde serait bien pire sans elle. Alors, à commencer par nous, que fait l’Italie pour vraiment soutenir cette organisation ?

Nicoletta Dentico est journaliste et analyste politique senior dans le domaine de la santé mondiale et du développement. Après avoir dirigé Médecins Sans Frontières (MSF) en Italie, elle a joué un rôle actif dans la campagne de MSF sur l'accès aux médicaments essentiels. Elle a travaillé comme consultante pour l'Organisation mondiale de la santé et dirige actuellement le programme de santé mondiale de la Société pour le développement international (SID).

Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.