juin 30, 2022

« Nous travaillons vraiment ici – nous sommes un syndicat dirigé par les employés »

Hans-Christian Stephan

À propos du mouvement syndical chez Amazon aux USA


Cet article a été publié en allemand sur Zeitschrift Luxemburg.

La victoire du syndicat Amazon Labour union (ALU) lors des élections syndicales du centre logistique JFK 8 à New York est un succès pour le mouvement syndical au sein du réseau mondial Amazon : Pour la première fois, les employés du marché le plus important pour Amazon, à savoir les USA, ont la possibilité de négocier légalement avec la direction sur les conditions de travail. Dans les articles de presse sur ce succès, on apprend entre autres que la tentative de l’ALU n’était pas la première ni le seul succès d’employés américains pour s’organiser syndicalement chez Amazon. D’autres syndicats, certes non reconnus au sens du droit des États-Unis, car ils ne se sont pas soumis au vote syndical pour des raisons stratégiques, ont pu finalement mettre en place sur plusieurs sites des améliorations pour les employés. Dans le texte suivant, je souhaite donner une vue d’ensemble des différentes stratégies syndicales aux USA, mais aussi attirer l’attention sur les problèmes rencontrés par des stratégies isolées. Je mets l’accent surtout sur le syndicat ALU, en plus de RWDSU et Teamsters, tout comme sur la pratique du réseau des groupes professionnels Amazonians United (AU) avec lesquels j’échange depuis longtemps grâce à mon engagement au sein de Amazon Workers International. Pour écrire cet article, j’ai longtemps discuté avec le militant d’AU : Ira. Grâce ce texte, je souhaite contribuer à la discussion sur les stratégies syndicales chez Amazon. Même si les conditions sont différentes selon les pays, il existe toutefois des similitudes pour que l’on puisse apprendre les uns des autres.

Pouvoir et contre-pouvoir au sein du groupe mondial

Avant d’aborder les stratégies de l’ALU et l’AU, je souhaite considérer d’un point de vue plus général les conditions de lutte des employés Amazon, pour lesquelles les différentes stratégies s’appliquent. En m’inspirant de la théorie des ressources du pouvoir de Iéna, je me concentre sur cinq points qui devraient être associés à l’analyse :

  1. À la fin de l’année 2021, Amazon disposait aux États-Unis de plus de 253 centres logistiques (Fulfillment Center – FC) et 467 centres de distribution (Delivery Stations – DS) – et le réseau logistique du groupe continuera de croître. Les grèves et autres mesures de lutte à des endroits isolés du réseau n’impactent que très peu l’entreprise. Quand par exemple une grève a lieu dans un centre logistique à Leipzig en Allemagne, alors le volume de marchandises est déplacé vers d’autres sites et la clientèle est livrée par d’autres grands entrepôts – qu’ils soient basés en Allemagne et non organisés syndicalement ou en Pologne où règne un droit de grève répressif. Des grèves isolées ne vont pas faire renoncer Amazon à sa promesse vis-à-vis des clients de livrer rapidement et sur un grand territoire. Toutefois, ces dernières années, Amazon a restructuré sa chaîne de livraison. En plus des grands centres logistiques, l’entreprise construit des centres de distribution. Sur ces sites du réseau, les paquets et les marchandises sortent du centre logistique pour ensuite être distribués par les conducteurs de petits utilitaires propres qui travaillent pour des sous-traitants. Des grèves dans les centres de distribution peuvent paralyser la livraison de paquets et ainsi toucher Amazon (comme le montre l’exemple de l’AU décrit plus loin dans le texte).
  2. Au niveau mondial, les syndicats ont des difficultés pour organiser des majorités d’employés sur les sites Amazon. Cela dépend également du rôle que jouent les entrepôts pour le marché du travail local. Autant dans les régions pauvres telles que Bessemer en Alabama ou Leipzig que dans les régions plus riches telles que New York ou Hambourg, Amazon offre pour une partie des travailleurs, qui ne trouve pas d’emplois avec leurs qualifications professionnelles ou qui n’ont pas de formation, des emplois relativement bien payés. Par ailleurs, de nombreux employés considèrent Amazon comme un employeur de courte durée, ce qui se retrouve dans le turn-over relativement rapide et complique la construction de structures pérennes. Toutefois, ce grand va-et-vient d’actifs dépend des conditions locales du marché du travail. En raison de leur situation sur ces marchés, beaucoup de migrants et de réfugiés travaillent chez Amazon.
  3. Les actions d’Amazon sont souvent anti-syndicats. L’entreprise investit aux États-Unis des millions dans le démantèlement syndical et dans des campagnes qui appellent les travailleurs à voter non lors d’élections syndicales. Dans la propagande corporatiste, le syndicat est représenté comme un troisième acteur externe et superflu qui s’immisce dans les affaires internes de la famille Amazon. Encore et toujours, des syndicalistes organisateurs ont été licenciés aussi bien aux USA qu’en Europe. C’est également en Europe qu’Amazon ne s’aventure dans des négociations syndicales que s’il y est légalement contraint.
  4. Les mouvements syndicaux chez Amazon rencontrent partout une grande adhésion de la part de la société. Des activistes environnementaux ont bloqué les accès des camions. Des journalistes sont régulièrement critiques envers l’entreprise. Les politiciens stigmatisent le groupe ou soutiennent les efforts syndicaux comme le président des États-Unis Joe Biden. En Allemagne, le parti die Linke et la fondation Rosa Luxemburg s’efforcent de soutenir activement les travailleurs. Même si ce soutien social est important, car d’une part, il donne une légitimité à la lutte et d’autre part, il est le point de départ d’une alliance sociale, il ne peut en aucun cas remplacer l’action des travailleurs au sein de l’entreprise.
  5. La domination d’Amazon sur le marché du e-commerce nord-américain et européen est intacte – et pendant la pandémie de Covid, Amazon a enregistré des bénéfices particulièrement importants (33,4 milliards de dollars US en 2021). Cela permet aux travailleurs d’avoir une marche de manœuvre pour des augmentations de salaire, qui vont au-delà de l’inflation. Pourtant, tout porte à croire que le temps de la croissance issue de la pandémie arrive à son terme. Au premier trimestre, Amazon a de nouveau enregistré des pertes en raison de la faiblesse du commerce en ligne. Il reste encore à déterminer si les infrastructures qui se sont énormément étendues pendant la pandémie de Covid peuvent encore être rentables si le nombre de commandes en ligne diminue.

ALU : « While he was up there, we were organizing »[1]

Les mots de Chris Smalls prononcés après la victoire lors des élections syndicales du 1er avril 2022 visent les ambitions spatiales du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. Smalls, l’ex-responsable chez Amazon, a été licencié à la suite de protestations contre la gestion du coronavirus. Aujourd’hui, il est le président charismatique du syndicat ALU. Ce qu’il veut mettre ici en avant, c’est ce qui a fait la victoire d’ALU : l’organisation sur le lieu de travail.

En avril 2021, ALU a commencé à organiser les employés au sein du centre logistique JFK 8 de Staten Island à New York. Une équipe de 15 militants organisaient, inlassablement, pendant les temps de pause tout comme avant et après les services sur le parking où Smalls se trouvait, tous les jours, après son licenciement, dans sa voiture utilisée comme bureau syndical mobile, ou encore à l’arrêt de bus où le personnel attendait. Aux États-Unis, les campagnes syndicales sont interdites sur le temps de travail. Le comité d’organisation représentait la grande diversité ethnique du personnel. Cela a par exemple permis de s’adresser aux travailleurs dans leur langue maternelle et d’aborder les besoins particuliers des groupes. C’est ainsi que s’est fait remarquer le militant de 55 ans Brima Sally, habitué des mouvements sociaux et expert linguiste. Il parle du militantisme dans les communautés de migrants :

« J’étais dans une bonne position pour soutenir les efforts d’organisation. Je n’avais jamais été membre d’un syndicat, mais j’ai beaucoup d’expérience dans l’organisation, car je suis secrétaire générale de l’African Community Alliance de Staten Island. J’ai de l’expérience avec les réseaux sociaux et je parle français, arabe, anglais et trois langues africaines. Cela a facilité la communication avec les travailleurs issus de l’immigration à l’intérieur de l’entrepôt. Chez Amazon, beaucoup d’entre nous viennent du Sénégal, Nigéria, Libéria, Ghana, d’Algérie, Egypte, du Liban, Pakistan, d’Albanie, de Pologne, des Philippines, de Malaisie et beaucoup d’Amérique latine. »

Des « salts » c’est-à-dire des activistes de gauche qui se font embaucher précisément pour remplir la mission organisationnelle dans les entreprises, faisaient partie de l’équipe. Justine Medina, activiste de gauche et employée chez Amazon, parle de son rôle :

« Les gens considèrent le « salting » comme important et davantage de personnes le pratiquent. Environ la moitié des militants Amazon de Staten Island ont voulu se faire embaucher pour soutenir Chris et les autres employés. Ce qui compte pour le « salting » c’est que l’on soutienne les employés présents dans l’entreprise avant nous, qu’on les suive et que l’on considère cela comme un projet sur le long terme. En effet, nous avons tous des égos, mais justement dans le contexte du « salting », il est important de les tenir éloignés. »

Dans le contexte de la campagne ALU, les « salts » ont rejoint une structure syndicale existante par la base afin de la soutenir. La campagne n’a donc pas été portée uniquement par les « salts ». En effet, si les militants de l’ALU ont été les garants de son succès, c’est parce qu’ALU est un syndicat dirigé par les travailleurs d’une entreprise, indépendant des grands syndicats. Cela lui a conféré de l’authenticité aux yeux du personnel. Ainsi, Amazon n’a pas vraiment réussi à diffuser sa propagande qui présente les syndicats comme un tiers. Angelika Maldanado, militante du syndicat Amazon Labour Union, explique cela :

« Amazon insuffle vraiment de la peur à ses employés. Il ne s’agit pas seulement du fait que des pancartes anti-syndicats étaient affichées partout. Amazon a également embauché de nombreux détracteurs de syndicats qui passaient leur journée à faire le tour des locaux et parler avec les travailleurs. C’était intimidant. Les détracteurs ont menti et raconté à nos collègues que nous étions une partie tierce. Mais en vérité, nous sommes des travailleurs, exactement comme eux. Nous ne sommes pas venus d’ailleurs pour organiser JFK 8, nous travaillons vraiment ici – nous sommes un syndicat dirigé par les employés. »

Également au-delà des engagements professionnels, le syndicat proposait plusieurs choses aux employés. Il organisait des évènements culinaires tels que des pick-nicks et des barbecues, comme des lieux de rencontre pour discuter avec les collègues, mais il proposait aussi du soutien aux employés qui ne s’en sortaient pas financièrement. Smalls a rapporté que le syndicat a épaulé des collègues en prenant en charge l’abonnement au réseau câblé ou la facture de téléphone portable. Il était important que dans le cadre de la campagne, aucune visite non annoncée n’ait lieu et que le militantisme soit limité à un périmètre proche de l’entreprise. Il fallait laisser tranquilles les employés dans leur vie privée.

RWDSU : La défaite d’Alabama et le piège du vote syndical

Les fondateurs d’ALU, Chris Smalls et Derrick Palmer, prennent leur distance avec la stratégie du syndicat Retail, Wholsale and Department Store Union (RWDSU) de Bessemer en Alabama où le syndicat a perdu en avril 2022 pour la seconde fois un vote syndical. RWDSU avait étonnamment et très clairement perdu un premier vote en avril 2021 après une campagne suivie dans le monde entier et malgré avoir été soutenu massivement par des porte-paroles connus. En raison d’irrégularités constatées pendant le vote du côté d’Amazon, un nouveau vote a eu lieu en mars 2022. La RWDSU a émis une nouvelle fois des protestations après la seconde défaite. L’issue est encore incertaine. Le président adjoint d’ALU est critique :

« Quand Chris [Smalls] et moi-même sommes allés en Alabama pour la campagne RWDSU, nous avons été frappés par certaines choses dans la manière dont ils ont mené la campagne. D’abord, ils sont un syndicat établi avec un nombre limité d’employés Amazon qui militent réellement. Nous avons le sentiment qu’ils ne sont pas vraiment liés aux travailleurs. Et je pense que c’est décisif pour un syndicat. On doit parler avec les travailleurs. On doit vraiment comprendre leur douleur et les épreuves qu’ils traversent. Comme Amazon est une entreprise privée, on ne sait pas vraiment quand on ne fait pas partie soi-même de l’entreprise ce qu’il se passe derrière les portes fermées sauf si on trouve l’information dans le journal. Nous avons le sentiment que beaucoup d’opportunités ont été loupées. Ils n’ont tout simplement pas communiqué avec les travailleurs correctement. Ce n’est pas parce qu’un vote est prévu qu’il va forcément être gagné. Il faut être en contact régulier avec les employés. Cela nous a donné le sentiment qu’ils n’étaient pas vraiment à jour. »

Palmer souligne combien il est important qu’un syndicat soit attentif aux demandes du personnel s’il souhaite avoir du succès chez Amazon. Mais cela implique un ancrage fort de l’équipe militante au niveau du personnel. La militante Jane McAlevey émet une critique similaire. Elle reproche à RWDSU de s’être trop appuyé lors de sa campagne sur l’opinion publique critique envers Amazon et sur le travail des principaux employés, ainsi que de ne pas être parvenu à constituer un comité d’organisation porté par les salariés eux-mêmes qui aurait été capable de prendre en charge lui-même l’organisation.

Mais même dans le cas de JFK 8 où ALU a remporté le vote syndical, on ignore si Amazon va se mettre à la table des négociations avec un syndicat dans un avenir proche. À l’heure actuelle, rien ne l’annonce. L’entreprise veut contester la validité du vote. Il est entre autres reproché à ALU d’avoir distribué de la marijuana aux travailleurs dans le cadre de la campagne. Selon la journaliste Rani Molla, 30 % des entreprises nord-américaines ne sont pas encore parvenues à rédiger de convention collective négociée par la direction et le syndicat, même trois ans après une élection syndicale réussie. Une attitude de refus à l’encontre du syndicat peut être une stratégie pertinente pour Amazon, car le mouvement syndical peut perdre une dynamique. Sur la durée, les travailleurs peuvent perdre l’espoir qu’ils avaient mis dans le syndicat. Chez Amazon, on part du principe qu’une bonne partie du personnel change en quelques mois en raison du grand turn-over. Les nouveaux collègues doivent d’abord être mobilisés pour le conflit. C’est également la raison pour laquelle le groupe mise sur le temps. Dans sa lutte de reconnaissance en tant que syndicat, ALU mise fortement sur l’opinion publique. L’organisation veut créer une pression sociale dont souffrirait Amazon. Elle a déjà organisé le 24 mai une manifestation, à laquelle Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez ont participé.

Teamsters : « The cavalry has come »[2]

« The big unions are going to support us, and that’s all we’re asking for… The cavalry has come »[3]. Ce sont les mots avec lesquels Chris Smalls commente, après avoir rencontré Sean O’Brien, président de la Brotherhood of Teamsters depuis mars 2022, sa promesse de soutenir ALU avec des ressources telles que des avocats pour les prochains affrontements. Smalls souligne ainsi qu’ALU restera indépendant. D’une façon générale, les Teamsters, qui sont comme RWDSU, un syndicat établi aux États-Unis, ont annoncé vouloir se tourner vers Amazon. Dans un entretien avec le Guardian, O’Brien argumente que les Teamsters bénéficient des meilleures conditions parmi tous les syndicats aux États-Unis. Pas seulement financièrement, mais aussi parce que les Teamsters sont parvenus à mettre en place des conventions collectives chez UPS et DHL. Les conducteurs font explicitement partie de ses objectifs, car ils gagnent nettement moins que leurs collègues chez UPS. Le syndicat établi ne veut pas seulement miser sur l’organisation communautaire et le soutien public comme RWDSU, ce qui n’a joué qu’un rôle secondaire pour ALU, mais a également annoncé une organisation au sein de l’entreprise par des collègues. Ainsi, O’Brien semble avoir été inspiré par ALU.

Une première campagne pour une élection syndicale initiée par les Teamster a échoué en automne 2021 sur la collecte de signature. Ashlynn Chand qui a travaillé à YEG1 à Nisku en Alberta pendant la campagne syndicale et qui l’a documentée du point de vue ethnographique témoigne de la manière dont le syndicat absent de l’entreprise a permis à la direction d’éviter facilement un succès malgré une grande insatisfaction du personnel et une sympathie exprimée (en partie) pour le syndicat. L’avenir dira si les Teamsters peuvent apprendre de leurs erreurs.


Adrian Sulyok / Unsplash

AU : « We build up the capacity to strike »[4]

Dans un article pour Wildcat, un activiste d’AU formule une critique du syndicat sur la stratégie qui vise à mettre en œuvre des élections syndicales :

« Nous ne sommes pas tombés dans le piège d’aspirer à une élection syndicale confidentielle « officielle » et d’essayer de résoudre nos problèmes par une négociation de convention collective comme RWDSU a essayé en Alabama. Nous avons tous vu comment cela s’est terminé. S’engager sur une élection syndicale et une négociation de convention collective signifie aller sur le terrain d’Amazon et de ses conseillers anti-syndicats. Pourquoi devrons-nous lutter sur le terrain « officiel » où Amazon, ses avocats et ses conseillers sont forts ? Nous luttons là où nous sommes forts : sur le lieu de travail, avec nos collègues, directement contre nos chefs. C’est à partir de là que grandit notre syndicat. »

AU n’aspire pas à construire des institutions professionnelles au sens du droit américain. C’est un terrain où il ne se sent pas à égalité avec Amazon. Il s’agit davantage pour le syndicat d’établir directement sur le lieu de travail un pouvoir contre Amazon. Aux USA, les contrats passés entre la direction et le syndicat, souvent conclus pour plusieurs années, limitent explicitement les activités à la base. Le syndicat ne peut alors plus avoir recours à des moyens tels que les pétitions, la collecte de signatures, des manifestations ou grèves spontanées et dépend alors de la volonté de négociation de la direction. De telles actions sont protégées par le droit du travail américain dans le secteur privé (à l’exception de l’agriculture, des chemins de fer et des aéroports) si les revendications portent concrètement sur le lieu de travail. Le militantisme sur le lieu de travail est pourtant un élément central de la stratégie d’AU. Le syndicat ne veut en aucun cas renoncer à sa capacité d’action par un contrat passé avec la direction, même temporairement.

Dans les centres de distribution de Chicago et New York notamment, qui représentent le centre organisationnel d’AU, plusieurs collectes de signatures et manifestations spontanées ont eu lieu pendant les deux dernières années. Pour représenter les intérêts des travailleurs dans les centres de distribution, les collègues procèdent d’abord par la définition du problème sur le lieu de travail, ensuite par le lancement d’une pétition qu’ils présentent alors à la direction. Un exemple marquant, dans le contexte de l’effondrement du centre de distribution d’Edwardsville en Illinois le 10 décembre 2021 : six travailleurs ont trouvé la mort quand une tornade s’est abattue sur l’entrepôt en le détruisant. Les travailleurs n’avaient pas été suffisamment informés de la météo dangereuse et n’ont pas pu s’informer par leurs propres moyens en raison de l’interdiction des téléphones portables dans l’atelier. Amazon lui-même laissa les travailleurs continuer à travailler. Dans le cadre de cette catastrophe, des travailleurs de six centres de distribution de New York ont exigé de pouvoir prendre leur téléphone portable au travail. En fin de compte, Amazon est revenu sur l’interdiction des téléphones portables.

Dans d’autres cas, des travailleurs sont sortis dans le cadre de manifestations spontanées pour insister sur les revendications après que des pétitions aient été ignorées. À Chicago, en décembre, des travailleurs ont exigé une hausse des salaires, après quoi Amazon a effectivement augmenté les salaires temporairement. Toutefois, les salaires n’ont pas été augmentés à New York où des manifestations spontanées ont eu lieu en mars 2022, ce qu’Ira attribue à la volonté d’Amazon d’éviter que d’autres travailleurs ne suivent l’exemple de Chicago.

Elle décrit de façon exhaustive par rapport à la situation à New York pourquoi les centres de distribution jouent un rôle si important pour AU :

« À New York City même, il y a le centre logistique JFK 8 qui recense entre 6 000 et 8 000 employés… Mais JFK 8 n’est pas le seul centre logistique qui peut envoyer des paquets vers New York City. Il est simplement le seul situé à l’intérieur des frontières de la ville… Si JFK 8 organise 6 000 ou 7 000 travailleurs, alors Amazon est encore en mesure d’envoyer des paquets vers New York City… Il y a peut-être 10 ou 12 centres de distribution qui livrent New York City et qui emploient en moyenne 200 travailleurs. Au total, cela représente 2 000 personnes, soit seulement un tiers du personnel d’un centre logistique, mais Amazon ne peut livrer sans problème New York City sans les centres de distribution… L’entreprise dépend fortement de ce dernier kilomètre… là où UPS et US Postal Service perdent des parts de marché. S’il y a des militants dans la moitié de ces stations et qu’ils sont en mesure d’organiser des grèves et des cessations de travail… alors cela impacte sérieusement les capacités d’Amazon à servir le marché de New York avec fiabilité et la promesse que donne Amazon à sa clientèle. Nous avons mené des cessations de travail où le volume de travail ne pouvait plus être géré par l’équipe de service. Ils devaient alors soit les traiter lors du service suivant soit les envoyer vers d’autres centres de distribution. En mars, il y a eu des cessations de travail dans des centres de distribution de territoires qui se chevauchaient. Cela peut avoir un impact considérable. Le volume de travail qu’ils ne peuvent traiter dans ce centre ne peut pas être envoyé à un autre entrepôt. »

L’idée d’AU est donc que le nombre plus restreint d’employés dans les centres de distribution ait davantage de pouvoir que par exemple dans les centres logistiques plus importants tels que JFK 8 pour exercer une pression sur la direction. Les premiers peuvent s’organiser plus rapidement que les derniers, car l’effectif est moins important. À JFK 8, 2 654 collègues sur 8 000 ont voté pour la création d’un syndicat. On peut se demander si, en supposant que tous ceux qui ont voté pour participent à la grève, 33 % du personnel peuvent effectivement faire grève de manière impactante de sorte que les collègues des centres logistiques environnants ne puissent les remplacer pour le travail manquant.

Les manifestations spontanées chez Amazon aux USA n’ont pas été organisées seulement par AU. Depuis 2018, plusieurs manifestations se sont déroulées au centre logistique MSP 1 à Minneapolis. Par le passé, le mouvement de grève exigeait de la sécurité au travail, notamment dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Lors des dernières manifestations le 1er mai 2022, la revendication principale était qu’Amazon ne retire pas le bonus Corona de 3 dollars l’heure et que les employés puissent prendre un congé lors des fêtes islamiques de l’Aid. Le mouvement est parti de travailleurs issus de Somalie, du Soudan et d’Érythrée, une communauté en grande partie musulmane. Derrière ce mouvement, il y a Awood Center, un centre de proximité pour les gens issus de cette communauté. Il est certes épaulé dans son travail par des syndicats établis tels que SEIU et les Teamsters, cependant le groupe de MSP 1 n’aspire pas à organiser un vote syndical.  

Les succès syndicaux chez Amazon dans un contexte international

La victoire d’ALU à JFK 8 représente la tentative la plus réussie à ce jour des syndicats américains d’attaquer Amazon au niveau des relations industrielles formelles aux États-Unis. Jamais encore, l’obstacle de la victoire lors d’une élection syndicale n’avait été passé avec succès.

La question fondamentale de savoir si le cadre légal peut être un outil efficace pour les travailleurs dans une entreprise anti-syndicats afin d’améliorer leurs conditions de travail est encore ouverte. Amazon va faire traîner le processus. Dans tous les cas, les membres syndicaux vont devoir s’armer de patience avant qu’une convention avec Amazon n’existe. On le voit également en Allemagne où le syndicat Ver.di tente depuis neuf ans de pousser Amazon à signer la convention collective du commerce de détail. Mais l’exemple de l’Allemagne montre également qu’un mouvement de grève ne s’épuise pas forcément dans le temps. Grâce à des grèves régulières, Ver.di arrive à gagner toujours plus de nouveaux membres sur plusieurs sites et malgré le turn-over important à stabiliser le nombre de membres. De la même manière, les mobilisations régulières d’AU et des travailleurs du centre logistique MSP 1 vont contribuer à garder une dynamique de lutte.

La question de savoir si ALU peut imposer ses revendications de 30 dollars l’heure ou d’une meilleure assurance maladie ne dépend pas seulement du talent de négociation des avocats, mais aussi de la puissance de grève qu’ALU peut instaurer pour insister sur ses revendications. Pour que les grèves chez Amazon soient un succès, il faut que la plus grande partie possible du réseau soit en grève en même temps : des travailleurs de tous types d’entrepôts : les centres logistiques tout comme les centres de distribution. Cela demande de gros efforts d’ organisation dans l’ensemble du réseau. D’une part, on observe aux États-Unis (avec ALU et AU) tout comme en Pologne avec l’exemple du syndicat polonais Workers Initiative à Poznan ou Solidaires chez Amazon en France, que des syndicats dirigés par des travailleurs peuvent arriver à des succès considérables d’organisation. D’autre part, on peut retenir du succès d’ALU (et du Awood Center) comment surmonter les divisions ethniques dans la campagne d’organisation et comment le « salting » peut être intégré efficacement à une campagne syndicale.

Pour gagner contre Amazon, des structures syndicales doivent être construites à tous les niveaux du réseau mondial Amazon. Les travailleurs vont avoir beaucoup à faire pour établir un contre-pouvoir dans le cadre d’une possible crise du groupe qui souffre pour le moment d’un arrêt de la croissance liée à la pandémie. Ainsi, on peut espérer que les centaines de lettres du monde entier envoyées à Chris Smalls à la suite de la victoire à JFK 8 donneront lieu à de nombreuses réussites organisationnelles afin que les travailleurs puissent enfin faire pression sur Amazon au-delà des frontières.

Alors que je termine de rédiger cet article, on apprend qu’aux États-Unis, le syndicat ALU du centre de tri LDJ 5 a perdu l’élection syndicale avec 618 voix contre 320. Ce résultat est d’abord déstabilisant, mais le syndicat se présente toujours comme étant en lutte et twitte : « The organizing will continue at this facility and beyond. The fight has just begun. »[5]

L’auteur remercie Florian Wilde (RLS) pour ses remarques importantes.

Écrit par Hans-Christian Stephan

[1] « Pendant qu’il était en haut, nous étions en train de nous organiser »

[2] « La cavalerie est arrivée »

[3] Les grands syndicats vont nous soutenir, et c’est tout ce que nous demandons… la cavalerie est arrivée »

[4] « Nous renforçons la capacité des grèves »

[5] « L’organisation se poursuivra sur ce site et au-delà. Le combat ne fait que commencer »