novembre 1, 2023

Autodétermination transgenre : au-delà des barrières d’accès aux soins

Léon Salin

Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.


Introduction

En 2022, l’espérance de vie des personnes transgenres est deux fois moins longue que celle de la population cisgenre[1]. 41 % des personnes trans ont déjà effectué une tentative de suicide, soit un taux 26 fois plus élevé que celui de la population générale[2].

Comment expliquer de telles inégalités ? Une piste de réponse se trouve dans les barrières d’accès aux soins de transition de genre. Ces soins permettent la transition vers le genre ressenti, et l’éloignement du genre assigné à la naissance.

Les articles 1 et 2 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) énoncent que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits[3] » et que les « droits de l’Homme » doivent être appliqués à tous les humains « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre nature[4]». Néanmoins, au vu des statistiques énoncées plus haut, le constat est clair : les personnes transgenres ne bénéficient pas d’une protection suffisante et ne sont pas « [égales] en dignité et en droits » avec les personnes cisgenres. Pourtant, l’accès libre aux soins médicaux est également protégé par la DUDH, dans l’article 25 :

« (1) Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires […][5] ».

En 1948, la DUDH marque un tournant majeur pour l’Humanité. Suite aux deux guerres monidales extrêmement meurtrières, il est impératif de démontrer qu’il reste de l’humanité dans l’Humanité. Mais qui est l’Humanité protégée ? Déjà par sa dénomination française, la « Déclaration Universelle des droits de l’Homme » démontre un ancrage dans la protection des hommes cisgenres et hétérosexuels. Nombreux sont les groupes qui resteront dans l’ombre de cette déclaration de défense des hommes cisgenres.

Aujourd’hui, je souhaite accorder un peu d’attention à un de ces groupes manquant de protection : les personnes transgenres.

Définitions 

Transgenre, trans : toute personne qui ne s’identifie pas avec le genre qui lui a été attribué à la naissance.
Homme transgenre : Un homme, mais qui a été assigné fille à la naissance.
Femme transgenre : Une femme, mais qui a été assignée garçon à la naissance.
Cisgenre : Toute personne qui s’identifie au genre qui lui a été attribué à la naissance. Contraire de transgenre.
Dysphorie de genre : Mal-être ressenti lors de la non-concordance entre le genre assigné à la naissance et le genre ressenti.
Homosexuel.le : Le genre et l'attirance sexuelle sont deux concepts séparés. Une personne homosexuelle est attirée sexuellement par une personne du même genre.

Depuis 1975, les personnes transgenres sont qualifiées de pathologiques et inaptes à la gestion de leurs propres corps par la communauté internationale et ce jusqu’en 2019. La transidentité est inscrite dans les Classifications Internationales des Maladies n°9 (CIM-9) en 1975, dans le Chapitre V « Troubles Mentaux » sous la dénomination de « Trans-sexualisme (302.5) ». Pendant 44 ans, cette pathologisation de la transidentité a induit un contrôle des corps trans par les milieux médicaux. Il est devenu obligatoire de subir un examen psychiatrique approfondi avant d’obtenir l’autorisation d’accès à toute intervention en relation avec une transition de genre[6]. Une obligation qui est vécue comme une humiliation chez beaucoup de personnes transgenres[7]. En effet, elles sont perçues comme malades et inaptes à prendre des décisions par et pour elles-mêmes. En 2019, la transidentité sort du chapitre sur les Troubles Mentaux, allégeant la stigmatisation des personnes transgenres.

Ce que veulent les personnes trans

Toutes les personnes transgenres sont différentes. Il existe deux types de transitions. La transition sociale et la transition médicale. La transition sociale concerne le changement de genre dans l’espace social. Cela peut inclure le fait de demander à être désigné avec de nouveaux pronoms et un nouveau prénom. Ainsi que la modification éventuelle de documents officiels, tels que le prénom et le genre figurant sur les papiers d’identité. Il se peut que seule une transition sociale, sans transition médicale soit effectuée. Il n’est en aucun cas nécessaire d’avoir recours à des interventions médicales pour être transgenre.

Dans le cas où une personne trans souhaite entreprendre une transition médicale, il existe plusieurs possibilités.

  • Les femmes trans peuvent féminiser leur corps en prenant des bloqueurs de testostérone ou des hormones féminines, les œstrogènes. De plus, elles peuvent envisager des procédures chirurgicales telles que la féminisation du visage, l’augmentation mammaire et/ou la vaginoplastie.
  • Les hommes trans ont la possibilité de masculiniser leur corps en prenant de la testostérone. Ils peuvent choisir d’effectuer une mastectomie, une intervention chirurgicale visant à retirer les seins. La phalloplastie, procédure de reconstruction chirurgicale d’un néo-pénis, est aussi envisageable.

L’accès à ces interventions est légiféré de manière différente dans chaque pays. Nombreuses sont les associations de personnes transgenres qui demandent l’autodétermination de leurs corps, c’est-à-dire, un libre accès à ces interventions sans aval psychiatrique préalable.  

Histoire de la visibilité transgenre

Les premières traces académiques de la transidentité datent de 1910 avec l’ouvrage Die Tranvestiten de Magnus Hirschfeld, un médecin allemand. Il explique qu’il existe différents stades « d’intermédiaires sexuels ». Le dernier stade est dédié aux « personnes ne se reconnaissant pas dans le genre qui leur a été attribué à la naissance[8]». En 1919, Dr. Hirschfeld fonde l’Institut de Sexologie à Berlin, un lieu fondamental dans le développement des techniques médicales de transition. Néanmoins, avec la montée du nazisme, toutes ses activités sont bloquées et son institut est réduit en flammes[9]. Il faudra attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que la communauté scientifique reprenne ses recherches sur les transitions de genre.

Avant les années 1950, la communauté internationale prête très peu d’attention aux personnes transgenres. N’étant pas encore des sujets pathologisés, l’accès aux hormones et aux chirurgies n’était pas réglementé et se faisait sans aval psychiatrique :  

« Quant aux hormones, elles étaient en vente libre dans les pharmacies en France et les transsexuels achetaient leurs hormones (surtout des ovocyclines) comme d’autres achètent des tomates au marché, sans ordonnance ni contrôle médical sur les doses – et bien sûr sans suivi psychiatrique[10]».

Il est certain qu’avant la pathologisation par les organisations internationales, les personnes transgenres ne vivaient pas à l’écart de toutes stigmatisations ou discriminations ; non que la liberté de choix de leurs propres procédures médicales pût être réellement émancipateur. Mais les années 1950 marquent le début d’une visibilité croissante des personnes qu’on nommerait aujourd’hui transgenre. Elles occupent de plus en plus d’espace dans la vie publique, surtout dans la vie nocturne. C’est particulièrement à travers les cabarets transgenres à Paris, qui vivent des années de gloire, que les personnes trans deviennent un emblème crucial de la vie nocturne parisienne[11]. Coccinelle, notamment, devient très célèbre et marque le début d’une visibilisation plus accrue des personnes qui ne sont pas en accord avec le genre qu’on leur a assigné à la naissance. Cependant, elles n’avaient que droit à la gloire de la nuit. Elles avaient uniquement leur place sur scène, cantonnée à la sphère nocturne, du spectacle, mais surtout du spectaculaire pour assouvir la curiosité des personnes cisgenres[12].

Parallèlement, les communautés scientifiques internationales commencent à s’intéresser à ce qui est encore seulement identifié comme le « travestissement »[13]. En 1952, Christine Jorgensen, une femme trans, vit une célébrité incroyable. La médiatisation de ses opérations chirurgicales fait entrer l’existence d’interventions médicales pour modifier le genre dans l’imaginaire populaire[14]. Madame Jorgensen sera le sujet le plus traité dans les médias en 1953[15].

Toute cette visibilité mène à la première définition de la transidentité en 1954 sous le nom de « Transsexualisme ». Harry Benjamin, un endocrinologue étasunien d’origine allemande et ancien élève de Magnus Hirschfeld, publie « Transvestism and Transsexualism »[16]. Il désire différencier la transidentité de l’homosexualité et du travestissement :

« [Le] transsexualisme est une entité nosographique qui n’est ni une perversion ni une homosexualité. C’est le sentiment d’appartenir au sexe opposé et le désir corrélatif d’une transformation corporelle[17]».

L’augmentation de la visibilité des personnes trans, via les cabarets transgenres ou avec la médiatisation des premières opérations chirurgicales en Europe, n’est pas sans conséquences. Avec le renforcement de la visibilité vient l’intensification des structures de répression[18]. Puis, effectivement, la transidentité est inscrite dans la Classification Internationale des Maladie n°9 (CIM-9) en 1975. Cette inscription marque le début d’une stigmatisation institutionnelle et internationale des personnes trans. Dans le chapitre V sur les Troubles Mentaux, au sein de la section « Troubles névrotiques, troubles de la personnalité et autres troubles mentaux non psychotiques (300-316) », dans les « déviations et troubles sexuels (302) », le « Trans-sexualisme (302.5) » est défini comme :

« Une déviation sexuelle centrée sur des croyances fixes selon lesquelles le sexe corporel manifeste est incorrecte. Ceci donne suite à la modification des organes sexuels par opération, ou à la dissimulation complète du sexe corporel en adoptant à la fois les habits et le comportement du sexe opposé[19]».

Dès ce moment, le destin des personnes trans est scellé : leur accès libre aux soins salvateurs est bafoué. Un contrôle médical s’instaure sur leurs corps. La classification de « malades mentaux » leur retire leur capacité de discernement.

En Suisse

Actuellement, il n’y a aucune mention des personnes transgenres ou de l’identité de genre dans le droit suisse[20]. Les réglementations concernant l’accès aux soins des personnes transgenres sont  donc sous la juridiction des classifications internationales.

Cela implique que toute personne transgenre désirant des interventions médicales, chirurgicales ou hormonales, doit se procurer un « certificat de dysphorie de genre » ou un « certificat d’incongruence de genre ». Ce certificat ne peut être délivré que par un-e psychiatre et permet le remboursement des soins médicaux par l’assurance-maladie. Sans ce certificat, l’accès aux soins est restreint et le remboursement par les assurances est donc refusé. Les personnes transgenres se retrouvent donc contraintes à un suivi psychiatrique, le sésame de leurs traitements médicaux.

Concernant la transition sociale, jusqu’en 2012, les tribunaux suisses imposaient la stérilisation forcée aux personnes transgenres pour accéder au changement de genre sur leurs papiers d’identité. Dès 2012, il fallait encore prouver que des « mesures d’irréversibilité » avaient été entreprises pour accéder à ce changement de genre officiel. Par « mesures d’irréversibilité » était entendu des interventions médicales. En 2022, la Suisse fait un progrès majeur dans la reconnaissance des personnes transgenres et permet le changement de genre et de prénom officiel sur la simple déclaration à l’état civil – il n’est plus nécessaire de fournir des preuves d’interventions médicales.  

Conclusion

La Déclaration Universelle des droits de l’Homme est un document clé qui a permis de théoriser et de mettre en valeur les droits universels de l’Humain. Tout en célébrant ce document, il est important de mettre en place d’autres traités contraignants pour mieux protéger des population discriminées et/ou marginalisées comme c’est encore le cas aujourd’hui pour les personnes transgenres. Cela permettrait d’élargir le champ d’application de la DUDH aux groupes qui, en 1948, n’étaient même pas encore nommés. En 2023, la transidentité est devenue un sujet de discussion, tant au sein de la sphère privée que dans les sphères politiques, médiatiques et institutionnelles.

Il est impératif que cette visibilité se traduise par une protection accrue de leurs droits, en commençant par un accès simplifié aux soins de transition.

Léon Salin est un activiste transgenre romand. Il lutte pour une meilleure représentation des personnes trans à travers les réseaux sociaux, notamment Instagram et TikTok (@salinleon). Président de Salin Association, il se rend dans les écoles, les entreprises et les institutions pour former sur les transidentités.

[1] HUGHES, L. D., KING, W. M., GAMAREL, K. E., et al. (2022). « Differences in All-Cause Mortality Among Transgender and Non-Transgender People Enrolled in Private Insurance », dans Demography, 59(3), p. 1023. https://doi.org/10.1215/00703370-9942002.

[2] SAFER, J. D., et al. (2016). « Barriers to healthcare for transgender individuals », dans Current opinion in endocrinology, diabetes, and obesity, 23(2), p. 168

[3] Assemblée générale des Nations unies, Déclaration universelle des droits de l’Homme, Paris, Nations Unies, 1948, Article 1

[4] Ibid., Article 2

[5] Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), 1948, Nations Unies, p. 6

[6] LEOBON, Alain (dir.), « Enjeux de santé des personnes trans : État actuel des connaissances et inclusion dans l’édition 2019 du Net LGBTG+ Baromètre », dans HAL, 2020, p. 3

[7] BUJON, Thomas & DOURLENS, Christine, « Entre médicalisation et dépathologisation : la trajectoire incertaine de la question trans », dans Sciences sociales et santé, vol. 30, 2012, p. 21

[8] FOERSTER, Maxime, Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France, Paris, La Musardine, 2018, p. 34

[9] Ibid., p. 53

[10] FOERSTER, Maxime, Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France, Paris, La Musardine, 2018, p. 116

[11] Ibid., p. 130

[12] FOERSTER, Maxime, Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France, Paris, La Musardine, 2018, p. 130

[13] ALESSANDRIN, Arnaud, Sociologie des Transidentités, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 51

[14] TROMBETTA, Carlo, LIGUORI, Giovanni et BERTOLOTTO, Michele, Management of gender dysphoria, Londres, Springer-Verlag Italia, 2015, p. 21

[15] STRYKER, Susan, Transgender History, New York, Seal Press, 2017, p. 66

[16] ALESSANDRIN, Arnaud, Sociologie des Transidentités, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 53

[17] Trouvé dans ALESSANDRIN, Arnaud, Sociologie des Transidentités, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 62

[18] FOERSTER, Maxime, op. cit., p. 130

[19] Organisation mondiale de la santé, Classification Internationale des Maladies (CIM-9), Genève, Organisation mondiale de la santé, 1977, p. 327

[20] GRESET, Cécile, « Pour une critique du droit Suisse dans une perspective féministe. Le parcours de transition d’une jeune femme trans* », Mémoire de maîtrise en études genre, Université de Genève, 2019, p. 16


Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.