décembre 3, 2020

L’initiative pour une entreprise responsable : La dernière bataille des multinationales ?

Eva Wuchold

Une courte défaite pour le référendum suisse sur la responsabilité des entreprises


Le 29 novembre, l’initiative “pour des multinationales responsables” a été soumise au vote en Suisse. Les résultats définitifs ont donné une proportion favorable de 50,7% des votants. Toutefois, cette initiative n’a pas été acceptée, du fait du résultat au niveau des cantons : seuls 8,5 cantons ont dit oui, 14,5 cantons l’ont refusée (le chiffre décimal est dû au fait que certains petits cantons comptent pour moitié). En effet, comme l’initiative proposait un amendement constitutionnel, la législation suisse exige que, pour être adoptée, celle-ci obtienne le soutien de la population – “la majorité du peuple” – mais également l’approbation de “la majorité des cantons”.

Un an auparavant, le taux d’approbation était significativement plus élevé dans toute la Suisse. L’initiative pour des multinationales responsables a été portée par une large coalition de 130 organisations de défense des droits humains et de l’environnement, dont de nombreuses organisations bien connues de développement, de paix, de droits de l’Homme et environnementales. Beaucoup de petites et moyennes entreprises et des membres de tous les partis politiques, ainsi qu’une coalition des Eglises suisses ont également soutenu l’initiative. De même qu’une très grande partie de la population suisse. Les drapeaux déployés aux fenêtres et aux balcons faisaient partie du paysage depuis plusieurs années. A Genève difficile de trouver une rue qui en est dépourvue.

Le vote de dimanche a donc suscité beaucoup de discussions en Suisse. La campagne du « lobby des entreprises », qui a tenté de discréditer l’initiative par de fausses déclarations, a été clairement critiquée. Dans les semaines précédent la votation, des déclarations trompeuses ont eu un fort impact médiatique. Les opposants à l’initiative ont fait valoir que la modification de la loi entraînerait un renversement de la charge de la preuve, que les règles de responsabilité seraient alors uniques au monde et qu’il y aurait de très nombreuses poursuites. Plus le jour du référendum approchait, plus la résistance du monde des affaires contre le projet de loi était forte. Le parti d’extrême-droite, l’UDC, s’est également opposé à l’initiative de manière agressive. La clarification des faux arguments par les promoteurs de l’initiative n’a suffit a changer la donne.

Reste à voir maintenant si le signal pour la Suisse en tant que place économique, et donc pour les multinationales qui s’y sont installées, sera aussi positif qu’elles semblent le penser. Ainsi, si les milieux économiques suisses, par ailleurs libéraux, avaient accepté l’initiative, celle-ci aurait pu donner un signal fort – contrairement à la propagande des associations professionnelles.

Dès 2010, la Commission internationale des juristes (CIJ), mandatée par une coalition de dix ONG suisses, a publié une étude examinant comment la Suisse remplissait ses obligations en matière de protection des droits de l’Homme et de l’environnement contre les abus et violations commises par les entreprises. Le point de départ de la Commission était le fait que la Suisse soit le siège de nombreuses multinationales actives dans des secteurs tels que les produits pharmaceutiques, les produits chimiques, la construction mécanique, l’alimentation et les services financiers. La Suisse a donc de ce fait une obligation particulière de protection incombant à l’État. L’étude a révélé des lacunes dans la législation et la politique suisses existantes, telles que l’absence d’un plan d’action dans le domaine des droits de l’Homme et des entreprises. En raison des lacunes de la législation suisse en matière de promotion des droits de l’Homme, l’étude a révélé que les entreprises ne sont en principe pas responsables des activités de leurs filiales – et vice versa.

Des études menées par des ONG présentent également sous un jour très défavorable les activités des entreprises suisses à l’étranger. Une recherche documentaire menée par Greenpeace Suisse sur LafargeHolcim a révélé 122 cas d’abus scandaleux dont l’entreprise est responsable ou devrait en assumer la responsabilité, principalement des cas de pollution de l’environnement et de violation des droits de l’Homme. Une recherche de Public Eye a révélé que la société Glencore est responsable d’accidents mortels, du travail d’enfants et de graves impacts sur l’environnement local liés à l’extraction de zinc, de plomb et d’argent dans la mine de Porco, sur les hauts plateaux boliviens. L’initiative avait ciblé l’industrie des matières premières comme un secteur particulièrement problématique. La Suisse abrite en effet certaines des plus grandes sociétés de commerce de matières premières au monde, dont Glencore, un producteur et distributeur de métaux, de minéraux, de charbon et de pétrole, première cible des promoteurs de l’initiative.

De fait, une enquête menée, dès 2016, par les promoteurs de l’initiative pour des multinationales responsables, a montré que 92 % de la population suisse souhaiterait voir les entreprises respecter les droits de l’Homme et les réglementations environnementales à l’étranger. Dans un sondage représentatif similaire réalisé par infratest dimap en Allemagne, en septembre 2020, 75 % des personnes interrogées se sont déclarées favorables au respect des droits de l’Homme et des réglementations environnementales. Selon Thomas Beschorner, professeur d’éthique des affaires et directeur de l’Institut d’éthique des affaires de l’Université de Saint-Gall, le soutien à des lois concernant les chaînes d’approvisionnement montre que le capitalisme est « confronté à des discours de légitimation » et que la société exige des entreprises « pour de bonnes raisons, qu’elles assument effectivement leurs responsabilités sur leurs activités économiques », si nécessaire par le biais de mesures réglementaires.

Le Conseil fédéral a annoncé que, suite au rejet de l’initiative, une contre-proposition législative, élaborée par le gouvernement, plus modérée, entrera désormais en vigueur. Bien que ce projet de loi prévoie également des obligations de diligence raisonnable et de reporting, la principale préoccupation de l’initiative, à savoir tenir les sociétés mères suisses pour responsables des infractions légales et des dommages environnementaux survenant à l’étranger, a été exclue. Pour les partisans de l’initiative, la proposition de loi, qui devrait entrer en vigueur dans les deux ans à venir, ne va pas assez loin, compte tenu également des résultats de l’étude de 2016. Selon Andreas Missbach, responsable des matières premières pour l’ONG Public Eye, anciennement Déclaration de Berne, il est clair « que la contre-proposition ne résoudra aucun problème ». Le résultat de la votation menace de faire de la Suisse « une oasis réglementaire », « qui attire des entreprises douteuses de l’étranger ». Selon M. Missbach, l’initiative a rencontré beaucoup de résistance précisément parce qu’elle va à l’encontre de l’approche traditionnelle de la Suisse en matière de « non-intervention » dans le monde des affaires : « En Suisse, les entreprises ont traditionnellement été libres de faire ce qu’elles veulent, sans réglementation, mais cela ne correspond tout simplement plus au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui », a-t-il déclaré. Monika Roth, coprésidente du comité d’initiative, est également convaincue que « l’engagement volontaire sans contrôle et responsabilité effectifs ne suffit pas pour garantir que toutes les entreprises respectent les normes environnementales internationales et les droits de l’homme », et que la contre-proposition du gouvernement n’apportera donc aucune amélioration à la situation actuelle.

Les évolutions législatives récentes en Europe pourraient également rendre la contre-proposition obsolète avant même qu’elle n’entre en vigueur. Le projet de loi est plus faible que des lois similaires dans d’autres pays européens, notamment le Royaume-Uni avec la loi de 2015 sur l’esclavage moderne et la France avec la loi de 2017 sur la diligence raisonnable. De plus, il semble y avoir un certain changement sur cette question au sein de l’ensemble de l’UE. En avril 2020, le commissaire européen à la justice, Didier Reynders, s’est engagé à présenter, début 2021, une loi sur les obligations de diligence raisonnable contraignantes des entreprises de l’UE dans les domaines des droits de l’Homme et de l’environnement. Cette loi comprendra des mécanismes de responsabilité et de mise en oeuvre, et d’accès à la justice pour les victimes d’abus des entreprises. Le commissaire européen s’est engagé à ne pas reporter cette initiative – compte tenu de la pandémie de coronavirus – et a assuré les députés européens qu’elle s’inscrirait à la fois dans le « Green Deal » européen et dans le plan européen de relance économique. M. Reynders a annoncé que l’initiative sera intersectorielle, de manière à ne pas entraîner de fragmentation du marché, et qu’elle couvrira l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et tous les risques liés aux entreprises, y compris les risques en matière de droits de l’Homme, les risques sociaux et environnementaux.

Cette annonce fait suite à la publication, par la Commission européenne, d’une étude sur les exigences de diligence raisonnable en matière de chaînes d’approvisionnement. Cette étude, réalisée par le British Institute of International and Comparative Law, souligne l’échec des actions volontaires des entreprises et confirme la nécessité de règles contraignantes au niveau de l’UE. Toutefois, il reste à vérifier à quoi ressemblera cette loi en fin de compte. L’initiative de la Commission européenne n’aurait de fait pas vu le jour sans des années de pression de la part de la société civile, et c’est précisément cette dernière qui doit maintenir la pression. Jusqu’à ce que les entreprises du monde entier soient légalement tenues de respecter les normes humaines et environnementales dans leurs chaînes d’approvisionnement et que les violations puissent être légalement sanctionnées.

Il reste encore en effet du chemin à parcourir au niveau mondial. Les traités existants relatifs aux droits de l’homme ou aux droits sociaux ne s’adressent qu’aux États et n’imposent donc pas de contraintes directes aux entreprises. La plupart des normes internationales, telles que le Pacte mondial (2000) ou les principes de Ruggie (2011), sont non contraignantes et volontaires. Cependant, en 2015, les Nations unies ont ouvert des discussions internationales pour créer un « instrument juridiquement contraignant » qui obligerait les États signataires à veiller à ce que les multinationales respectent les droits de l’Homme. Une large coalition internationale d’organisations de la société civile soutient cet objectif. Chaque année, en octobre, une session de négociations a lieu à Genève. Néanmoins, l’élaboration de ce texte est particulièrement lente, car la plupart des États refusent un traité les obligeant à prendre des mesures pour que les entreprises agissant sur leur territoire respectent les droits de l’Homme tout au long de leur chaîne de production. L’éthique des chaînes globales de valeur étant devenue un enjeu mondial, ce projet d’instrument international contraignant discuté au sein des Nations unies, doit être fortement soutenu et mené à son terme dans un avenir proche.