avril 27, 2022

Un multilatéralisme des masses et des multitudes

Amélie Canonne

Réinvestir la question multilatérale : un chantier stratégique pour la gauche


Le multilatéralisme est un fait, installé dans la gestion des affaires internationales depuis le 17ème siècle. Mais il a beau faire figure d’évidence, il est très difficile à penser, et particulièrement pour les forces sociales et politiques progressistes de gauche, et cela pour de multiples raisons. Tout d’abord, tout le monde ou presque se réclame du multilatéralisme, depuis les défenseurs d’un internationalisme ancré dans la solidarité internationale jusqu’aux leaders les plus conservateurs et même les plus belliqueux, à quelques exceptions près (la Corée du Nord, principalement).

Ensuite, l’histoire du multilatéralisme, depuis la “proto-colonisation” des compagnies commerciales européennes aux 16ème et surtout 17ème siècles, est profondément “moderniste”, nourrie d’une vision de l’imbrication entre l’expansion du marché global et le “progrès” social et politique.

De plus la forme institutionnelle du multilatéralisme contemporain s’est structurée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : c’est celui des vainqueurs de 1945, porteurs d’un modèle colonial, impérial même, d’exploitation de la planète et de ses habitant.e.s, exportateurs d’une vision techno-bureaucratique de l’Etat et de sa relation avec le capital. L’Etat est l’élément central de cette structuration internationale, en raison du monopole dont il dispose encore aujourd’hui en tant qu’acteur énonciateur et décideur du droit international.

Enfin, le multilatéralisme “du haut” pose des problèmes d’équité et de justice évidents, notamment du fait des lacunes de ses instruments d’application. Le Conseil de sécurité n’est pas légitime, et son droit de veto encore moins ; les instruments de garantie et de protection des droits humains ne sont garantis (pour la plupart) par aucun dispositif légal véritablement efficace. Dans le même temps, la légitimité de la Cour pénale internationale est remise en question par un grand nombre de pays du Sud.

Le mythe de l’âge d’or multilatéral

Bien entendu la droite compte de nombreux détracteurs de la notion de multilatéralisme, à partir d’un constat d’inefficacité « coûts-résultats », ou du déficit de responsabilité (au sens “accountability”) des acteurs supra- et transnationaux. Bien souvent, ces reproches occultent la nostalgie d’une forme fantasmée de souveraineté rabattue aux frontières nationales, qui en réalité n’existe plus depuis cinq cent ans, voire n’a jamais existé : un rêve de souveraineté unilatérale, absolue, au nom de l’immuabilité de frontières, dont l’histoire longue montre pourtant la labilité.

L’avènement d’une nouvelle génération de leaders d’extrême-droite à la tête d’États importants (Brésil, Russie, Etats-Unis d’Amérique, Inde, par exemple) dans le système mondial a nourri l’essor de ces critiques de la part des conservateurs plus classiques, empressés de fustiger le refus de la ratification de l’Accord de Paris par Donald Trump, la stratégie d’entrisme de Pékin dans les institutions internationales, les violations du droit international par Jair Bolsonaro…  Les responsables politiques “illibéraux” ont effectivement introduit un style beaucoup plus décomplexé de gestion des affaires internationales, tranchant avec les répertoires classiques de la diplomatie. Dans les capitales européennes, on considère que tout était parfait jusqu’en 2016, alors même que les Etats-Unis rechignaient déjà depuis des décennies à financer certains programmes des Nations unies qui leur déplaisent (de soutien à la planification familiale et au droit à l’avortement dans les pays du Sud, par exemple), et n’ont jamais hésité à différer leurs contributions quand cela leur permettait de peser sur les choix d’intervention de certaines agences onusiennes.

Cette réinvention d’un âge d’or multilatéral renvoie aux années 1960-1970, quand le monde “en développement” opérait avec une certaine cohésion au sein de l’appareil onusien, et s’inspire de réalisations effectivement historiques qui entretiennent cette illusion de concorde universelle : les pactes de 1966 relatifs aux droits civils et politiques d’une part, économiques, sociaux et culturels d’autre part, ou encore l’organisation de la Conférence des Nations unies sur l’environnement à Stockholm(1972) en sont des exemples.

La décennie 1990 a également vu la succession de conférences internationales qui promettaient beaucoup dans le domaine des droits humains et des droits sociaux, alors que le droit international de l’environnement s’est considérablement développé à cette même période, à la fois en principes et en normes. Les sociétés civiles du monde entier se sont connectées, et sont parvenues à peser sur le devenir du monde par leurs résistances, par exemple dans la mobilisation contre l’Accord multilatéral sur l’investissement de l’OCDE, en 1998.

Cette vision idéalisée du multilatéralisme, risque d’occulter que la mainmise du monde industrialisé sur les décisions et les appareils multilatéraux ne s’est jamais démentie, et que les grandes avancées, sur le terrain de la gouvernance internationale, sont presque toujours intervenues à la condition qu’elles ne menacent pas les intérêts du monde industrialisé, et qu’elles s’inscrivent dans le mouvement d’universalisation de ses valeurs et de ses normes (y compris lorsque celles-ci se sont forgées au cours de batailles morales et politiques, par exemple pour les droits des femmes, ou les droits au travail). On ne peut s’empêcher de penser que l’axe Trump-Bolsonaro-Poutine et cie a été perçu comme un risque précisément parce qu’il menaçait de bouleversement cette stabilité dysfonctionnelle. 

Une valeur cardinale de la gauche à réinventer

Il existe aussi une critique de gauche du multilatéralisme, par les penseurs marxistes mais aussi par les théories féministes ou anti-racistes, appuyée sur des observations indiscutablement déstabilisantes : par exemple celle de l’alliance objective entre un certain nombre d’institutions internationales (bureaucratie ou régimes) et les acteurs du capitalisme financier, ou encore les violences sexistes qui ont presque toujours accompagné les opérations de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), ou l’immunité judiciaire systématique dont bénéficient les responsables politiques et économiques du Nord au plan international.

Mais le multilatéralisme reste une valeur cardinale de la gauche internationaliste, sans forcément que celle-ci interroge honnêtement ses impensés, ses injustices, et ses échecs. Et sans que nous ayons conscience de la nouveauté de l’expérience d’institutionnalisation de la régulation multilatérale, depuis 1919. En outre on a vu émerger, après la 15ème Conférence des parties (COP15) de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC), à Copenhague, en 2009, une génération activiste nouvelle, créative, influente, déçue par les apories des négociations internationales, en recherche de solutions concrètes, directement praticables, à même d’être diffusées dans la population et les territoires, pour qui le développement d’un récit international tend plutôt à l’atrophie des imaginaires et des capacités de l’action citoyenne. 

A dire vrai, il est inévitable que des outils pensés il y soixante ans, dans un cadre moral, idéologique, politique, économique, social, technologique… sans aucun rapport avec ce que nous vivons, ne soient plus en mesure de répondre aux problèmes d’aujourd’hui. Mais il l’est moins, de la part de notre famille intellectuelle et politique, de ne pas prendre le sujet à bras le corps alors que nous avons établi, en vingt-cinq ans, une analyse internationale solide, dont la réalité (crise écologique, sociale, sanitaire…) montre toute la pertinence. L’éclatement d’une pandémie mondiale et la guerre sur le continent européen confirment si besoin était que la notion de sécurité issue du compromis de 1945 est obsolète. 


Photo : Mathias P.R. Reding / Unsplash

De puissantes dynamiques sociales transnationales

Il est alors possible d’aborder l’analyse en distinguant une approche normative, qui se concentre sur les institutions, les règles et les normes internationales, et une approche plus descriptive, qui reconnaît l’existence de dynamiques sociales (au sens large) transnationales multiples, sources de transformations, de recompositions, de possibilités comme de problèmes inédits. Or l’armature internationale contemporaine ne parvient pas à analyser ces dynamiques, ni à les réguler de façon à préserver les droits des générations actuelles et futures, dans la diversité de leurs besoins.

Prenons seulement quelques exemples qui montrent la vitalité et la puissance de ces dynamiques sociales transnationales : les premiers accords multilatéraux sur l’environnement datent de la fin du 19ème siècle et procèdent moins d’efforts interétatiques que de ceux de sociétés savantes et d’acteurs économiques locaux qui avaient compris les risques de la surexploitation des écosystèmes pour leur activité. L’internationale ouvrière, née au tout début du 20ème siècle, a changé de forme, elle est traversée de débats et de contradictions mais sa profondeur et son utilité ne se sont jamais démenties.

Plus récemment, en 2011 (dans le monde arabe et méditerranéen, ou aux Etats-Unis d’Amérique), puis en 2018-2019 (Soudan, Chili, Algérie, Hong Kong, France…), nous avons vu se soulever plusieurs vagues d’un mouvement social et citoyen transnational révélateur de souffrances et de colères partagées .

Tous, de la même manière que les mouvements Black Lives Matter et Me Too, forment en quelque sorte un multilatéralisme “par le bas”, qui trouve toujours des chemins culturels, sociaux, mais qui ne jouit d’aucune traduction politique, quand bien même personne ou presque ne nie plus le caractère durablement planétaire des oppressions et des crises qui sont en jeu et des réponses qu’il est urgent de leur apporter.

Les forums sociaux mondiaux nés dans les années 1990 ont cherché à se constituer en espace-temps hybrides de ce point de vue, à la jonction entre les grandes conférences internationales (Davos, assemblées des institutions de Bretton Woods, conférences des Nations unies) et les mouvements citoyens, comme théâtres d’amplification de la parole des exclu.e.s et des sans voix.

La participation des mouvements et organisations aux « COP climat » (à la fois dans les négociations et dans la rue) proposent un autre modèle “mixte” dont il serait fertile de discuter les apports, et les limites. Ces COP montrent autant l’inadéquation du dispositif de participation de la société civile tel que pensé par les conventions internationales négociées dans les années 1990 (même si elles sont moins connues, les conventions de Rotterdam (produits chimiques), de Bâle (déchets), de Stockholm (polluants organiques), la Convention sur la biodiversité (CBD)… prévoient la participation des ONG expertes du dossier) que l’opportunité d’amplification qu’elles apportent aux mouvements transnationaux.

Mais d’une globalisation des expériences, de la création  et des contestations, dans les années 1990-2000, en réponse à la forme financière de la mondialisation, l’organisation transnationale des acteurs de résistance s’est épuisée – noyée parfois aussi dans les innovations digitales, qui ont pu nourrir une certaine illusion de pouvoir citoyen, en réalité assez peu partagé. La “gauche” s’est réfugiée dans des limites territoriales connues, et accessibles à la critique, à défaut d’influence.

La défiance des peuples, et des mouvements sociaux et citoyens, à l’égard des institutions multilatérales, onusiennes, notamment, s’explique largement : la bureaucratisation, l’opacité, la technicisation, l’absence complète de redevabilité vis à vis des citoyen.ne.s, et le défaut de tout effort de mise en débat des négociations internationales dans les pays, les communautés locales, avec les acteurs sociaux et les minorités discriminées… suffiraient à la justifier. Et elles ont peu de résultats à montrer en dehors de la promesse du fait que les inégalités seraient encore bien plus graves, et les guerres bien plus nombreuses, n’était-ce leur présence depuis 1948.

Réinvestir la question multilatérale

En réalité le “multilatéralisme” d’en haut est traversé par les paradoxes : inopérant à l’aune de la gravité des risques, et de la profondeur des inégalités, condamnable lorsqu’il légalise l’illégitime (et inversement), mais prolifique, malgré tout, sur nombre de terrains réglementaires, par exemple le droit international de l’environnement, le droit humanitaire, la documentation (indispensable) des situations nationales et locales au plan des droits humains, et même l’action consultative et contentieuse, par exemple au Tribunal international de la mer, à la Cour internationale de justice, en dépit de leur relative invisibilité…

Le multilatéralisme n’est ni de gauche ni de droite par nature. Et il peut autant servir l’intérêt général, par exemple lorsqu’il favorise l’émergence d’un consensus universel autour de nouveaux droits – aussi difficile soit-il de les faire respecter-, qu’agir à son encontre ; c’est le cas quand le Conseil général de l’Accord sur les aspects de propriété intellectuelle liés au commerce (AADPIC), à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), n’est pas capable de s’entendre pour accepter l’octroi de licences d’office à des entreprises ou des gouvernements au Sud qui pourraient fabriquer des traitements médicaux indispensables à la santé publique.

Mais une chose est sûre : il n’y a aucune fatalité à ce qu’il soit moins démocratique, ou plus brutal, ou moins juste, que la vie locale ou nationale. Empruntons à Bruno Latour : il n’y a de monde commun que celui que nous fabriquons, constamment, de règles communes que celles que nous choisirons, sans céder à la paralysie imposée par des figures institutionnelles ou politiques valides en leur temps, peut-être, mais qu’il nous incombe continuellement de ré-agencer.[1]

Or lorsque l’Union européenne s’en arroge le monopole, elle suggère l’universalité, autant que l’intemporalité, d’un modèle multilatéral dans lequel la globalisation économique et financière diffuse la paix et la démocratie parlementaire en même temps que les marchandises et les capitaux. Il ne se passe pas un G7, ou un G20, qui n’exhorte le monde au renouveau du multilatéralisme, de même que les leaders des BRICS, dont Bolsonaro, Poutine ou Xi, réunis en sommet, disent régulièrement souhaiter son approfondissement et sa plus grande “inclusivité”.

L’initiative de l’OCDE sur la taxation des multinationales, d’apparence louable puisqu’elle conduit à fixer un taux d’imposition minimale aux géants de l’économie en ligne, procède en réalité d’une volonté de simplifier les circuits de la négociation internationale sans s’encombrer des lenteurs des processus de dialogue et de délibération collectifs, et incarne bien cette démocratie mondiale en trompe-l’œil : les pays en développement ont été invités à souscrire à l’initiative “BEPS” (pour ‘Base erosion and profit shifting’)/G20 en 2015 seulement, alors que le cadre des 15 mesures était déjà négocié et approuvé entre les pays de l’OCDE, avec le G20, et pour être “formés” à sa mise en œuvre à travers des actions de coopération fiscale.

Ces constats forment une invitation à la gauche, et à tous nos mouvements, à réinvestir la question multilatérale. Car “un autre multilatéralisme est possible”. Tout comme nous savons que les changements culturels, sociaux, politiques, ne s’imposent ni du haut, ni du dehors, la transformation mondiale passe par l’approfondissement de toutes les formes de socialisations transnationales (même confrontationnelles, dès lors qu’elles demeurent pacifiques), y compris – et même avant tout – celles qui opèrent à bas bruit, dans les marges. Elle procédera aussi de l’appropriation populaire de toutes les discussions, et négociations, à l’œuvre dans les enceintes multilatérales: aussi imparfaites soient-elles, en raison des biais culturels, idéologiques, démocratiques qui les affaiblissent, nombre d’entre elles font un travail d’expertise et de réglementation colossal, qui devrait être l’affaire de tou.te.s, en particulier quand les efforts du monde des affaires pour confisquer nos choix ne faiblit pas, loin de là, dans les institutions telles que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les Conférences sur le climat ou la biodiversité …

Des principes partagés pour la transformation du système international

Un certain nombre de propositions s’est consolidé au fil des dernières années parmi les mouvements sociaux et citoyens, fondé sur une analyse partagée : le gouvernement du monde est aujourd’hui piloté par l’argent, les multinationales, et les élites politiques qui les soutiennent en tentant de nous faire croire qu’elles servent l’intérêt général. 

C’est en particulier le cas du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale et de l’Organisation mondiale du commerce, et le mandat comme la gouvernance de ces organisations sont totalement obsolètes au regard des défis humains et écologiques : elles doivent faire l’objet d’une remise à plat et, au minimum, être liées à l’ONU sous la forme d’institutions spécialisées dont les statuts devraient prévoir spécifiquement leur subordination à l’Assemblée générale, et aux principaux instruments de droit international conventionnel ou non (Charte des Nations unies et Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) Pactes de 66, conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT), accords multilatéraux sur l’environnement, la couverture sanitaire universelle, conventions sur les droits des enfants, des travailleur.euses migrant.e.s, des personnes en situation de handicap, entre autres).

Si l’ONU reste le cadre légitime pour organiser le dialogue et la coopération dans le monde,  sa réforme est indispensable, notamment celle du Conseil de sécurité et du chapitre 7 de la Charte des Nations unies, afin de supprimer le droit de veto, d’élargir le Conseil autour d’un système de sièges permanents par région mais tournants par pays, d’imaginer un système de “super” majorité (par exemple aux ¾) concernant les interventions de maintien de la paix (qui devraient se  concentrer sur la protection des populations et l’application du droit humanitaire international). L’Assemblée générale doit démocratiser son fonctionnement, par l’évolution de ses règles de décision et par une reconnaissance de la parole des peuples et des mouvements sociaux et citoyens, y compris des peuples autochtones et premiers. Il est également nécessaire d’établir des protections étanches vis-à-vis de l’influence de la sphère économique et financière privée : l’indépendance et l’impartialité des organes de décision et d’action doivent être indubitables. 

La compréhension de l’imbrication des crises sociales, écologiques et économiques a aussi permis aux intellectuels progressistes, de même qu’aux mouvements sociaux et citoyens, de s’accorder sur certains principes partagés pour la transformation du système international, par exemple :

  • l’exigence d’une redistribution économique au plan international, à la fois via des transferts de réparation et de prévention des dommages, mais également par la justice fiscale ;
  • une perspective pour le moins critique vis à vis des mécanismes de marché, et des dispositifs fondés sur la compensation des “externalités” sociales et environnementales ;
  • l’effort de désarmement mondial et la non-prolifération nucléaire ;
  • le contrôle démocratique et la redevabilité de toutes les opérations pluri- et multilatérales de défense et de maintien de la paix ;
  • l’abandon des énergies fossiles ;
  • la sanctuarisation absolue de certains biens communs vis à vis du marché, et de la financiarisation (les deux pôles, l’Amazonie, les aquifères et les fleuves, pour citer quelques exemples)  ;
  • la responsabilisation des acteurs économiques privés tout au long de leur chaîne de production et le conditionnement de tous les soutiens publics à leur exemplarité s’agissant du respect des droits économiques, sociaux, environnementaux, culturels des populations ;
  • l’actualisation du cadre normatif international post-Seconde Guerre mondiale qui régit le statut des individus migrants, réfugiés et déplacés et qui prive nombre d’exilé.e.s de droits et d’assistance effective. Cela implique entre autres d’offrir une protection et/ou un statut en droit international pour les victimes des violations des droits économiques, sociaux et environnementaux. 

Par-delà l’Etat

Mais toutes ces propositions ont en commun de toucher au cœur dysfonctionnel du système international : le maintien, par-delà toutes réformes et crises, de l’Etat comme son fait central, et l’impensé de son dépassement.

L’idéologie de la souveraineté étatique, autocentrée, s’inscrit en faux contre l’objectif de régulation multilatérale, qui requiert de penser le rapport à l’autre et des intérêts qui pourraient être contraires à ceux de la Nation. Et dans le même temps, le droit international construit depuis 1945, qui fait référence dominante, y compris à gauche, a consolidé l’Etat et son hégémonie, qui ne s’est jamais démentie en droit.

Or plusieurs phénomènes obligent à une évolution de cette conception :

  • la multiplicité des acteurs jouant un rôle au niveau international, des grandes entreprises multinationales aux ONGs, et les outils qui, comme internet, sont d’emblée mondiaux. L’état des opinions publiques et les mobilisations populaires ont une influence directe sur la décision publique, comme l’avaient montré, dès les années 1970, les mobilisations massives contre la guerre au Vietnam. Cela est encore plus vrai aujourd’hui où des questions comme la lutte contre le changement climatique ou la régulation des activités des entreprises multinationales se sont imposées à l’agenda sous la pression des mutations culturelles et sociales et des mouvements citoyens transnationaux. Les communautés locales s’organisent aussi en réseaux transnationaux pour peser sur la formulation des règles de gestion de certains biens communs, par exemple les rivières, les forêts, et proposent des régimes hybrides de propriété et de gouvernance qui influencent directement les négociations internationales et leurs résultats. 
  • L’articulation fonctionnelle entre des principes également au cœur du droit international est caduque : le principe de souveraineté et d’intégrité territoriale des Etats et le droit des peuples à l’autodétermination n’ont pas trouvé de réconciliation au-delà du mouvement de décolonisation des années 1960-1970. Or nombre de peuples, sur absolument tous les continents, remettent en question l’intangibilité des frontières et nous obligent à penser par-delà l’Etat, des formes de “gouvernance” et de régulation sub- ou supra-nationales. C’est aussi bien le cas pour répondre aux demandes de souveraineté de certains peuples natifs que face au défi de protection de biens communs mondiaux, que la seule coordination inter-étatique ne parvient pas à traiter, quand les gouvernements ne sont pas, eux-mêmes, à l’origine des menaces.
  • La question coloniale n’est pas résolue. S’agissant des territoires occupés ou qualifiés de “non-autonomes” car sous tutelle d’un gouvernement souverain externe, la Quatrième commission de l’Assemblée générale qui s’y consacre depuis 1961 poursuit d’ailleurs annuellement ses travaux. Mais le rapport entre le droit international et la question coloniale est plus complexe que le seul inventaire des règles traçables dans les textes qui pourraient soutenir les revendications des peuples colonisés. Car dès l’âge moderne, le droit international s’est construit comme instrument d’assujettissement, à travers les efforts de théorisation entrepris pour légitimer les conquêtes en Amérique, ou la dévolution de compétences d’énonciation et d’application de la justice aux compagnies commerciales impériales dans les comptoirs, par exemple, qui préfigurent le droit international de l’investissement contemporain.

Les standards occidentaux de la justice, et ses représentations culturelles, se sont également diffusés à travers les institutions judiciaires internationales, notamment criminelles, instrumentalisées et appropriées par les élites post-coloniales. Or si un certain nombre d’obligations et de besoins, pour les auteurs des délits et des crimes comme pour leurs victimes, sont universels, les réponses légales doivent être pensées dans la particularité des contextes et des histoires, et en aucun cas en déconnexion des sociétés qu’ils concernent. L’expérience des tribunaux pénaux internationaux, en Yougoslavie et au Rwanda, montre les limites d’une justice internationale qui s’opère à des milliers de kilomètres des victimes et qui ne peut juger que les crimes dans lesquels les Etats et leurs agents sont directement impliqués.

Pourtant la centralité de l’Etat, de même qu’une perspective surplombante, son exceptionnalité, sa nature prioritairement pénale, forgées avec les procès de Nuremberg, caractérisent toujours la pensée de gauche s’agissant de la justice internationale.

Renforcer l’application du droit international

L’une des voies de revitalisation du multilatéralisme consiste tout d’abord à le remettre à sa juste place : les besoins locaux devraient trouver des réponses (subventions, protections…) locales dès lors que celles-ci n’ont que des effets mineurs outre-frontière. Et il nous incombe d’inventer des formes de justiciabilité des droits humains à la fois réparateurs, effectifs, ancrés et acceptables localement.

C’est d’autant plus vrai que les acteurs économiques transnationaux sont hors de contrôle et le modèle de juridiction adossé aux Etats n’assure aucune matérialité aux droits humains, sociaux, environnementaux, à la fois du fait des limites qu’il impose (nationalité / présence sur le territoire / effets directs sur la sécurité ou l’ordre public) et de la possibilité, pour les groupes privés, d’organiser leur immunité de fait, aussi bien au plan civil que criminel. C’est un terrain de mutation et d’innovation légale très dynamique, à l’évidence, car les contentieux se multiplient et forcent les juges à clarifier le droit, aux Etats-Unis d’Amérique, au Canada, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, par exemple. Mais les acteurs de gauche sont en retrait sur ce terrain pourtant stratégique.

Enfin, l’effectivité du droit international dépend presque entièrement des États, qu’ils acceptent, exceptionnellement, la juridiction de cours internationales, ou qu’ils soient responsables de son application via les tribunaux domestiques (ainsi fonctionnent la plupart des accords de droit international).

La saisine et l’auto-saisine de la Cour internationale de justice (CIJ) pourrait être facilitée afin de faire valoir le droit international face à la non-coopération, la prédation des écosystèmes et du vivant, ou la violation des droits de leurs populations par certains Etats. Cela permettrait de proposer des interprétations utiles à la clarification du droit et de la responsabilité des Etats en cas de manquement. Mais la saisine de la CIJ est le fait des Etats exclusivement, et dans quelques cas exceptionnels des Nations unies.

Or les “internationalistes” (au sens large) réservent l’essentiel de leur attention à l’élaboration et aux transformations normatives substantives, qu’elles exigent “contraignantes”, et délaissent la réflexion sur les processus et les procédures à même de renforcer l’application de ce droit. La contrainte ne se matérialise pas – et même moins qu’on ne le croit – exclusivement par l’instauration de dispositifs judiciaires ad hoc qui seraient assortis de sanctions – dont la mise en œuvre reste de toute façon, en l’état actuel, le monopole des Etats.

La gauche est donc face à un chantier intellectuel, et stratégique, majeur : penser, et faire avancer, un multilatéralisme “des masses” et des multitudes.

Amélie Canonne est diplômée en sciences politiques et en droit international, elle a travaillé vingt ans comme responsable de campagnes, en France et à l’international sur des sujets liés au commerce, à l’investissement et aux multinationales ainsi que sur les questions climatiques et environnementales. Elle a été directrice générale d’Attac France, puis présidente du CRID, collectif d’associations de solidarité internationale.

[1] Bruno Latour, “Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer” in Multitudes 2011/2 (n°45) https://www.cairn.info/revue-multitudes-2011-2-page-38.htm