juillet 19, 2022

Appel à l’action sur le travail des enfants

Silvana Cappuccio

La communauté internationale doit intervenir de manière urgente, décisive et concrète sur les causes du travail des enfants, si elle veut vraiment enrayer son accroissement et son expansion.


L’Appel, lancé en mai 2022 à Durban, lors de la Ve Conférence mondiale sur le travail des enfants de l’Organisation internationale du travail (OIT), en présence de gouvernements et de représentants d’organisations syndicales et patronales de 180 pays, ne laisse planer aucun doute[1] : la communauté internationale doit intervenir de manière urgente, décisive et concrète sur les causes du travail des enfants, si elle veut vraiment enrayer son accroissement et son expansion.

Le travail des enfants en augmentation

Sa propagation à l’échelle mondiale confirme l’urgence et la gravité du phénomène dans l’ensemble du monde. Dans certaines zones rurales les plus reculées, notamment en Afrique subsaharienne, ce phénomène a même connu une croissance substantielle ces dernières années.

Durban fait suite à quatre épisodes antérieurs : Buenos Aires, en 2017 ; Brasilia, en 2013 ; La Haye, en 2010 et Oslo, en 1997, soit l’année précédant la marche mondiale historique contre l’exploitation des enfants, organisée par les syndicats et la société civile sur tous les continents, sur une période de six mois.

La conférence de cette année comprenait plus de 40 panels thématiques et événements parallèles, axés sur une grande variété de questions, dans le but d’évaluer les progrès, de renouveler et renforcer les engagements, de mobiliser des ressources et de définir une orientation stratégique pour le mouvement mondial de lutte contre le travail des enfants.

Bien que les institutions nationales et multilatérales aient déclaré et renouvelé des engagements importants au cours de cette longue période, vingt-cinq ans après la première conférence mondiale, au moins 160 millions d’enfants travaillent encore à ce jour, dont la moitié dans des activités dangereuses. Ces chiffres, en augmentation pour la première fois en vingt ans, sont très probablement sous-estimés, en particulier parce qu’ils ne tiennent pas compte des événements survenus depuis la pandémie, notamment les conflits armés, les crises humanitaires et environnementales, qui ont encore aggravé les déséquilibres et les disparités.

Une absence de volonté politique

Nul ne peut prétendre en ignorer les causes, celles-ci sont au contraire bien connues depuis un certain temps – elles s’appellent exploitation, pauvreté, corruption et inégalités. En d’autres termes, il s’agit de reconnaître que des choix politiques souvent délibérés et erronés ont empêché l’arrêt de ce fléau. Il existe malheureusement de nombreux exemples qui témoignent de cette absence de volonté de contrer les facteurs déterminants de ces causes. Ceux-ci sont liés au modèle économique actuel entretenu par une partie du monde et à l’inégale répartition des richesses et des ressources de la planète dont profitent certains.

Voici un exemple significatif parmi tant d’autres : à l’échelle mondiale, sur 70 % des enfants au travail qui occupent un emploi dans le secteur de l’agriculture, 80 % travaillent dans l’économie dite informelle dans les zones rurales d’Afrique subsaharienne, au sein de familles ou pour de petits producteurs locaux. Plus de la moitié sont des filles. Etranglées par le système généralisé de travail à la pièce imposé de manière féroce et fondé sur le chantage, les familles ne peuvent pas envoyer les enfants à l’école et nombreux sont les 5-8 ans à travailler dans les champs.  Ceci est bien connu et documenté. Pourtant, à Durban, paradoxalement, le monde du travail s’est heurté au refus catégorique des représentants d’employeurs de reconnaître aux petits producteurs le droit à une rémunération définie contractuellement, afin de garantir aux travailleur.euses un niveau de vie décent.

Si nous ne commençons pas par rompre les chaînes de la dépendance des travailleur.euses agricoles et les libérez de la pression étouffante d’un système fondé sur l’injustice et le chantage, il sera absolument impossible de sortir les filles et les garçons du cercle vicieux du travail, de la misère et du déni de vie.

Depuis au moins vingt ans, la communauté internationale affirme, à juste titre, qu’il faut mettre fin à l’informalité du travail en créant des emplois décents. Quelle meilleure opportunité que de commencer là où existent les formes les plus graves de violation de la dignité humaine ?

La déclaration finale adoptée à Durban sur une base tripartite a le mérite d’avoir enfin attiré l’attention sur le monde agricole, mais elle ne suffit pas et doit être renforcée au niveau des mécanismes de suivi et de mise en œuvre. Bien entendu, il n’y a pas de travail forcé ou de travail des enfants là où l’État de droit est fort, la liberté d’association est respectée, les travailleur.euses sont organisé.es et la négociation collective fonctionne. Une action urgente s’impose donc, à commencer par des investissements dans des emplois de qualité et dans l’éducation et la santé publiques gratuites et universelles, des réformes fiscales et de lutte contre la corruption et l’évasion, l’accès universel à la protection sociale publique, l’investissement dans l’économie des soins.


Portrait d’un ancien enfant travailleur inscrit dans un centre d’apprentissage soutenu par l’OIT, en classe lors d’une campagne de lutte contre le travail des enfants
(Région de Kasungu, Malawi).
Copyright : Marcel Crozet / OIT

L’Europe n’est pas épargnée

Pour cela, l’engagement de toutes les parties à tous les niveaux est nécessaire. Personne ne peut prétendre ne pas être concerné dans une quelconque région du monde. On en parle très peu, mais le travail des enfants est également d’actualité dans la région européenne et dans les États membres de l’Union. Après la crise de 2008, les mesures d’austérité budgétaire ont entraîné une augmentation significative de la pauvreté et des travailleur.euses pauvres – et ce sont les enfants qui en paient le plus lourd tribut. Les enfants constituent la tranche d’âge qui présente les taux de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale les plus élevés dans au moins 13 des 27 États membres de l’UE. En 2020, près d’un enfant sur quatre dans l’UE était exposé au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale – une proportion supérieure à celle des adultes. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’au cours des deux dernières années, la situation se soit considérablement détériorée. Dans l’UE, les taux de décrochage scolaire restent statistiquement significatifs, s’établissant ainsi en moyenne à 10,2 %, l’Espagne et la Roumanie détenant les pourcentages les plus élevés du continent, respectivement à 16 % et 16,4 %. En Italie, la région Sicile détient le triste record de près de 20 %.

En outre, dans toute l’Europe, les minorités ethniques et les immigrant.e.s sont plus susceptibles d’abandonner l’école. Les services scolaires publics de qualité doivent être soutenus financièrement, en promouvant l’égalité d’accès à l’éducation pour les enfants déplacés, en particulier pour les filles. Les enfants migrants, réfugiés et demandeurs d’asile sont plus vulnérables que les adultes, en particulier s’ils ne sont pas accompagnés. Leur vulnérabilité les expose davantage à la violence, à l’exploitation et à la traite des êtres humains ainsi qu’aux abus physiques, psychologiques et sexuels. Rien qu’en Italie, on recense plus de 12 000 mineurs non accompagnés. Lors des crises liées aux déplacements forcés, une éducation publique de qualité dans des environnements sûrs est cruciale et représente une priorité importante tant pour les personnes déplacées que pour les communautés d’accueil. Les chiffres sont impressionnants : rien que dans l’UE, en 2020, 130 000 demandeur.euses d’asile étaient des enfants.

Les gouvernements et les autres autorités doivent garantir les ressources et les capacités nécessaires pour fournir aux personnes déplacées et aux populations locales un accès universel à une éducation publique interculturelle complète, équitable et de qualité. Cela s’applique à tous les niveaux – de l’éducation préscolaire à l’enseignement supérieur.

Interconnexion des droits

Les politiques restrictives en matière d’accueil des demandeur.euses d’asile, des réfugié.e.s et des migrant.e.s, y compris les obstacles au regroupement familial, ont un impact terrible. Ne pas autoriser ou même limiter partiellement l’accès au travail des personnes déplacées entraîne une augmentation de l’économie informelle et en particulier des branches cachées des chaînes d’approvisionnement mondiales, avec des conséquences négatives telles que le travail des enfants et le travail forcé, entraînant ainsi des tensions entre les communautés d’accueil et les personnes déplacées. Les stratégies doivent être intégrées et interconnectées, à partir du droit de chaque adulte à avoir un travail de qualité, librement choisi, rémunéré conformément aux lois et aux contrats et dans des conditions saines et sûres. La mise en œuvre de l’État de droit implique la reconnaissance de l’universalité des droits humains et du travail, tels que le droit à la vie, qui est de fait nié par le travail des enfants, le droit à l’éducation, aux soins, à l’eau, à la santé, à la liberté d’expression et à la liberté d’association, y compris l’appartenance syndicale. Des droits fondamentaux qui doivent être garantis par les services publics et rendus accessibles à tou.te.s, quel que soit leur statut, gratuitement.

L’éradication du travail des enfants, l’offre d’un emploi décent pour tous et toutes, un système de protection sociale universel et la lutte contre les inégalités sociales sont fortement liés à l’essence de la démocratie et au respect des droits fondamentaux des travailleur.euses. Ces objectifs sont réalisables, il faut traduire les déclarations de principe en actions concrètes, en soutien à la communauté, afin de ne laisser personne de côté. La volonté politique et la disponibilité de ressources adéquates, par le biais de réformes fiscales équitables et progressives, peuvent faire la différence. Grâce à sa composition tripartite consensuelle et à son mandat au service de la justice sociale, l’Organisation Internationale du Travail peut et doit jouer un rôle unique à cet égard.

Evoquer le manque de ressources disponibles est un argument fallacieux. Une certaine cohérence est nécessaire en matière d’allocation de ressources et de systèmes de financement, en réformant le système fiscal et en le rendant équitable par le biais de l’impôt progressif, de la lutte contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, en taxant le capital. Selon le rapport du Tax Justice Network [Réseau pour la justice fiscale] de 2021, le montant total évadé dans les paradis fiscaux offshore pourrait être supérieur à 483 milliards de dollars. Le coût total de l’éradication de l’extrême pauvreté et de la faim dans le monde serait certainement inférieur. Par conséquent, il existe des moyens de parvenir à mettre en place la justice sociale, il suffirait pour cela de les considérer véritablement.

Silvana Cappuccio est une experte en politique syndicale internationale. Elle travaille au sein du département de politique internationale du SPI CGIL, est membre titulaire de l'OSHA de l'UE à Bilbao et a représenté les trois syndicats italiens CGIL CISL UIL au sein du groupe des travailleurs de l'OIT au cours des sept dernières années, jusqu'en juin 2021. Elle est l'auteur de deux livres : Glokers - People, Places and Ideas about Globalised Labour", en italien, et "Jeans to Die For" (sur la silicose dans l'industrie de la production de jeans), en italien et en anglais.

[1] ILO Durban Call to Action,  wcms_845907.pdf (ilo.org)