juillet 17, 2023

Il est temps d’agir sur les déterminants commerciaux de la santé

Remco van de Pas et Katharina Wabnitz

Le double fardeau de la malnutrition


Les déterminants commerciaux de la santé (DcS) ont été définis comme « les systèmes, les pratiques et les voies utilisés par les acteurs commerciaux pour promouvoir la santé et l’équité, à la fois de manière positive et négative ».[1] Les DcS entraînent des répercussions sur la santé de natures diverses, comme l’illustre l’exemple de politique nutritionnelle ci-dessous.

En 2013, lors d’une réunion de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), Carlos Monteiro, professeur de nutrition et de santé publique à l’Université de Sao Paulo, a présenté un exposé sur la montée en flèche de l’épidémie d’obésité dans la région européenne.[2] Dans cette présentation, il expliquait clairement de quelle manière la consommation croissante d’aliments ultra-transformés (UPF) (par exemple, boissons gazeuses, plats cuisinés surgelés ou réfrigérés, en-cas, etc.) avait conduit à une véritable explosion des maladies non transmissibles (MNT), notamment le diabète de type 2 et les maladies cardiovasculaires. Ce phénomène a été observé au cours des deux décennies qui ont suivi la chute du mur de Berlin, lorsque l’Europe a ouvert ses frontières et ses marchés aux pays d’Europe centrale et orientale. Cela a permis aux multinationales occidentales de l’alimentation et des boissons de s’infiltrer sur le continent et d’en dénaturer le paysage par la présence de supermarchés et centres de distribution qui prospèrent grâce à une main-d’œuvre humaine bon marché. En bref : la victoire de la mondialisation économique libéralisée, du Père Noël et de Coca-Cola. Le rêve américain, y compris ses hamburgers et ses donuts, devait se matérialiser pour tous. La tristement célèbre publicité télévisée de 1997, mettant en vedette Michael Gorbatchev, ancien président de l’Union soviétique, faisant la promotion de Pizza Hut est emblématique de cette expansion du marché ![3]

Dès 2013, l’OMS reconnaissait les effets secondaires néfastes sur la santé de l’ensemble des pratiques non réglementées des géants de l’industrie alimentaire, des sodas et de l’alcool. Le pouvoir de marché se traduisant aisément en pouvoir politique, peu nombreux sont les gouvernements ayant, depuis lors, accordé la priorité à la santé par rapport aux grandes entreprises.[4] En 2023, ces phénomènes sont connus sous le nom de DcS.1 Cette nouvelle pathologie mondiale entraîne des maladies et des décès, dans la mesure où la disponibilité des UPF a désormais profondément pénétré les couches sociales à travers le monde, y compris les classes moyennes et à faible revenu. Étonnamment, quatre produits commerciaux (tabac, alcool, UPF et combustibles fossiles) représentent à seuls eux un tiers des décès annuels dans le monde.[5] L’obésité mondiale a presque triplé depuis 1975 ; en 2016, 39 % (1,9 milliard) des adultes âgés de plus de 18 ans étaient en surpoids et 13 % étaient obèses.[6] 39 millions d’enfants de moins de 5 ans sont en surpoids, de même que 340 millions d’enfants et d’adolescents âgés de 5 à 19 ans.6 Dans le même temps, plus de 900 000 personnes vivent dans des conditions proches de la famine à travers le monde.[7] Ce double fardeau de la malnutrition est une forme d’injustice qui, à l’instar des crises écologiques, se déploie sur toute la planète comme une catastrophe à bas bruit.

Les déterminants commerciaux de la santé

Les entreprises commerciales sont hétérogènes et n’exercent pas leurs activités de manière isolée. Elles sont des acteurs parmi d’autres, y compris les gouvernements, qui auraient le potentiel de façonner les systèmes de réglementation pour prévenir les dommages à la santé d’origine commerciale, rendus possibles actuellement. Cependant, au lieu d’avoir recours à des mécanismes de régulation, les gouvernements réduisent trop souvent la réglementation et la fiscalité, ce qui contribue à étendre davantage la mondialisation néolibérale, forme de fondamentalisme de marché ou d’idéologie du marché libre.7 Les grandes entreprises y parviennent, entre autres stratégies, en créant des initiatives internationales de politique publique-privée et des approches multipartites, qui tiennent généralement compte des intérêts commerciaux des entreprises. Un exemple en est le mouvement « Scaling Up Nutrition » (SUN), qui inclut l’industrie alimentaire, légitimant ainsi un modèle de partenariat volontaire et des conflits d’intérêts potentiels sur des réglementations gouvernementales plus strictes.[8] L’ingérence des entreprises dans l’élaboration des politiques comprend en outre les menaces juridiques, les campagnes médiatiques, la capture et le report des politiques et les techniques de sape et de contournement.[9]     

L’objectif des DcS est une réponse directe de la science, de la pratique et des militants internationaux de la santé publique à la conception des entreprises commerciales selon laquelle la consommation alimentaire et les comportements alimentaires sains sont des choix individuels.[10] Cette conception déplace la responsabilité de ceux qui produisent des produits malsains et, plus important encore, de ceux qui établissent les conditions-cadres réglementaires pour les entreprises. La principale question est alors de savoir quel type d’idées et d’alliances collaboratives pourrait défier ce conglomérat d’entités commerciales puissantes qui ont capturé les politiques (inter)nationales censées protéger la santé publique ? Est-il possible d’imaginer un ensemble de stratégies alternatives pour contrer ce développement et promouvoir un « manuel de santé publique » pour les entreprises ?[11]

Contrer les effets négatifs des DcS

Dans cette optique, nous pourrions nous inspirer des efforts durables, quelque peu négligés, d’activistes, de féministes et de chercheurs reconnus, déployés depuis la fin des années 1970 pour contrer l’influence d’entreprises comme Nestlé. Entre autres pratiques essentielles, Nestlé a commercialisé (et continue encore aujourd’hui) des substituts du lait maternel, tels que le lait maternisé, comme alternative à l’allaitement standard. L’International Baby Food Action Network (IBFAN), coalition internationale de groupes de défense, fait campagne depuis plus de 40 ans en faveur du droit des mères d’allaiter leur nourrisson, sans pression commerciale trompeuse ni affirmation mensongère de l’industrie des aliments pour bébés.[12] L’IBFAN exhorte les pays à mettre en œuvre le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel de l’OMS, adopté en 1981.[13] Cette coalition a eu recours à des méthodes telles que des campagnes de sensibilisation populaires ciblées auprès de diplomates gouvernementaux à l’ONU en faveur de réglementations plus strictes. Elle a également cherché à lier sa cause à un mouvement social et de santé plus large, en exploitant le pouvoir des conseils juridiques et des litiges stratégiques, de l’éducation à la santé et de la promotion de l’appropriation sur le terrain.12 Les succès de l’IBFAN indiquent qu’une coalition indépendante dédiée, disposant d’une stratégie et d’une endurance à long terme, ainsi que de financements solides et exempts de conflits d’intérêts, est nécessaire pour s’opposer à l’ingérence des entreprises dans les politiques.

De récentes recherches ont révélé de quelle manière les acteurs de l’industrie alimentaire ultra-transformée (UPFI) utilisaient activement diverses méthodes pour façonner l’élaboration des politiques de l’OMS en matière de MNT, en fonction de leurs intérêts.[14] Il s’agit notamment d’un lobbying intensif de la part des acteurs de l’UPFI dans les États membres de l’OMS, de la cooptation de la société civile, de l’embauche d’anciens employés de l’OMS et de la contestation ou de la sape active d’informations scientifiques défavorables.14 De même, il a été constaté que les acteurs de l’industrie sapaient les efforts politiques visant à restreindre la publicité pour les UPF dans les infrastructures de transport public de Londres, par exemple, en exagérant les coûts éventuels et en sous-estimant les avantages potentiels de la politique.[15]   

Au cours de la dernière décennie, la communauté mondiale de la santé publique a été confrontée, et continue de l’être, à plusieurs crises, notamment le manque de prévention, de préparation et de réponse aux risques de pandémie et les impacts de l’urgence climatique, la perte de biodiversité et la dégradation écologique. Ces crises, y compris leur capture par les entreprises sous la forme d’initiatives publiques-privées mondiales comme solutions possibles, ont retardé et entraver les actions des gouvernements sur les DcS. Cyniquement, on pourrait dire que les entités commerciales de l’industrie alimentaire, de l’alcool et des combustibles fossiles tirent profit, du moins à court terme, de la nécessité des gouvernements de se concentrer sur d’autres problèmes, en apparence plus urgents. Néanmoins, le double fardeau de la malnutrition n’est rien d’autre qu’un symptôme supplémentaire d’un système économique qui n’atteint pas l’objectif visé, puisqu’il a permis une croissance économique non durable qui fait peu de cas des dommages environnementaux ou sanitaires. Les actions sur les DcS doivent donc être considérées comme faisant partie d’une refonte plus large de la gouvernance politique (mondiale) du système économique, dans le but de repousser l’orientation vers la rentabilité et de centrer la santé et l’équité comme objectif principal du système.[16] Des modèles économiques post-croissance ou de décroissance, basés sur des principes régénératifs et distributifs pour répondre aux besoins de tous les peuples dans la limite des moyens de la planète vivante, seront cruciaux pour atteindre ces objectifs. Désormais, une telle approche axée sur le bien-être est également promue par l’OMS.[17]

Le diable est dans les détails

Mais le diable sera dans les détails en fonction de la conception des politiques destinées à promouvoir une approche du bien-être telle qu’encouragée par les gouvernements et les institutions internationales. En substance, des modifications considérables des règles commerciales et des accords fiscaux internationaux sont nécessaires. À l’heure actuelle, ceux-ci profitent aux intérêts des investisseurs et des entreprises mondiales plutôt qu’aux intérêts publics.16 Il serait également nécessaire d’établir des cadres réglementaires internationaux plus stricts, par exemple, une convention des Nations Unies sur la réduction des effets nocifs des produits alimentaires et boissons industriels.16 Plus concrètement, les gouvernements, les groupes de citoyens et les entreprises devraient s’engager dans des formes alternatives de modèles commerciaux tels que des modèles de systèmes alimentaires coopératifs locaux.

De plus, un modèle d’investissement public destiné aux entreprises du secteur alimentaire et de l’eau, subventionné par les gouvernements, dans lequel les objectifs écologiques et sociaux sont récompensés et les marges bénéficiaires des actionnaires sont réduites, mais néanmoins équitables, est possible. En Australie, en Inde et au Brésil, des expériences satisfaisantes ont été réalisée grâce à de telles initiatives, connues sous le nom de « publiques-publiques ». Cela nécessite un mouvement sanitaire, social, écologique et syndical solidaire qui demande aux gouvernements et aux entreprises, via un processus de mobilisation politique et citoyenne, de modifier en profondeur leurs pratiques. L’histoire nous enseigne qu’une telle mobilisation est nécessaire pour imposer un changement en profondeur, compte tenu du pouvoir politique et financier des acteurs commerciaux.16 Cela oblige les acteurs de la santé publique à former des coalitions, afin de nous protéger contre les menaces de l’industrie, tout en surveillant et en exposant les activités des entreprises, démystifiant ainsi leurs arguments.10 La campagne d’une décennie menée par Foodwatch autour du Nutri-Score, label nutritionnel convivial sur lequel l’UPFI fait pression depuis 18 ans, montre le type d’efforts dédiés et persistants qui ont été nécessaires pour obtenir un label nutritionnel européen obligatoire.[18] 

Limites à la consommation et à la production de produits nocifs

Au cœur des préoccupations, la nécessité de limiter la consommation et la production d’aliments malsains et d’autres DcS nocifs, tels que les boissons sucrées et alcoolisées. Cela nécessite, à un niveau plus structurel, du moins dans les pays à revenu élevé, de limiter les orientations actuelles de la croissance économique et de s’engager dans des propositions de politiques post-croissance dans les domaines industrialisés de la santé, de l’alimentation et de l’agriculture.17 Cela confirme la nécessité d’investissements massifs à travers le monde dans une agriculture diversifiée, à petite échelle, non commerciale et respectueuse de l’environnement. Les paysans doivent être représentés dans la prise de décision et les acteurs de la santé mondiale peuvent s’engager dans la solidarité internationale pour renforcer la souveraineté alimentaire.[19] À la base de cette volonté d’accroître la souveraineté alimentaire et sanitaire réside une éthique de la suffisance et du « limitarisme ». Cela promeut l’idée que dans le monde tel qu’il est, ainsi que dans un avenir proche, personne ne devrait posséder (ou consommer) plus que ce qui est nécessaire pour mener une vie saine et épanouie.[20] Dans le domaine médical et de la santé publique, cela se traduit par « First, Do No Harm » (D’abord, ne pas nuire) comme valeur principale pour intervenir auprès des sociétés ou des patients.[21] Les DcS constituent un défi majeur de santé publique mondiale à relever au cours de la prochaine décennie, ainsi qu’une possibilité d’action concrète. Nous devons limiter les dommages infligés aux personnes et à la planète par les DcS dans une économie de marché mondialisée, en régulant l’environnement alimentaire et en créant les conditions d’un paysage alimentaire nutritionnel sain.

Remco van de Pas, Katharina Wabnitz, Centre for Planetary Health Policy

[1] Gilmore, A. B., Fabbri, A., Baum, F., Bertscher, A., Bondy, K., Chang, H. J., … & Thow, A. M. (2023). Defining and conceptualising the commercial determinants of health. The Lancet, 401(10383), 1194-1213.

[2] https://www.slideshare.net/who_europe/specific-policies-to-tackle-dietrelated-ncd-in-europe

[3] https://foreignpolicy.com/2019/11/28/mikhail-gorbachev-pizza-hut-ad-thanksgiving-miracle/

[4] https://www.who.int/director-general/speeches/detail/who-director-general-addresses-health-promotion-conference

[5] Gilmore, A. B., Fabbri, A., Baum, F., Bertscher, A., Bondy, K., Chang, H. J., … & Thow, A. M. (2023). Defining and conceptualising the commercial determinants of health. The Lancet, 401(10383), 1194-1213.

[6] https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/obesity-and-overweight

[7] https://www.wfp.org/global-hunger-crisis

[8] Lie, A. L. (2021). ‘We are not a partnership’–constructing and contesting legitimacy of global public–private partnerships: the Scaling Up Nutrition (SUN) Movement. Globalizations, 18(2), 237-255. https://doi.org/10.1080/14747731.2020.1770038

[9] https://www.babymilkaction.org/

[10] https://phmovement.org/wp-content/uploads/2023/03/GHW6-chapter-C3.pdf

[11] Lacy-Nichols, J., Marten, R., Crosbie, E., & Moodie, R. (2022). The public health playbook: ideas for challenging the corporate playbook. The Lancet Global Health.

[12] Sterken, E. (2021). IBFAN News Brief: Breastfeeding Protection and Tackling Malnutrition in the Time of COVID. https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/08903344211017024

[13] https://www.who.int/publications/i/item/9241541601

[14] Lauber, K., Rutter, H., & Gilmore, A. (2021). Big Food and the World Health Organization: A qualitative study of corporate political activity in global-level non-communicable disease policy. BMJ Global Health, 6(6), [e005216]. https://doi.org/10.1136/bmjgh-2021-005216

[15] Lauber, K., Hunt, D., Gilmore, A.B., Rutter, H., 2021. Corporate political activity in the context of unhealthy food advertising restrictions across Transport for London: A qualitative case study. PLOS Medicine 18, e1003695.. https://doi.org/10.1371/journal.pmed.1003695

[16] Friel, S., Collin, J., Daube, M., Depoux, A., Freudenberg, N., Gilmore, A. B., … & Mialon, M. (2023). Commercial determinants of health: future directions. The Lancet, 401(10383), 1229-1240.

[17] https://www.who.int/publications/m/item/achieving-well-being

[18] https://www.foodwatch.org/en/news/2022/nutri-score-in-the-eu-18-years-of-food-lobbying/

[19] https://viacampesina.org/en/

[20] Robeyns, I. (2022). Why limitarianism?. Journal of Political Philosophy, 30(2), 249-270. https://doi.org/10.1111/jopp.12275

[21] Sokol, D. K. (2013). “First do no harm” revisited. Bmj, 347. https://doi.org/10.1136/bmj.f6426