juillet 17, 2023

Gouvernements progressistes, mouvements sociaux et luttes pour les droits de l’homme en Amérique latine

Esteban Gonzalez Jiménez

Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.



La situation politique actuelle en Amérique latine, caractérisée par la convergence du plus grand nombre de gouvernements progressistes que la région ait eu dans toute l’histoire, constitue un scénario unique pour le renforcement des mécanismes institutionnels et de la société civile pour la défense des droits de l’homme. Cependant, les conditions structurelles des violations des droits de l’homme dans la région, les crises économiques et sociales produites par les déséquilibres géopolitiques, la reconfiguration de l’équilibre des forces politiques et la distance des instruments juridiques par rapport aux réalités particulières des mouvements sociaux, parmi d’autres, posent de sérieux défis à la volonté progressiste de créer des agendas conjoints et coordonnés qui permettent l’introduction de stratégies et de mécanismes efficaces de défense et de protection des droits de l’homme en Amérique latine.

Dès les années 1970, les secteurs progressistes d’Amérique latine commencent à s’approprier le discours des droits de l’homme, en tant que mécanisme de dénonciation de la violence systémique et généralisée dans des contextes de gouvernements autoritaires et de démocraties affaiblies, et en tant que moyen de faire entendre leur voix contre les abus des régimes dictatoriaux d’une grande partie des pays de la région. Bien que pendant les premières années de la guerre froide, les mouvements sociaux de gauche et les secteurs progressistes regardaient avec méfiance le discours des droits de l’homme, en tant que produit de la légalité bourgeoise et du système juridique libéral, à partir des années 70, comme l’explique Jorge González Jácome, la gauche a compris la défense des droits de l’homme comme une activité de dénonciation de la violence de l’État bourgeois.[1] Depuis lors et après des processus plus ou moins dissemblables, une multiplicité de secteurs progressistes sont devenus les porte-drapeaux des revendications des droits de l’homme, fondamentalement contre les crimes d’État et les violations des droits orchestrés par les acteurs gouvernementaux contre les dissidents politiques et les mouvements sociaux, ainsi que contre ceux provoqués par le capital transnational aux populations opposées à leurs intérêts économiques.

Avec l’arrivée au pouvoir, entre 2019 et 2023, de différentes coalitions progressistes dans la plupart des pays d’Amérique latine, un important secteur d’organisations de la société civile et défenseurs des droits de l’homme vont s’intégrer aux institutions gouvernementales, configurant un panorama dans lequel les changements positifs concernant le rôle de l’État dans la défense des droits de l’homme sera inévitablement accompagné d’un développement corrélatif des vacances de pouvoir dans le rapport de forces complexe entre la société civile, l’État et les pouvoirs économiques en matière de surveillance et de contrôle des violations des droits de l’homme en contextes locaux et régionaux. Ce nouveau panorama, comme nous l’avons dit, apporte une série de défis aux gouvernements progressistes et aux mouvements sociaux :

Le caractère structurel des violations des droits humains en Amérique latine

Depuis la période des dictatures militaires, la structure d’une grande partie des États latino-américains s’est configurée autour de normes sociales et culturelles qui, au fil du temps, normaliseront la discrimination et la violation des droits des groupes sociaux historiquement opprimés par les élites politiques et économiques. L’architecture institutionnelle héritée des régimes autoritaires et des démocraties profondément fragilisées par la cooptation élitiste de l’État, a laissé une marque indélébile sur la manière dont les appareils d’État continuent de fonctionner vis-à-vis des minorités et des groupes sociaux marginalisés. Bien qu’aujourd’hui la plupart des institutions publiques soient attachées aux normes de protection et de garantie des droits fondamentaux, les violations collectives des droits, l’invisibilisation, la discrimination et la violence administrative exercées contre les femmes, la population transgenre, homosexuelle, migrante, les communautés autochtones, afro-descendantes, parmi beaucoup d’autres, continuent d’être un trait caractéristique de la manière dont les normes sociales et culturelles héritées des régimes autoritaires demeurent et continuent d’imprégner la structure et les actions de l’État dans la plupart des pays de la région. Produisant, de cette manière, quel que soit le drapeau politique des gouvernements, des actions institutionnelles qui portent atteinte aux droits des groupes minoritaires.

Confrontés à des conditions structurelles de discrimination et de violation des droits, les gouvernements progressistes ont non seulement le défi d’attaquer politiquement et juridiquement les fondements d’une problématique structurelle explicite, mais aussi de joindre leurs efforts à ceux d’autres gouvernements de la région, main dans la main avec la société civile, pour éradiquer les différentes formes de violence juridique et administrative contre les groupes sociaux historiquement vulnérables.

Le déséquilibre dans les fonctions de surveillance et de contrôle exercées par les mouvements sociaux

La situation actuelle des gouvernements progressistes en Amérique latine lance également un débat fondamental pour sauvegarder les droits humains dans la région : quel devrait être le rôle des mouvements sociaux progressistes au sein et vis-à-vis des gouvernements de gauche ?

Dans la plupart des pays d’Amérique latine, le triomphe des gouvernements de gauche a provoqué une migration naturelle de la société civile organisée et des mouvements sociaux progressistes vers l’appareil institutionnel de l’État. Ce phénomène, qui constitue un exercice plus qu’évident d’appropriation d’espaces de pouvoir historiquement niés aux minorités, a entraîné le risque de créer des vacances de pouvoir dans les espaces où la société civile effectue habituellement un important travail de contrôle, de surveillance et de contrepoids de l’État, mais aussi des pouvoirs économiques et criminels, également responsables de la violation des droits des populations locales et régionales.

L’un des plus grands défis est, en ce sens, lié à la manière dont la relation des gouvernements et des mouvements sociaux peut garantir à ces derniers, à la fois, la capacité de participer aux sphères du pouvoir et un degré d’autonomie nécessaire à l’exercice d’une fonction sociale impérative de promotion et de défense des droits de l’homme. Des mouvements sociaux forts et indépendants sont tout aussi importants pour l’approfondissement de la démocratie et pour la garantie des droits, que le sont les secteurs de la société civile qui, du fait de leur position privilégiée au sein de l’appareil étatique, promeuvent les changements nécessaires pour faire face aux violations systématiques et généralisées de droits.

Compte tenu des défis auxquels sont confrontés les gouvernements progressistes et les mouvements sociaux dans la construction de leurs propres mécanismes efficaces de défense et de promotion des droits de l’homme, il est donc nécessaire, en premier lieu, de construire des agendas coordonnés et multilatéraux qui, à travers les mécanismes de protection interaméricains permettent de s’attaquer aux conditions structurelles des violations des droits en Amérique latine. Dans cet exercice, le Système interaméricain de protection des droits de l’homme peut jouer un rôle fondamental dans la convergence des réformes administratives et des exercices législatifs visant à l’élimination progressive des différentes formes de violence légale et administrative contre des groupes historiquement atteints par les violations de droits.

Deuxièmement, il est important de promouvoir un débat collectif entre les institutions gouvernementales et les mouvements sociaux concernant le renforcement de l’autonomie de ces derniers, et le rôle inestimable et irremplaçable qu’ils doivent jouer face aux forces étatiques, économiques et criminelles qui participent aux violations des droits de l’homme. Le rôle de la population et de la société civile organisée est essentiel pour garantir la protection et la défense sans restriction des droits, et pour exiger une action rapide de l’État dans les scénarios de violation des droits de l’homme. La synergie entre les gouvernements progressistes et une société civile autonome et renforcée est la clé du succès dans l’élimination des formes structurelles, systématiques et généralisées de violation des droits des communautés minoritaires et marginalisées.

Enfin, il faut insister sur la manière dont la Déclaration universelle des droits de l’homme et ses instruments juridiques associés, y compris ceux construits dans le cadre du Système interaméricain, peuvent aborder les réalités des périphéries du monde, en prenant comme point de départ les processus historiques des peuples pour définir, défendre et matérialiser leurs propres compréhensions de la dignité et du bien-vivre. Il s’agit donc d’une invitation à repenser et à décliner herméneutiquement la Déclaration universelle des droits de l’homme et d’autres instruments juridiques qui la plupart du temps ignorent la dimension sociologique des processus et des luttes historiques des peuples, en outils capables de matérialiser leurs propres aspirations à une existence digne.

Esteban Gonzalez Jiménez, PhD de l'Université de Paris VIII Vincennes-St. Denis et du Center for Research in modern European Philosophy de Kingston (Londres). Chercheur du Groupe Mondes Caraïbes et transatlantiques en mouvement (FMSH/CNRS France) et du Groupe Convergence Populaire pour la Justice Epistémique (Colombie).

[1] González Jácome, Jorge. Derechos humanos y pensamiento de izquierda en Colombia (1974-1978): una relectura del “libro negro de la represión”. Vniversitas, 65(133), 105–138. https://doi.org/10.11144/Javeriana.vj133.dhpi


Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.