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COVID-19, propriété intellectuelle et accès inégal aux technologies de santé : des leçons douloureuses et des raisons d’espérer
La pandémie de COVID-19, qui a entraîné dans son sillage tant de peine et de tumulte, ne s’est pas produite dans n’importe quelles circonstances, mais dans des structures préétablies d’inégalité sociale et des modèles de déséquilibre politique. Le développement et l’achat ultérieur de vaccins ont suivi et continuent de suivre une tendance selon laquelle les riches ont été les premiers à accéder aux technologies médicales, tandis que les autres étaient contraints d’attendre et de se montrer optimistes. Un modèle de recherche et de développement biomédical axé sur le profit et le rôle important de la propriété intellectuelle (PI) dans les stratégies commerciales des grandes sociétés pharmaceutiques transnationales ont également contribué à mettre le feu aux poudres.
La solidarité n’est jamais aussi présente et nécessaire à la survie que lorsqu’une menace, comme une pandémie, franchit les frontières et ne fait aucune distinction entre les niveaux de richesse, et qu’aucun pays ne peut en sortir indemne. La réponse de la communauté internationale est passée du discours musclé des premiers jours de la pandémie, proclamant que les vaccins étaient des biens publics mondiaux, à la multiplication déroutante d’initiatives de distribution mondiale, aux ambitions élevées, qui s’en est suivie. Enfin, nous avons pris conscience que, pour l’Union européenne et d’autres gouvernements favorables à l’industrie pharmaceutique, même en cette période sans précédent, rien ne changerait en matière de propriété intellectuelle et d’accès aux technologies de la santé.
La dérogation comme solution et mise en accusation
C’est pourquoi la proposition d’une dérogation temporaire à l’accord sur les ADPIC concernant les technologies de santé liées à la COVID-19, soumise par l’Afrique du Sud et l’Inde en octobre 2020 (et revue avec des co-parrains supplémentaires en mai 2021), était opportune et reste pertinente[1]. Elle soulignait le fait que les règles de propriété intellectuelle soutenues par l’accord sur les ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) autorisaient les monopoles sur des produits de santé vitaux. En outre, les capacités de fabrication existantes limitées (situées essentiellement aux États-Unis, dans l’Union européenne, au Royaume-Uni et dans quelques autres pays) étaient clairement insuffisantes pour répondre à la demande mondiale ; tout comme cela s’était produit avec les équipements de protection individuelle, les conditions de la ruée vers les vaccins étaient fixées.
Deuxièmement, elle a montré la dichotomie évidente entre l’accès aux technologies de la santé et la protection de la propriété intellectuelle, déjà flagrante lors de la pandémie du sida dans les années 1990. À l’époque, lorsqu’en Afrique du Sud, le gouvernement Mandela avait tenté d’utiliser des moyens légitimes (et conformes aux exigences légales internationales) pour acquérir des antirétroviraux génériques visant à lutter contre une maladie qui ravageait sa population, il avait été poursuivi en justice par des dizaines de sociétés pharmaceutiques transnationales. Cela s’était produit avec le soutien politique de leurs gouvernements hôtes, principalement aux États-Unis, en Europe et au Royaume-Uni. Le contrecoup d’un tel mouvement de militants du Sud unis à des organisations populaires du monde entier a abouti à la Déclaration de Doha (novembre 2001)[2], approuvée par tous les membres de l’OMC. Cela confirmerait le droit des gouvernements d’utiliser de mécanismes de flexibilité dans l’application de l’accord sur les ADPIC en ce qui concerne les produits pharmaceutiques.
Bien qu’il s’agisse d’une victoire pour les militants et les pays en développement, la déclaration de Doha a montré ses limites, en particulier pour les pays qui ne disposent pas de leurs propres capacités de fabrication pharmaceutique. Il a fallu des années aux gouvernements pour convenir d’une solution provisoire et plus d’une décennie pour en faire un amendement permanent à l’accord sur les ADPIC. Dans l’intervalle, le recours aux mécanismes de flexibilité, tels que l’octroi de licences obligatoires, a été de facto refusé à la plupart des pays en développement, en particulier sur le continent africain.
Face aux ravages de la pandémie de COVID-19 et à l’objectif inatteignable d’un accès universel équitable aux produits de santé vitaux en raison de capacités de fabrication limitées engluées dans des monopoles fondés sur des brevets, beaucoup ont réalisé que seule une mesure exceptionnelle couvrant tous les articles liés à la COVID-19 (y compris les vaccins, les produits thérapeutiques et les diagnostics) y parviendrait. Ce n’est qu’en combinaison avec d’autres mesures, par exemple, le renforcement des systèmes de santé nationaux, des capacités réglementaires et des chaînes d’approvisionnement, que l’on pourra apporter une réponse efficace au défi posé par une maladie hautement infectieuse.
Une proposition ayant de nombreux partisans, mais farouchement combattue par un petit nombre (de puissants)
La proposition a d’abord été accueillie avec scepticisme par l’Union européenne, les États-Unis et quelques autres pays comme le Royaume-Uni et la Suisse. À mesure qu’augmentait le nombre de gouvernements co-parrainants, de même que le soutien de la société civile et des universitaires, la position de l’UE se durcissait et se transformait en une forte opposition, même à l’idée d’une dérogation.
Les positions sur la dérogation ont évolué dans certains cas et se sont durcies dans d’autres. Les États-Unis, suivis par d’autres pays, comme l’Australie, ont annoncé publiquement qu’ils ne s’opposeraient pas à une dérogation tant qu’elle se limiterait aux vaccins (excluant ainsi toutes les autres technologies de santé). L’UE, quant à elle, n’a même pas pris en compte les questions soulevées par l’Afrique du Sud et par l’Inde lors de la présentation de leur riposte (autoproclamée contre-proposition), qui ont identifié en substance la rationalisation de l’utilisation des licences obligatoires et la levée des contrôles à l’exportation comme mesures les mieux à même de contrer les défaillances de la production et de la livraison de produits de santé liés à la COVID-19.
Pendant plus d’un an, la proposition soumise par l’Afrique du Sud et par l’Inde n’a donné lieu à aucune discussion efficace, les réunions d’organes de l’OMC tels que le Conseil des ADPIC et le Conseil général du commerce ayant été témoins de demandes d’informations supplémentaires répétées de la part des parties opposées à la dérogation temporaire sans pour autant s’engager dans un dialogue prometteur. Parallèlement, le Parlement européen a approuvé jusqu’à trois appels officiels pour permettre à la Commission européenne d’entamer des négociations fondées sur des textes – un appel repris par des dizaines de députés nationaux ainsi que d’anciens chefs de gouvernement et d’universitaires.
Alors qu’elle s’est opposée à la dérogation à certaines dispositions de l’accord sur les ADPIC à l’OMC et dans d’autres forums internationaux, l’UE a multiplié les annonces d’initiatives unilatérales pour améliorer l’accès aux vaccins contre la COVID-19 – du soutien à la facilité COVAX, en passant par l’augmentation des dons de vaccins (inutilisés)[3] et la proposition d’un nouveau traité sur les pandémies[4]. Souvent cités par les fonctionnaires de la Commission européenne comme preuve de leur engagement en faveur de la santé mondiale et d’un accès universel équitable aux technologies de la santé, ces gestes manquaient, pour la plupart, de transparence, de responsabilité ou de consultation avec les parties intéressées et les autres intervenants.
Une lueur d’espoir face aux ravages de la pandémie
Le rythme des événements s’est accéléré début 2022, après l’annulation de la 12e conférence ministérielle de l’OMC en novembre de l’année dernière, avec la tenue de nombreuses réunions informelles entre les États-Unis, l’UE, l’Inde et l’Afrique du Sud[5] (groupe connu sous le nom de Quad). Il était difficile de connaître le fond de la discussion en raison du manque de transparence et du caractère confidentiel des conversations. Le sort du commerce, de la santé mondiale et du multilatéralisme s’est décidé à huis clos.
Après des rumeurs croissantes sur l’orientation générale des pourparlers, un document ayant fuité de la Commission européenne[6], censé refléter un accord de principe au sein du groupe Quad, a été partagé par plusieurs médias qui l’ont qualifié de compromis (salué par la DG de l’OMC). Applicable uniquement aux vaccins, limité à la durée de la pandémie et ne traitant que des brevets, le document semblait ajouter une couche supplémentaire au millefeuille administratif permettant d’utiliser les mécanismes de flexibilité de l’accord sur les ADPIC et il n’abordait pas la plupart des principaux points de la proposition initiale de dérogation à l’accord. La discorde était telle que de nombreuses voix se sont élevées pour indiquer qu’il ne pouvait faire office de dérogation.
Cependant, comme l’ont clairement indiqué les défenseurs, partisans et alliés de la dérogation à l’accord sur les ADPIC : cela n’a jamais été un objectif en soi, mais plutôt une démarche de plus grande envergure, définie sur le long terme. Grâce au soutien d’autres gouvernements et de la société civile organisée, les efforts de mobilisation et de sensibilisation des 17 derniers mois ont renforcé, dans l’opinion publique, auprès des partis politiques et d’autres intervenants, l’idée d’un besoin profond de procéder à une refonte majeure de la gestion et de l’élaboration de l’accès aux technologies de la santé. Une conversation et une discussion qui se poursuivront longtemps après l’annonce de la fin de la pandémie.
Cet échange ne doit inclure, d’une part, que les demandes de longue date des pays du Sud en matière de transfert de technologie efficace, de partage des savoir-faire et de gestion de la propriété intellectuelle axée sur la santé et, d’autre part, les promesses et engagements pris par les pays riches en ce qui concerne de telles initiatives (le groupement d’accès aux technologies contre la COVID-19 de l’OMS, le centre de transfert de technologie pour les vaccins à ARN ou les négociations en cours sur la préparation face aux pandémies[7]). Le soutien revendiqué par les États membres de l’UE à une plus grande équité dans l’accès aux technologies de la santé sera alors mis à l’épreuve. Tout comme l’aptitude et la capacité des gouvernements du Sud à participer pleinement aux discussions qui les concernent le plus.
Enfin, même si les discussions sur la dérogation à certaines dispositions de l’accord sur les ADPIC ont peut-être montré les limites de la diplomatie et l’attrait déclinant du multilatéralisme, elles n’en illustrent pas moins un exemple précieux des efforts communs d’une coalition de gouvernements, de la société civile et de citoyens individuels pour trouver une réponse à la crise, guidée par une conscience morale et non par des bénéfices économiques ou politiques à court terme. Ce n’était pas la première fois et ce ne sera certainement pas la dernière.
À la tête d’une brillante carrière de 20 ans dans le domaine de la santé publique, Jaume Vidal est diplômé en sciences politiques, spécialisé en relations internationales. L’intersection entre les droits de propriété intellectuelle, l’innovation, l’accès aux technologies de la santé et les droits humains constitue son domaine d’intérêt particulier. Son expérience professionnelle comprend des rôles dans diverses organisations internationales, des groupes de réflexion et des organisations non gouvernementales.
[1] DESIERTO, D Overcoming the Global Vaccine and Therapeutics Lag and ‘Vaccine Apartheid’: Abuse of Rights in the EU’s Continued Blocking of the TRIPS Waiver for COVID Vaccines and Related Medicines, Blog of the European Journal of International Law, 25 janvier 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.ejiltalk.org/overcoming-the-global-vaccine-and-therapeutics-lag-abuse-of-rights-in-vaccine-apartheid-and-the-eus-continued-blocking-of-the-trips-waiver-for-covid-vaccines-and-related-medicines/, consulté le 18 mars 2022
[2] Voir la Déclaration sur l’accord sur les ADPIC et la santé publique à la Conférence ministérielle de l’ORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE (OMC), DOHA, 2001 : TRIPS WT/MIN(01)/DEC/2 20 novembre 2001, accessible à l’adresse suivante : https://www.wto.org/english/thewto_e/minist_e/min01_e/mindecl_trips_e.htm, consultée le 18 mars 2022. Présentant un intérêt particulier, le paragraphe 6 « Nous reconnaissons que les Membres de l’OMC ayant des capacités de fabrication insuffisantes ou n’en disposant pas dans le secteur pharmaceutique pourraient avoir des difficultés à recourir de manière effective aux licences obligatoires dans le cadre de l’accord sur les ADPIC. Nous donnons pour instruction au Conseil des ADPIC de trouver une solution rapide à ce problème et de faire rapport au Conseil général avant la fin de 2002. » a fait l’objet de longues négociations qui ont abouti, en 2017, à l’adoption de l’article 31 bis comme amendement à l’accord sur les ADPIC.
[3] Informations relatives au soutien de l’Union européenne à Covax, ACT-A ainsi qu’au « partage des vaccins » et d’autres initiatives à la COMMISSION EUROPÉENNE Riposte mondiale au Coronavirus, accessible à l’adresse suivante : https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/coronavirus-response/safe-covid-19-vaccines-europeans/global-response-coronavirus_en, consultée le 18 mars 2021
[4] Conseil européen. Un traité international sur la prévention des pandémies et la préparation à celles‑ci, accessible à l’adresse suivante : https://www.consilium.europa.eu/en/policies/coronavirus/pandemic-treaty/, consulté le 18 mars 2021
[5] Un tel dialogue quadrilatéral avec le soutien de la DG de l’OMC, également connu sous le nom de groupe Quad, a été considéré comme excluant par d’autres membres de l’OMC comme le Royaume-Uni et la Suisse
[6] FURLONG, Compromis trouvé sur la renonciation aux droits de propriété intellectuelle du vaccin COVID-19 Politico, accessible à l’adresse suivante : https://www.politico.eu/article/compromise-reached-on-covid-19-vaccine-intellectual-property-rights-waiver/, consulté le 18 mars 2022
[7] Voir les remarques d’ouverture du directeur général de l’OMS lors de la première réunion de l’organe intergouvernemental de négociation chargé de rédiger et de négocier une convention, un accord ou un autre instrument international de l’OMS sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies – 24 février 2022, accessibles à l’adresse suivante : https://www.who.int/director-general/speeches/detail/who-director-general-s-opening-remarks-at-first-meeting-of-the-intergovernmental-negotiating-body-to-draft-and-negotiate-a-who-convention-agreement-or-other-international-instrument-on-pandemic-prevention-preparedness-and-response-24-february-2022, consultées le 18 mars 2022