mars 29, 2022

Qu’est-ce qu’un pays ?

Vsevolod Kritskiy

Cette question, et les nombreuses réponses complexes qui l’accompagnent ont été l’objet d’une attention particulière dans mon travail universitaire au cours des dix dernières années. Je n’ai de cesse de repenser à cette question depuis que la Russie, mon pays de naissance et dont je suis citoyen, a lancé une invasion de grande ampleur de l’Ukraine, le pays de mes racines, huit ans après en avoir annexé une partie.


Alors qu’est-ce qu’un pays ?

En dix ans de recherche, je n’ai jamais rencontré de pays. Je n’ai jamais touché un pays ni parlé à un pays. J’ai rencontré et parlé à de nombreuses personnes qui représentent leur pays toutefois, et j’ai rencontré beaucoup de personnes qui croient en leur pays. Il ne m’en fallait pas plus pour remiser cette question. Si les pays existent dans l’imaginaire collectif, pourquoi remettre en cause leur existence ? Rien de nouveau. Dans les années 1980, Benedict Anderson a écrit que les nations étaient des « communautés imaginaires ». Le problème, c’est que les nations sont aussi des étiquettes, des processus, des constructions analytiques qui rendent à chacun la vie plus facile, pour ceux qui s’identifient à ces nations et pour les historiens qui rédigent nos histoires.

Histoire, idéologie et l’invasion russe

Or, qui est en charge d’imaginer la communauté nationale, et qui fait l’expérience des conséquences, parfois mortelles, de cet imaginaire ? Par définition, les communautés excluent certains groupes de personnes, généralement déjà en marge, tout en donnant le pouvoir à d’autres communautés et en leur apportant une « histoire » nationale. Les gens de pouvoir aiment l’« histoire » avec de « grands hommes » et des nations « conquérantes » qui font de ce monde un enfer pour ceux qui en sont chassés. Ils pensent le plus souvent, à tort, que les nations sont primordiales. Ils aiment tout ce qui touche à Napoléon et Churchill, catégoriser des millions de personnes incroyablement diverses sur la base de leur nationalité, leur ethnie, pour les associer à des caractéristiques psychologiques et culturelles. Ils donnent d’immenses coups de pinceau et peignent des mondes entiers en monochrome.

Il n’est dès lors pas surprenant que l’histoire serve d’arme à des fins d’oppression et meutrières. Nationalisme, impérialisme, colonialisme, fascisme : ces termes ont eux aussi des définitions longues, complexes et obscures. Au final, ils ont une même racine : un désir insatiable d’accumuler des richesses et du pouvoir sur le dos, le travail et la souffrance d’autrui, et ce grâce à l’exclusion des populations marginalisées. « Ils » ne sont pas vraiment humains, et « nous » sommes dans notre droit. L’arbre auquel ces racines donnent naissance prend généralement la forme d’une mission nationale légitimée, sous couvert d’« exceptionnalisme » national. Si l’on écoute ces personnes, leur pays est souvent l’exception, mais en réalité chaque pays est une exception.

Beaucoup d’encre a coulé quant à la « dénazification » absurde invoquée publiquement par le régime russe pour justifier son invasion. Toutefois, le pouvoir de ce récit est tout à fait sensé dans un monde où l’on utilise d’immenses pinceaux pour catégoriser la population sur la base de « preuves scientifiques » depuis un siècle, depuis que les disciplines académiques de l’anthropologie et de l’histoire en Occident se sont affirmées en Europe au XIXe siècle. Beaucoup d’encre a également coulé sur les déclarations historiques fantasques de Poutine concernant le statut d’État de l’Ukraine. S’il l’on s’en tient à sa logique, aucun pays n’existe vraiment, mais je doute qu’il souhaite arriver à cette conclusion. Nous pourrions consacrer beaucoup de temps à creuser l’idéologie à laquelle Poutine a donné vie dans le cadre de sa nouvelle Russie, mais quel en serait l’intérêt ?

À chaque jour qui passe, il m’apparaît que les définitions longues, complexes et obscures de son idéologie, quelque qu’elle soit, n’ont pas d’importance, et que tout argument détaillé visant à la « démythifier » de façon rationnelle grâce à des éléments historiques ne fait que lui donner davantage d’espace et de temps pour s’imposer. Bien sûr, il est important d’apporter des éléments concrets et d’expliquer ce que nous enseigne le consensus historique, mais à l’heure actuelle, nous devons tourner notre attention vers un champ de bataille au sens propre, pas à celui des idées.

Depuis le début de la guerre, deux analyses politiques sortent du lot : un essai de Volodymyr Artiukh sur les erreurs commises par la gauche occidentale, et un autre essai de Taras Bilous sur ce que la gauche peut faire aujourd’hui. Ces essais apportent des compléments d’information et des réponses aux principales questions que nous nous posons en ce moment même : qui est responsable, est-ce important et que devrions-nous faire maintenant. Je vous encourage à les lire attentivement. Ces essais sont profonds, mais vont droit au but : tout ce dont nous avons besoin en temps de guerre, et c’est ce que nous traversons.

La guerre n’est jamais une solution, elle engendre plus de problèmes qu’elle ne prétend en résoudre, ce qui engendre davantage de conflits et de guerres. Nous devons faire tout notre possible pour l’éviter et, comme l’a rappelé de façon convaincante Volodymyr Artiukh, nous, la gauche collective, avons échoué à cet égard. Mais, ce qui est tout aussi important, lorsque nous faisons face à la réalité de la guerre que nous traversons, c’est que nous devons ajuster notre façon de penser et d’agir, car tel est d’après moi le message au cœur de l’essai de Taras Bilous. Un pays se comporte en agresseur, un autre pays se défend, mène un combat existentiel, pas uniquement une lutte militaire. Dans cette réalité, nous devons apporter notre aide et faire preuve de solidarité, matériellement et symboliquement, avec la partie agressée, mais aussi avec les victimes de guerre des deux côtés.


Photo : Max Kukurudziak / Unsplash

Responsabilité et culpabilité

Je dis « des deux côtés », car il est une entité qui porte l’ultime responsabilité de ce conflit : Vladimir Poutine et son régime. Nous pourrions débattre pendant des jours du rôle joué par l’OTAN et les États-Unis, de l’échec de la communauté internationale, du contexte historique au sein duquel les acteurs évoluent et s’ils peuvent ne serait-ce qu’évoluer, mais au final, il n’y a qu’une armée étrangère envahissant l’Ukraine : l’armée russe.

Il s’agit de la même entité, la seule qui, si nous lui empruntons ses immenses pinceaux pour peindre nos propres mondes, en tirera profit. La colère qui est en nous ne doit pas être ce qui guide nos réactions. Le châtiment collectif infligé à tous les Russes, en violation avec la Convention de Genève, profitera uniquement au récit de Poutine et renverra au châtiment collectif infligé à tous les Ukrainiens, victimes de cet homme. Tous les Ukrainiens, ainsi que les opposants russes en Russie, sont désormais régulièrement taxés de nazis sur les réseaux sociaux russes, et j’ai pour ma part vu suffisamment de publications reprochant à tous les Russes cette invasion. Si je comprends que les Ukrainiens expriment ce sentiment à l’heure même où ils se protègent des bombes et des balles de l’armée russe, ni l’un ni l’autre n’accéléreront la résolution du conflit, ils ne feront que verser de l’huile sur le feu et attiser le conflit.

Même l’acte de manifestation contre la guerre à la télévision nationale de Marina Ovsyannikova a été immédiatement interprété comme une opération de communication par de nombreux comptes ukrainiens et pro-ukrainiens sur les réseaux sociaux, expliquant qu’il s’agissait d’un message aux gouvernements occidentaux pour rappeler que les Russes « lambda » sont contre la guerre, et qu’il fallait donc lever une partie des sanctions. Je comprends cette réaction émotionnelle, mais elle montre bien que la guerre a déjà atteint un de ses objectifs clés : une rupture quasi totale des relations entre les citoyens russes et ukrainiens, laissant à Poutine le champ libre pour attaquer qui il le souhaite. Dès lors que vous pensez que votre propre famille cherche à vous tuer, et que les manifestants pacifiques méritent de passer 15 ans derrière les barreaux, n’importe qui devient rapidement une cible facile. « Ils » ne sont pas vraiment humains, et « nous » sommes dans notre droit.

En tant que citoyen principalement russe et partiellement ukrainien, il m’est difficile de décrire la gymnastique mentale que je fais aujourd’hui pour garder mon calme lorsque je vois des Russes écrire des commentaires nonchalants en faveur de la guerre, comme si l’armée russe n’était pas en train de bombarder un peuple auquel tant d’entre nous sommes liés, ou quand je vois des Ukrainiens qui considèrent tous les Russes comme les auteurs de crimes de guerre simplement parce qu’ils n’ont pas chassé du pouvoir par les urnes le dictateur autoritaire, et soutenu par les oligarques, qui a développé un culte de sa personnalité pendant 20 ans tout en démantelant systématiquement tous les organisations, plateformes et espaces qui auraient permis une remise en cause de son pouvoir (je recommande la lecture de l’article de Jeremy Morris sur ce point). C’est personnel, et c’est pourquoi j’ai écrit cet essai, plutôt que de parler des conflits en Syrie, au Yémen ou en Éthiopie, ou de l’occupation ininterrompue des Territoires palestiniens. Mais bien sûr, chaque point soulevé ici y serait applicable.

S’il est évident que le traumatisme psychologique de cette guerre est important et d’ores et déjà générationnel au sein des communautés russe et ukrainienne, ma famille et moi-même ne sommes pas physiquement atteints, pas encore tout du moins, c’est pourquoi je peux écrire ces lignes l’esprit presque tranquille et à l’abri. Ce contexte est important, car contrairement aux autres articles rédigés par celles et ceux qui se trouvent en Ukraine, comme le puissant essai de Nelia Vakhovska, directrice de programme RLS à Kiev, j’écris protégé par les frontières d’un pays dont les maisons ne sont pas bombardées. J’ai le loisir de poser des questions et d’y réfléchir longuement, sans être interrompu par le bruit des armes ou par la menace imminente d’être jeté en prison. J’ai d’ailleurs encore trois questions à poser.

Les gens sont-ils responsables des actions du régime qui dirige leur pays ? Si nous jetons l’opprobre sur tout le peuple russe pour son incapacité à faire face à l’agression insidieuse, fruit d’une brutalité libérée par le régime depuis plus de 20 ans, nous devons, en toute logique, faire de même avec les peuples européen et américain qui ont permis aux économistes occidentaux de détruire l’espace postsoviétique dans leur quête égoïste de privatisation et de capitalisme de libre-échange infligés de façon brutale au corps et à l’âme des pays postsoviétiques. Ou pour ne pas avoir su réfréner un certain nombre de criminels de guerre que leurs régimes ont soutenu et mis en place rien qu’au cours des 30 dernières années. Nous pourrions remonter encore plus loin dans le temps et nous emparer d’autres événements historiques, mais j’espère que vous voyez où je veux en venir.

Si tout le monde est coupable de tout, alors personne n’est responsable de rien. Nous risquons de perdre de vue les véritables responsables, de limiter voire d’empêcher toute action individuelle ou collective pour assumer nos responsabilités, en Russie comme ailleurs. La seule façon d’avancer de façon productive est de reconnaître que la responsabilité est partagée, mais aussi différenciée, ce que sont en train d’exprimer la gauche russe et les mouvements antiguerre.

La société russe est un homard qui se meurt tandis que la température de la casserole dans laquelle il flotte augmente. Depuis 20 ans, il est évident que la conclusion logique de tout ceci est : le homard meurt. Le châtiment collectif de tout le peuple russe n’accélérera pas ce processus. Au mieux, il confortera le régime en place.

Doucement, mais sûrement, les 20 dernières années ont vu le déclin absolu de l’espace démocratique, de l’opposition politique, des médias indépendants, de la société civile, de l’indépendance de la justice et de l’état de droit, des mécanismes de protection des droits humains, des droits des minorités ethniques, de genre et sexuelles, et de presque tout autre indicateur qui permettait, même de façon infime, de prendre le pouls de la société russe. La décision du tribunal ayant mis un terme à la dernière grande organisation russe de défense des droits humains, Memorial, ainsi que la chute des derniers bastions de liberté parmi les médias russes, Echo Moskvi et Dozhd TV, immédiatement après le début de la guerre, constituent le chapitre final de cette histoire, laquelle a débuté lorsque Vladimir Poutine s’est emparé de NTV, la seule chaîne de télévision indépendante à l’époque, moins d’un an après son arrivée au pouvoir il y a 20 ans. J’avais 12 ans, mais je me souviens avoir pensé au pays et à l’avenir qui lui était réservé si une telle chose était possible.

L’avenir de ce pays est devant nous, et avec lui, la guerre. Les années 1990 sont de retour, en pire. Il revient à chacun d’imaginer ce qui arrivera au pays désormais.

Mes deux dernières questions portent sur ce que nous devons faire désormais, et pour l’avenir. Par nous, j’entends la gauche et la sphère progressiste au sens large, y compris la Fondation Rosa Luxembourg, les activistes qui luttent pour la paix et l’environnement, les syndicats, la société civile et les mouvements sociaux. Tout d’abord : quelle est la réalité matérielle à l’heure actuelle, comment y réagir ?

Que faire maintenant

La réalité matérielle à l’heure actuelle fait que des millions d’Ukrainiens fuient la guerre, à l’intérieur du pays et vers l’étranger, des milliers d’entre eux sont tués, affamés, mutilés. À l’heure où j’écris, Marioupol subit un siège inqualifiable, est privée d’approvisionnement en nourriture, en eau, en électricité, en chauffage, et ce depuis plus d’une semaine. Les centaines de milliers d’habitants pris au piège n’ont aucune issue. À l’origine de cette terrible réalité, l’invasion menée par l’armée russe, arrêtée dans son élan par l’armée ukrainienne et le peuple ukrainien. Dans cette réalité, le peuple ukrainien mène une guerre existentielle et puise sa force dans son patriotisme. Le pays les soude en pleine guerre, alors je me demande encore une fois, qui suis-je pour remettre tout ceci en question ?

D’ordinaire, je dirais que l’imagerie nationaliste croissante et les discours peuvent cacher l’expansion des forces d’extrême droite et d’extrême gauche, mais cela s’applique-t-il à l’Ukraine ? Malgré le fait que le pays se retrouve de facto en situation de guerre depuis 8 ans, malgré le triplement de son budget défense et l’engagement de presque tous les hommes dans une forme quelconque de formation militaire, l’extrême droite stagne. Même lorsque les partis d’extrême droite se sont alliés aux dernières élections législatives en 2019, ils n’ont pas réussi à remporter un seul siège à Verkhovna Rada. En fait, politiquement, l’extrême droite a perdu beaucoup de terrain depuis ce temps-là. N’ignorons pas les avertissements, mais n’oublions pas non plus que malgré des conditions de vie depuis plus de dix ans qui relèvent du laboratoire, des conditions dans lesquelles le fascisme et l’extrême droite prospèrent généralement, le peuple ukrainien les rejette sans ambiguïté.

L’avenir de l’Ukraine apparaît évident, si l’on pense à la façon dont ses citoyens protègent le pays, aujourd’hui et depuis 8 ans. À long terme, ce pays survivra et s’épanouira, peu importe l’issue de cette guerre.

Alors, s’il est une cause qui mérite d’être immédiatement soutenue, c’est celle du peuple ukrainien, pour qu’il ait un avenir. Ne gaspillons pas nos forces aujourd’hui à l’élaboration de définitions encore plus complexes, longues et obscures pour décrire la situation ; cela attendra que le peuple connaisse une certaine sécurité. J’ai déjà entendu beaucoup de discours de gauche accusant l’OTAN et les États-Unis, pendant ce temps-là, l’armée russe tue des gens et détruit les infrastructures ukrainiennes. Nous avons maintes fois critiqué l’OTAN avant ce conflit, et espérons que nous aurons tout le temps nécessaire pour aborder cette question après la guerre. Mais pendant la guerre, la réalité matérielle appelle à prendre des mesures simples et claires pour soutenir les citoyens ukrainiens, sans le moindre doute, et en ayant bien conscience de ceux qui sont au final responsables de leur souffrance.

Il incombe à chacun d’entre nous de décider de la forme que prendra son soutien, qu’il s’agisse de fournir du matériel défensif ou offensif, qu’il s’agisse de dons directs à la Croix Rouge ukrainienne (mes recommandations), à l’appel de l’UNICEF, ou d’autres organisations, qu’il s’agisse d’ouvrir la porte de notre maison, qu’il s’agisse de donner de son temps, de mettre ses compétences à dispositions ou d’écrire des articles. C’est votre décision, mais il faut la prendre rapidement.

C’est un peu une tradition à gauche, bien sûr, de se disputer, de voler en éclats et de se diviser au moindre événement majeur. Ce qui m’amène à ma dernière question : quelle direction prenons-nous pour l’avenir ? Pour quoi nous battons-nous, sur le long terme ? Ne nous battons-nous pas tous pour la même chose ?

Que faire sur le long terme

Je peux dire avec certitude que nous ne devrions pas nous battre pour des pays, nous devrions nous battre pour un avenir dans lequel la planète ne serait pas en proie aux flammes, dans lequel tout le monde, quel que soit le pays, mangerait à sa faim, pourrait s’habiller, être protégé des orages qui grondent.

Selon les mots de Friedrich Engel, « l’Homme doit avant tout manger, boire, se protéger et s’habiller, avant de s’adonner à la politique, à la science, à l’art et à la religion ». Pas les « pays », mais « l’Homme », pas « tout le monde sauf les opposants politiques, les minorités ethniques, de genre et sexuelles, les journalistes et les défenseurs des droits humains », mais « l’Homme », en d’autres mots : tout le monde. Nous devrions nous battre pour un avenir dans lequel chacun peut répondre à ses besoins matériels.

Je suggère deux priorités à long terme, qu’il convient de garder à l’esprit tandis que nous œuvrons à la création de notre avenir.

Tout d’abord, il n’est pas d’avenir si nos pays, nos partis, nos organisations et nos dirigeants ignorent le système des droits humains ou qu’ils violent systématiquement ces droits humains. En fait, deux des 30 articles de la Déclaration universelle des droits de l’Homme portent déjà sur nos besoins matériels : chacun d’entre nous, sans distinction, a le droit de vivre, le droit de bénéficier d’un niveau de vie suffisant pour sa santé et son bien-être, y compris en matière d’alimentation, d’habillement, d’hébergement et de soins médicaux. Nous devrions tous y avoir droit, mais nous savons bien que la réalité est tout autre. Prenons au sérieux l’appel de Taras Bilous à réformer les Nations Unies.

Les critiques adressées contre le système des droits humains de l’ONU sont justifiées : c’est un système fondé sur une vision libérale des relations internationales qui a mis en place des pratiques discriminantes à l’endroit de certaines régions, cultures et de certains peuples au sein même du système, ce qui se reflète, dans une certaine mesure, dans les droits eux-mêmes. Ce système est souvent réticent à prendre des mesures en cas de violation des droits humains dans les pays occidentaux. Pour avoir travaillé au cœur du système des droits humains des Nations Unies, et pour avoir étudié les racines du système onusien dans son ensemble lors de mon doctorat, je crois que son défaut principal est un défaut existentiel : le système est dirigé par des pays, pour des pays. Il n’existe qu’une seule catégorie de membre aux Nations Unies, celle des Pays membres. Le fait que le système des Nations Unies est biaisé n’enlève rien à la nature indivisible et inaliénable des droits humains, pas plus que cela n’implique d’abandonner immédiatement ce système en tant qu’espace de prise de décision.

Ce que j’appelle de mes vœux, c’est d’aspirer à un quelque chose de mieux que le système des Nations Unies, de mieux que nos pays ! Les « États membres », les partis, les dirigeants et les populations doivent être responsables. Le respect, la promotion et la protection des droits humains de chaque individu doivent être notre responsabilité commune. Nous fier aux « États membres » nous a conduits dans l’impasse. La gauche ne peut ignorer, excuser, ni permettre les violations des droits humains dans des pays gouvernés par un régime de gauche, surtout lorsque ces régimes ciblent les opposants politiques, lorsqu’ils visent les populations marginalisées, déshéritées et vulnérables. Nous sommes nous aussi coupables de peindre des mondes avec nos propres pinceaux immenses. Soit nous utilisons pleinement le système des droits humains de l’ONU tout en appelant à le réformer, soit nous allons plus loin et nous créons notre propre système de surveillance et de protection des droits humains qui s’acquittera mieux de cette tâche.

Ensuite, je pense qu’il est évident qu’une des raisons principales de la guerre en Ukraine vient de l’extractivisme et de la dépendance de l’économie mondiale aux carburants fossiles — qui s’avèrent incidemment être une menace existentielle pour notre espèce. La Russie ne pourra pas compter bien longtemps sur ses réserves de carburants fossiles, si elle résiste à cette guerre dans un premier temps évidemment. Ni elle ni nous ne pourrons nous réjouir bien longtemps si nous ne nous attaquons pas à la crise climatique qui s’abat d’ores et déjà sur les populations les plus vulnérables de notre planète et qui ira de mal en pis. Je me demande si la Sibérie sera victime d’une nouvelle vague de feu de forêt cet été.

La crise climatique, la pandémie et la tentation grandissante des dirigeants de pays dépendant de l’extraction de carburants fossiles à vouloir se lancer dans des conflits territoriaux en raison de réserves en ressources naturelles décroissantes et de leur perte d’influence sur la scène internationale, laquelle favorise les économies « vertes », sont autant de problèmes liés à la perte de lien avec la nature et l’environnement, que nous considérons comme une ressource consommable. Si l’armée américaine était un pays, elle serait le quarante-septième plus gros pollueur de la planète. Le désinvestissement des carburants fossiles, la dénonciation de mesurettes « vertes » inadaptées et technocratiques et la lutte contre le néo-colonialisme vert doivent être nos priorités.

Pour l’heure, soutenez le peuple ukrainien, donnez pour leur cause, contactez celles et ceux qui aident les réfugiés dans votre ville — pas seulement les réfugiés ukrainiens, mais tous, peu importe si le pays est dans ce que vous considérez être l’Europe ou non, peu importe si les réfugiés sont « blancs », comme on l’imagine, ou non. J’ignore si cette guerre prendra bientôt fin ou non, si elle dégénérera en conflit d’envergure ou non, j’ignore même son issue. Mais même après la guerre, j’espère que nous aurons la présence d’esprit de nous attaquer aux crises relatives aux droits humains et au climat. Nous avons des solutions — il ne nous manque plus que la volonté politique de les déployer. Notre travail consiste à construire cette volonté politique.

Vsevolod Kritskiy est Responsable de projet en charge des Stratégies syndicales internationales et d’une juste transition pour le bureau genevois de RLS. Titulaire d’un doctorat en histoire internationale, notamment sur la construction nationale en Asie centrale soviétique, il a récemment mené à bien un projet postdoctoral sur l’histoire du communisme international au cours de l’entre-deux-guerres. Avant de rejoindre RLS, il a travaillé pour plusieurs ONG, pour le BIT et les Nations Unies.