mars 1, 2019

Dépasser les anciennes mentalités

Eva Wuchold

Eva Wuchold en conversation sur la violence directe et structurelle, la contribution de Johan Galtung à la résolution des conflits, et le concept de « paix positive ».


« Les conflits sont déjà là bien avant qu’ils ne soient ouvertement violents. Ici, une politique de paix positive est une mesure préventive ».

À l’Université européenne pour la paix de Stadtschlaining, en Autriche, Eva Wuchold a appris à analyser les conflits et la violence sous toutes leurs facettes. L’un des professeurs était Johan Galtung.


Eva Wuchold, née en 1973, est une politologue dont le travail se concentre sur les études de la paix et des conflits ainsi que sur la politique environnementale. Elle a travaillé comme consultante de projet pour plusieurs ONG dans les domaines du service civil de la paix et de la coopération au développement. Aujourd’hui, elle dirige le département des questions mondiales et des fonds spéciaux de la Rosa-Luxemburg-Stiftung, où elle donne des conseils sur un certain nombre de questions, dont la paix positive.

La voici en conversation avec Tom Strohschneider, co-rédacteur en chef de maldekstra.

maldekstra: À la question de savoir si la paix règne en République fédérale d’Allemagne, que répondrais-tu ?

Eva Wuchold: Si on appelle « paix » l’absence de guerre, l’absence de recours à la force militairement organisée, on peut certainement répondre par l’affirmative. Il n’en s’agit pas moins d’une conception négative de la paix. Si par « paix » on entend l’état qui caractérise une société pacifiée, alors l’Allemagne n’est pas en paix, et cela ne date pas seulement de la montée en puissance, ici comme dans toute l’Europe, des partis de droite. Parmi ce qui permet de douter que l’Allemagne soit en paix, mentionnons aussi les opérations de guerre menées par l’Allemagne, ses exportations d’armes, les innombrables morts aux frontières extérieures de l’Europe causées par la politique allemande, ou l’industrie automobile allemande, qui accentue les conséquences catastrophiques du changement climatique.

Tu parles d’une « conception négative de la paix ». À quoi ressemblerait une conception « positive » ?

Contrairement à la « paix négative », qui suppose l’absence de violence directe, c’est l’absence de violence structurelle qui définit la « paix positive ».

Ces termes renvoient à l’œuvre de Johan Galtung, n’est-ce pas ?

Oui, le Norvégien est considéré comme le père fondateur des études sur la paix et les conflits. Il intègre à son champ de recherche toutes les atteintes aux besoins humains fondamentaux qui, parce qu’elles sont structurellement déterminées par des valeurs, des normes, des institutions ou des relations de pouvoir, pourraient être évitées. Pour le dire en termes plus généraux, Galtung s’intéresse à l’écart entre le donné et le possible.

C’est un champ de recherche très vaste.

Oui, il inclut toutes les formes de discrimination et d’exploitation, l’inégale répartition des revenus, l’injustice éducative, les écarts d’espérance de vie (par exemple en raison d’expositions variables à la pollution), ainsi que les écarts de richesse et tout ce qui entrave les aspirations émancipatrices. Galtung prend en compte tous les facteurs systémiques, ceux qui ne dépendent pas directement des comportements des acteurs sociaux. La paix positive, en revanche, est pour Galtung, un terme qui résume « tous les aspects positifs de la communauté mondiale », notamment la coopération et l’échange entre les groupes humains, bien plus que l’absence de violence. Cette conception s’oppose non seulement à la paix négative comme absence de violence collective organisée, mais aussi à l’idée traditionnelle de paix comme stabilité, équilibre, voire « règne de la loi et de l’ordre » sur un social objectivé.

Cette conception ne rejoint-elle pas finalement la critique sociale, matérialiste – classique à gauche – des conditions structurelles de la violence ?

En effet, pour Galtung, la paix positive est un processus dynamique qui tend à la production de conditions socio-économiques et politiques plus justes. Le modèle de société de Galtung est post-révolutionnaire : s’il tente d’opposer à la perspective dominante celle d’une minimisation des coûts de la violence structurelle, celle-ci dépasse largement la vieille ligne de front entre capitalisme et socialisme.

Tu peux préciser ?

Dans le modèle de Galtung, une société, d’une part, doit se donner pour but la réalisation de l’individu (elle se concentre sur l’individualisme et la liberté individuelle) et, d’autre part, ne doit pas considérer l’individu comme un simple objet, mais comme l’unité de mesure de l’ordre social. Si l’on part du principe que la société n’est pas seulement faite par, mais aussi pour les individus, alors, selon Galtung, les valeurs d’une société ont un sens à l’échelle de chaque individu. Par conséquent, sa conception de l’individualisme requiert la liberté pour tous – y compris pour les dissidents. Il cherche une structure qui concilie solidarité et liberté, et qui soit fondée sur l’autonomie de chacun, la participation et la coopération de tous. Au-delà de ce modèle, Galtung s’intéresse aux phénomènes profonds, à la structure profonde, à la culture profonde qui nous déterminent tous de façon souterraine. Selon Galtung, il existe une sorte de prescription structurelle de nos manières d’agir, qui se fondent sur le fait que tout le monde adopte les mêmes comportements sans se demander pourquoi, ou sans partager les raisons de se comporter ainsi.

Il y va donc de contradictions qui ne sont pas toujours visibles en surface ?

On peut dire ça comme ça. Galtung n’est pas seulement sociologue et politologue, il est aussi mathématicien. Toutes ses thèses s’appuient sur l’analyse et l’évaluation scientifique de ces contradictions. Ainsi, sa formule de la paix positive combine dix valeurs relatives qui font consensus dans la communauté internationale : 1. présence de la coopération, 2. absence de peur, 3. absence de manque, 4. croissance économique et développement, 5. absence d’exploitation, 6. égalité, 7. justice, 8. liberté d’action, 9. pluralisme, 10. dynamisme. Il s’agit d’analyses très complexes, pas seulement d’une posture scientifique.

Comment en es-tu venue au concept de Galtung ?

Lors de séjours à l’étranger, où j’ai personnellement fait l’expérience de ce que signifie la violence ; par exemple à Ambon en Indonésie (où il y a eu, en 1996, des troubles, semblables à ceux d’une guerre civile, entre Madurais et Dayaks), en Palestine (pendant l’Intifada de 2000), mais aussi au Mexique en 1998 ou au Brésil en 2002. Dans le même temps, j’ai constaté, également depuis ma propre expérience, à quel point les politiques étrangère, culturelle et de développement allemandes ne pouvaient ou ne voulaient pas s’attaquer à ce problème. C’est pourquoi, après avoir terminé mes études en Allemagne, j’ai pris la décision, mûrement réfléchie, d’étudier les sciences de la paix à l’Université européenne de la paix à Stadtschlaining. Nous y avons appris à analyser les conflits et la violence sous tous leurs aspects – toujours à l’aide d’études de cas très réelles –, mais nous avons surtout analysé les facteurs qui contribuent à une paix durable, et en premier lieu le sens même de ce genre de paix. Johan Galtung était l’un de nos professeurs.

Quelle a été votre expérience personnelle à son contact ?

J’ai rencontré en Galtung un esprit libre. Son credo concernant tous les conflits qu’il nous a aidé à analyser était : « think out of the box » (pensez hors des sentiers battus), soyez créatifs, dépassez les normes en vigueur. Pour moi, après tout ce dont j’ai été témoin pendant mes études en Allemagne, c’était franchement révolutionnaire : les approches de Galtung en matière de résolution des conflits rompaient avec la tradition du « compromis », où les forces en présence ont souvent le sentiment d’avoir trop concédé. Il nous enseignait au contraire qu’une avancée décisive a lieu lorsque les parties en conflit s’engagent à dépasser leur ancienne mentalité. C’est seulement à ce prix que chaque partie sera satisfaite.


« Une structure prescrit à l’homme certaines lignes de conduite qui sont justifiées par le fait que tous les gens se comportent ainsi sans en rechercher la raison. »

Johan Galtung, sociologue, politologue et mathématicien aime penser « hors des sentiers battus ».
Photo : Paul Bernhar, via transcend.org


La méthode Galtung est-elle efficace ?

Elle a connu des succès, par exemple dans la résolution de conflits frontaliers, auxquels on a pu mettre fin par la création de parcs nationaux gérés conjointement. Ce qui m’a le plus impressionné, cependant, c’est qu’en dépit d’innombrables tentatives de médiation infructueuses, que ce soit au Sri Lanka ou en Irak, Galtung a continué sa promotion sans concession de la non-violence, en se fondant sur les « compétences clés » décrites dans son livre Transformation des conflits par des moyens pacifiques. La méthode du dépassement (Friede mit friedlichen Mitteln, 1998), à savoir l’empathie, la créativité, la non-violence. Par ailleurs, Galtung ne craint pas de prendre des positions tranchées, quelles que soient les réactions qu’elles suscitent – comme celle sur la disparition de l’empire américain d’ici 2020, qu’il a avancée dans une dispute avec Samuel P. Huntington au château de Neuhardenberg. Pendant mes études, malgré sa grande renommée, Johan partageait notre vie au foyer, cuisinait et mangeait avec nous, s’asseyait au sauna avec nous. Il voulait nous rallier à sa cause. Et il l’a fait par la discussion, en nous reconnaissant comme ses égaux.

Lorsque Galtung formule le terme « violence structurelle », l’époque est au structuralisme. Quelqu’un comme Louis Althusser, par exemple, tente alors une réinterprétation structuraliste de la théorie marxiste. Est-ce que ce contexte a, selon toi, joué un rôle ?

Je ne sais pas si Galtung a eu des contacts avec Althusser. Ce qui est important dans ce contexte, à mon avis, c’est que Galtung, dans son article « A Structural Theory of Imperialism » (1971), qui est fondamental pour cette discussion, non seulement comprend la violence structurelle comme une expression de conditions structurelles, mais définit les structures elles-mêmes comme violence, dans la mesure où elles sont l’expression même des inégalités, et empêchent les gens d’exploiter leur potentiel de développement réel ou présumé. Les inégalités ne sont donc pas seulement un effet de la violence structurelle, mais leur condition même.

Si tout écart entre ce qui est donné et ce qui est possible peut être qualifié de violence, il n’y a guère de place pour des relations non violentes…

La critique de l’interprétation des inégalités comme relation violente est fréquente, de même que celle d’une définition aussi large de la violence structurelle. Je pense qu’il est tout de même important de penser, avec Galtung, le concept de violence de manière élargie, en y incluant les phénomènes de pauvreté, de faim, de subordination et d’exclusion sociale ; les perspectives de paix sont ainsi également élargies. De même, je continue de trouver la catégorie de violence culturelle, dans son « triangle de la violence », pertinente pour l’analyse des conflits : si la violence structurelle est institutionnalisée et la violence culturelle internalisée, le danger que s’installe une violence personnelle et directe augmente également. De manière générale, j’ai toujours compris les recherches de Galtung davantage comme des recherches sur la paix que sur la violence.

Comment situer le concept dans le débat plus large sur les politiques de paix ?

Johan Galtung est particulièrement controversé en Allemagne, même au sein de la communauté scientifique, car on lui attribue souvent des objectifs politiques qui excèdent son rôle académique. On lui reproche aussi de forger des concepts qui n’expliquent pas la guerre en tant que telle. Et en effet, le concept de violence structurelle n’a pas pour référence directe les conflits violents. Cependant, une paix positive suppose une paix négative. Je pense que cette critique va de pair avec une crise de la recherche critique sur la paix en général, qui tend à considérer les recherches critiques du système et les théories de la violence structurelle comme une attaque contre le pouvoir régalien des États.

La Fondation Rosa Luxemburg a lancé un programme de dialogue sous l’intitulé de « Positiver Frieden » (« paix positive). Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

Nous avons choisi ce concept parce qu’il porte l’ambition d’une paix durable, dans l’élaboration de laquelle n’est pas seulement combattue la violence directe. Nous nous demandons : quelles formes de violence structurelle observons-nous ? Comment et à quel moment se transforment-elles en violence directe ? Quelles sont les formes de résistance, portées par quels mouvements sociaux et politiques, à la violence directe et indirecte ? Quelles réponses la gauche peut-elle apporter aux problèmes de la violence directe et structurelle ? À quoi ressemblerait une « politique de paix positive » à gauche ?

Justement, à quoi ressemblerait-elle ?

Il s’agit d’abord de ne pas commencer à penser la paix une fois qu’il est trop tard ; les causes du conflit doivent être prises en compte. De plus, il s’agit de reconnaître que les conflits sont déjà là bien avant qu’ils ne deviennent ouvertement violents. C’est là que la politique de paix positive entre en jeu à titre préventif – en cas de discrimination politique, de violation des droits de l’homme, de répartition socio-économique injuste, de conditions de coopération et de concurrence entre les États et les blocs d’États pour les débouchés et l’accès aux ressources mondiales dans l’économie globale capitaliste, de protection du climat, ou de politique d’intérêt géopolitique. Autant de tensions qui transforment rapidement les conflits locaux en guerres par procuration. C’est à ce niveau-là que quelque chose doit changer si l’on veut que la paix soit davantage que l’absence temporaire de guerre.

Dans ce cadre, comment évalues-tu la politique allemande de développement ? La politique de développement actuelle ne vise pas à promouvoir les structures qui permettraient aux populations locales d’établir, et de participer à, ce que Galtung appelle la paix. Cela apparaît clairement, par exemple, dans le soutien à l’agriculture industrielle à grande échelle, qui exacerbe les injustices dans les campagnes. Ce type de projets, purement économiques, cofinancés par des capitaux privés, et qui font pousser dans les champs des « centres d’innovation verts », ne pourront pas établir une paix positive. Au contraire, ils constituent de nouvelles sources de violence structurelle.

Traduction: Gegensatz Translation Collective

Publié en allemand :

Frieden ist mehr als Abwesenheit von Krieg
maldekstra #2 über die strukturellen Ursachen gewaltvoller Konflikte