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Introduction
Une série d’activités a été organisée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU (CoDH) à l’occasion du 10e anniversaire de l’adoption des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (UNGPs, abréviation en anglais). Ces derniers sont aujourd’hui promus dans le monde entier comme étant le seul cadre normatif faisant autorité en la matière censé prévenir les impacts négatifs des activités des sociétés transnationales (STN) sur les droits humains.
Pourtant ces Principes ont démontré d’ores et déjà leur inefficacité ainsi que leur incapacité à s’attaquer aux montages économico-politiques transnationaux qui permettent aux STN d’ignorer les droits humains, tout en restant à l’écart d’un encadrement juridique effectif. Le bouclier d’impunité dont les STN se servent pour maintenir leur mainmise sur la structure économique internationale reste à l’abri de ces Principes, étant donné que ceux-ci reposent sur une base volontaire. En effet, ils n’imposent aucune obligation légale et ne prévoient aucun mécanisme de suivi, si ce n’est volontaire également, ni de sanction en cas de leur non-respect.
Les STN et leurs représentants, sans oublier leurs soutiens politiques, académiques ou venant de certaines ONG, soutiennent et promeuvent les UNGPs et autres normes volontaires adoptées dans différentes enceintes internationales (OCDE et OIT notamment). Cela ne doit pas nous surprendre, étant donné qu’il s’agit d’une stratégie de la part de ces entités pour détourner l’attention de la nécessité d’élaborer des lois contraignantes qui puissent réellement représenter un rempart contre l’impunité des violations commises, ainsi qu’un levier juridique et politique pour les communautés affectées en quête de justice. Depuis quelques années, le concept de diligence raisonnable (due diligence en anglais), contenu dans les UNGPs, est mis en avant pour alimenter cette stratégie.
A l’opposé, les mouvements sociaux et autres organisations de la société civile poursuivent la lutte contre cette architecture de l’impunité, privilégiée par les pouvoirs dominants qui, faut-il le rappeler, ont une responsabilité prépondérante dans le pillage des ressources, la dépossession des classes populaires ainsi que dans la dégradation de l’environnement. Pour ce faire, ils et elles intensifient les efforts de plaidoyer en faveur de l’élaboration de normes internationales juridiquement contraignantes, plaidant en particulier au sein du CoDH pour l’élaboration d’un Traité contraignant pour réguler les activités des STN en matière de droits humains.
Les UNGPs et la diligence raisonnable à la 47e session du CoDH
En 2014, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU crée un Groupe de travail intergouvernemental, mandaté pour élaborer le Traité contraignant en question, avec pour objectif de combler les lacunes des UNGPs en établissant un cadre normatif effectif et efficient. Pour les STN et leurs alliés, l’élaboration de normes contraignantes serait un exercice futile étant donné que les activités de ces entités seraient déjà couvertes par les lois nationales et par les cadres volontaires internationaux, le problème n’étant pas tant l’absence d’un cadre juridique contraignant que l’incapacité des États à les faire appliquer.
La 47e session du CoDH de l’ONU (juin-juillet 2021) a été l’occasion pour les détracteurs des normes contraignantes de poursuivre dans cette lignée, en profitant de l’anniversaire des UNGPs pour continuer à défendre la soi-disant autorité des normes volontaires.
Cette occasion permet de lever le voile sur l’inconsistance de ce discours. D’un côté, les STN, leurs représentants et alliés affirment vouloir se conformer aux normes volontaires afin de garantir le respect des droits humains. De l’autre, elles mènent d’intenses campagnes visant à saper les initiatives qui les astreindraient à véritablement s’engager en faveur d’une conduite responsable et respectueuse des droits humains.
Le 29 juin 2021, dans le cadre de sa 47e session, le CoDH a organisé un panel sur les UNGPs lors duquel plusieurs intervenant·es de haut niveau ont pris la parole.
Dans le panel, il n’y a eu aucune voix discordante, pas même du côté syndical. Ainsi, dix ans après leur mise en œuvre, au lieu de reconnaître que c’est précisément le caractère non contraignant des UNGPs qui explique les piètres résultats obtenus, le panel s’est contenté de répéter tous les bienfaits de ces principes. De plus, nulle mention n’a été faite du processus visant à établir des normes contraignantes.
Le 30 juin 2021, la réunion plénière du CoDH s’est penchée sur une séance d’échange avec le Groupe de travail d’experts sur la question des droits de l’homme et des STN et autres entreprises. Ce Groupe de travail, créé en 2011 suite à l’adoption des UNGPs, a pour mandat de « promouvoir la diffusion et l’application efficaces et globales des Principes directeurs »[1]. Le Groupe de travail en question a présenté trois rapports[2] : un rapport général dressant un bilan de 10 ans des UNGPs et deux rapports thématiques portant sur la protection des personnes défenseures des droits humains et sur le rôle des institutions nationales des droits humains dans la facilitation de l’accès à la justice en cas de violations des droits humains par les entreprises.
Outre le manque d’autocritique et l’absence totale de référence et de reconnaissance aux initiatives visant à créer des normes contraignantes, l’élément qui saute aux yeux dans ces rapports est la promotion insistante du concept de diligence raisonnable. Or, cela n’est pas anodin.
Qu’est-ce que la diligence raisonnable ?
La diligence raisonnable est un concept selon lequel les entreprises doivent elles-mêmes élaborer des plans, permettant d’identifier et d’évaluer les risques d’impacts négatifs sur les droits humains dans le cadre de leurs activités. C’est dire que toute prévention et éventuelle réparation des violations de droits humains dans ce contexte se base uniquement sur la qualité de ces plans et la bonne foie de l’entreprise concernée.
La diligence raisonnable est aujourd’hui avancée par les pouvoirs politiques dominants, et de plus en plus par les STN elles-mêmes[1], comme LA solution. En effet, plusieurs initiatives dans ce sens se déploient actuellement autant aux niveaux national et régional qu’international. L’exemple le plus éclairant est la proposition de la Commission européenne d’élaborer une Directive de l’Union européenne sur la diligence raisonnable et la responsabilité des entreprises
Or, ce concept est une composante phare des UNGPs et s’inscrit dans le cadre de l’autorégulation par les STN elles-mêmes. En d’autres termes, bien que des progrès pourraient être réalisés dans la création de normes de diligence raisonnable « contraignantes » (comme c’est le cas pour le projet de directive européenne qui parle de diligence obligatoire), celles-ci seront toujours limitées dans le sens qu’il reviendra aux STN d’établir unilatéralement les plans qui définissent les possibles violations des droits humains. Ainsi, même en s’appuyant sur la notion de diligence obligatoire, il ne pourrait y avoir de sanctions que dans les cas où le lien entre le plan de la STN concernée et la violation serait démontrée, mais pas pour les violations des droits humains engendrées par les activités de la STN en général.
La responsabilité dans le cadre de la chaîne de valeur des STN, l’incorporation de mécanismes de responsabilité juridique, de mécanismes de suivi, de mise en œuvre et de sanctions sont tous des éléments fondamentaux pour l’efficacité de toute norme visant à la régulation des activités des STN. Ils pourraient effectivement figurer dans une loi de « diligence raisonnable », mais seraient toujours liés au plan de risque élaboré et évalué par les STN elles-mêmes. C’est dire que la diligence raisonnable (même obligatoire), telle que prônée par ses promoteurs, est un concept restrictif. D’où la nécessité d’aller au-delà de ce concept.
Les mouvements sociaux ripostent
Face à ces démarches et manœuvres, les mouvements sociaux et les représentant·es des communautés affectées par les activités des STN se sont mobilisés, s’appropriant des espaces disponibles au sein de l’ONU pour en faire un terrain de lutte contre l’impunité des STN. A noter que les revendications populaires sont présentes à l’ONU depuis plus de trois décennies pour exiger la fin de l’impunité et la création de lois contraignantes pour encadrer ces géants économiques.
La Campagne mondiale pour revendiquer la souveraineté des peuples, démanteler le pouvoir des STN et mettre fin à l’impunité (Campagne mondiale)[2], un réseau de plus de 250 mouvements sociaux, organisations de la société civile, organisations paysannes et syndicats, lutte en faveur de l’élaboration de normes contraignantes pour encadrer les activités des STN et développe en ce sens des stratégies de plaidoyer au sein du CoDH. Elle participe activement entre autres aux travaux du Groupe de travail intergouvernemental qui est en train de négocier le Traité contraignant sur les STN.
Le 30 juin 2021, sept organisations membres de la Campagne mondiale[3] ont présenté une déclaration conjointe en réunion plénière du CoDH, en réponse à la présentation du Groupe de travail d’experts susmentionnée. Lors de cette prise de position, ces organisations ont exprimé leur profonde inquiétude quant à la tendance générale, et en particulier dans le contexte des activités de ce Groupe de travail, à réduire la responsabilité juridique des STN à la composante étroite de la diligence raisonnable. Il a été question de demander au Groupe de travail d’experts de comprendre son mandat dans un sens plus large (en prenant comme référence la résolution 26/9 du Conseil des droits de l’homme qui est à l’origine du processus visant à élaborer le Traité contraignant sur les STN), afin de renoncer à cette perspective réductrice, et de tenir compte du fait que la responsabilité juridique des STN doit englober un ensemble d’éléments cruciaux, y compris des questions de prévention, au-delà de la diligence raisonnable. Cette déclaration lance également un appel aux États membres de l’ONU à s’engager de manière constructive dans le processus du Traité contraignant – seule voie pour avancer vers un encadrement effectif des STN.
Les organisations membres de la Campagne mondiale ont également été actives dans l’enceinte onusienne à travers l’organisation de deux conférences parallèles portant sur différents aspects de plaidoyer en faveur du Traité contraignant.
La première conférence, tenue le 23 juin 2021 et intitulée « Le droit à la ville et le Traité contraignant de l’ONU sur les STN et les droits humains »[4], a vu la participation de représentant·es d’autorités et d’organisations locales qui ont souligné l’impact des STN au niveau local et les possibilités offertes par l’adoption d’un traité contraignant de l’ONU dans la perspective du droit à la ville[5]. En effet, les mouvements sociaux et les autorités locales sont de plus en plus confrontés au pouvoir de ces entités : de la financiarisation du marché du logement, à la monopolisation des chaînes d’approvisionnement alimentaire, en passant par la pollution de l’environnement urbain et la privation du droit à l’eau, à la santé et autres, de plus en plus de collectivités locales et urbaines sont affectées par les STN. La question de l’impunité des STN n’est donc pas, comme souvent dans l’imaginaire commun, uniquement un problème des périphéries, des pays du Sud, des campagnes ou des populations vivant dans les zones d’extraction des ressources naturelles, mais aussi bel et bien un problème urbain. D’où la nécessité de plaider aussi à partir des communautés urbaines en faveur de nouvelles normes juridiques capables de mettre sur la table des propositions concrètes et viables pour démocratiser nos sociétés et pour augmenter les espaces démocratiques locaux via la mise en place de modèles alternatifs au développement économique et urbain prôné par les STN. En 2020, une déclaration intitulée « Appel aux autorités locales pour soutenir le traité contraignant des Nations Unies »[6] a été publié, démontrant l’intérêt des milieux urbains pour un traité ambitieux en la matière qui pourrait permettre de progresser vers un nouveau paradigme du droit à la ville.
La deuxième conférence organisée par la Campagne mondiale lors de la 47e session du CoDH s’est déroulée le 29 juin 2021. Intitulée « Big pharma vs the people in times of COVID : Ways of guaranteeing the right to health »[7], cet événement a été l’occasion de dénoncer les agissements néfastes des STN dans le contexte de la pandémie de Covid-19, évoquant ainsi l’urgence de soutenir l’élaboration et l’adoption d’un Traité contraignant visant à réglementer les STN, et en particulier les compagnies pharmaceutiques qui entravent l’accès aux médicaments et à la santé pour toutes et tous. Lors de cette conférence, les panélistes ont échangé sur différentes stratégies pour s’attaquer à l’impunité et à la discrimination qui prévalent dans le domaine de la santé. Il a été aussi question de revendiquer la suspension des droits de propriété intellectuelle sur les vaccins et médicaments liés au Covid-19, qui permettent aux STN de garder le contrôle sur la santé publique et la commercialisation des médicaments. Enfin, les différent·es intervenant·es ont discuté de comment l’adoption d’un Traité digne de ce nom pourrait contribuer à encadrer les activités de Big Pharma et, par conséquent, à renforcer les capacités locales et nationales pour faire face à des chocs sanitaires comme celui du Covid-19.
Conclusion
Les UNGPs et tout l’arsenal des normes volontaires sont des outils dans les mains des élites dominantes et ne répondent pas aux besoins des peuples et communautés affectées. C’est la raison pour laquelle ils sont et demeurent l’objet de controverses au sein des débats onusiens.
Le CoDH, et de manière générale l’ONU, sont des espaces importants pour les luttes en faveur de la justice sociale et d’un monde plus équitable, à condition que les peuples s’en saisissent.
À l’inverse, l’ONU est bien évidemment aussi un terrain de domination pour les grandes puissances et les pouvoirs économiques qui visent à instrumentaliser ces espaces pour protéger leurs privilèges. C’est pourquoi la voix des STN est très forte et très présente dans cette enceinte. Et c’est aussi pourquoi s’emparer de ces espaces est fondamental pour contrecarrer toute tentative d’instrumentalisation, tout en avançant vers l’adoption de normes progressistes correspondant aux besoins et revendications populaires, comme un traité contraignant pour encadrer les activités des STN.
Raffaele Morgantini, représentant permanent du CETIM auprès de l’ONU
[1] Mme Michelle Bachelet, Haute-Commissaire aux droits de l’homme, M. John Ruggie, artisan des UNGPs, Mme Sharan Burrow, Secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale, Mme María Fernanda Garza, Vice-Directrice de la Chambre de commerce internationale, une des plus grandes organisations représentant les intérêts des STN au niveau des institutions internationales ainsi que plusieurs ministres de différents pays.
[2] https://www.ohchr.org/en/issues/business/pages/wghrandtransnationalcorporationsandotherbusiness.aspx
[3] Pour voir les rapports: https://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/RegularSessions/Session47/Pages/ListReports.aspx
[4] Voir « List of Large Businesses, Associations & Investors with Public Statements & Endorsements in Support of Mandatory Due Diligence Regulation » : https://www.business-humanrights.org/en/latest-news/list-of-large-businesses-associations-investors-with-public-statements-endorsements-in-support-of-mandatory-due-diligence-regulation/
[5] https://www.stopcorporateimpunity.org
[6] CETIM, Corporate Accountability International, Transnationale Institute, FIAN International, Friends of the Earth International, American Association of Jurists, the International Association of Democratic Lawyers
[7] https://www.youtube.com/watch?v=0aD9tpkdkbU
[8] Le droit à la ville est un concept proposé pour la première fois en 1968 par Henri Lefebvre dans son livre « Le Droit à la Ville ». Cette idée a été reprise plus récemment par des mouvements sociaux, des penseurs et certaines autorités locales progressistes comme un appel à l’action pour reconquérir la ville comme un espace commun, à l’abri des conséquences destructrices du capitalisme et de la marchandisation de l’économie. Il est important d’appréhender le droit à la ville comme un droit collectif plutôt qu’individuel, car tout processus de transformation de ce type dépend inévitablement de l’exercice d’un pouvoir collectif pour remodeler les processus d’urbanisation.
[9] https://bindingtreaty.org/local-authorities-in-support-to-the-un-binding-treaty/