octobre 2, 2023

Droits de l’homme et internationalisme de gauche

Esteban González Jiménez

Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.


Droits de l’homme et internationalisme de gauche : de la solidarité humanitaire à une nouvelle convergence populaire


L’efficacité de la solidarité internationale dépend aujourd’hui, plus que jamais, des instruments et mécanismes populaires et institutionnels permettant sa matérialisation. Parmi ces instruments, la Déclaration universelle des droits de l’homme réside désormais au cœur d’une solidarité humanitaire qui ne se traduit toutefois pas encore en solidarités latérales, complémentaires, décoloniales et réciproques, susceptibles de valoriser les actions et les luttes des mouvements et des organisations sociales à travers le monde. Comment, alors, à la lumière des 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, penser la transition d’une solidarité humanitaire fondée sur la verticalité et la hiérarchie des relations de coopération à une solidarité populaire basée sur la convergence des mouvements en lutte ?

La chute du bloc soviétique et le triomphe du néolibéralisme vers la fin des années 1980 constitueront une étape décisive dans la transition d’une solidarité internationale politisée, marquée par les intérêts de la Guerre froide et les priorités politiques et idéologiques des blocs opposés, vers une solidarité « humanitaire » qui trouvera son principal point d’appui dans la légalité libérale et le discours juridico-politique des droits de l’homme.

Si, au cours des années 70, la solidarité internationale s’entendait comme conditionnée aux échecs de la géopolitique de la Guerre froide, et, du point de vue du bloc socialiste, comme la matérialisation de la solidarité entre les prolétaires de tous les peuples afin de promouvoir des scénarios et soulèvements révolutionnaires contre le capital partout dans le monde, à partir des années 90, comme l’explique Luc Boltanski, la nouvelle « solidarité humanitaire », fondée sur les constructions discursives du droit libéral, s’orientera vers une « politique de la miséricorde ».[1]

Une fois écartée l’utilité pratique de l’argument de Polemarco, selon lequel la justice consisterait à faire du bien aux amis et du mal aux ennemis, il faudrait consolider la légitimité de l’ordre libéral sur l’idée d’une justice universelle dont la réalisation dépendrait d’une action plus ou moins unilatérale des « privilégiés » de ce monde au secours des « malheureux ». C’est-à-dire l’action menée par les sociétés ayant atteint une position hégémonique à la fin de la Guerre froide au profit de ce que l’on appelait alors « le tiers monde » : une masse indistincte de pays et sociétés sous-développés dans lesquels il était nécessaire de garantir, par le biais d’une idée bien définie du « développement » et de la « dignité », la prédominance et l’épanouissement du système économique capitaliste.

Selon cette logique, le manque de développement était à l’origine de tous les maux et de toutes les souffrances des sociétés du « tiers monde ». L’absence d’institutions démocratiques, la fragilité des systèmes productifs, l’inégalité en matière de répartition des richesses et les scénarios correspondants de violence et d’extrême pauvreté, loin d’être envisagés comme le résultat des occupations colonialistes et des politiques impérialistes d’extractivisme et de dépendance, étaient considérés comme le résultat de l’entité abstraite du « sous-développement », qu’il fallait combattre par la coopération internationale et l’action humanitaire.

En ce sens, la dimension politique de la solidarité populaire, qui prenait pour point de départ la dénonciation des injustices à l’origine de l’extrême violence et de la pauvreté, a été éclipsée par une solidarité « non contradictoire » qui avait pour objectif fondamental de « dépolitiser » la solidarité au profit de l’idée d’une « action altruiste » qui, outre sa fonction de légitimation, nierait la responsabilité systématique des puissances impérialistes dans la production de scénarios de violence et d’inégalités dans le « tiers-monde ».

La mise en œuvre de cette apparente dépolitisation de la solidarité, basée sur les instruments d’une politique de miséricorde, a ensuite cherché à s’approprier la souffrance des peuples pour en faire un argument en faveur du projet politique de consolidation de l’hégémonie capitaliste. Le point de vue humanitaire établissait alors des liens d’inégalité entre les différents termes d’une solidarité hiérarchique – les privilégiés et les malheureux –, à travers lesquels se perpétuaient des relations de domination. Selon les mots de Boltanski, le secret de la politique de la piété résidait dans « son alliance cachée avec l’ordre social ; sa capacité à unir les dominés, qui cherchent lâchement à adoucir le cœur de leurs maîtres, et les dominants, qui feignent la tendresse pour obtenir un soutien »[2]

Ces nouvelles logiques de solidarité humanitaire fabriqueront également un système de distinction et de discrimination des « malheureux » méritant une aide humanitaire. Premièrement, ce type de solidarité privilégiera les « malheureux » qui n’accusent ni ne dénoncent, c’est-à-dire ceux qui acceptent avec reconnaissance l’aide des puissants sans pointer les origines profondes de leurs malheurs. Deuxièmement, les « bons malheureux » sont ceux qui ne font pas de concessions avec « l’ennemi ». Si un peuple décide de manière autonome d’une option politique ou d’un modèle économique contraire aux exigences du pouvoir néolibéral, la solidarité se transforme alors en embargos, blocus commerciaux et autres sanctions, quelles que soient les conséquences dramatiques de l’exposition de peuples entiers à la faim, à la misère, et la mort. Enfin, les « bons malheureux » sont ceux qui souffrent à une distance suffisamment raisonnable pour nous éviter de nous poser les questions qui fâchent. Si les malheureux aspirant à une vie meilleure décidaient d’« envahir en personne l’espace des plus chanceux, avec l’envie de se mêler à eux, de vivre dans les mêmes lieux et de partager les mêmes choses, alors ils n’apparaîtraient plus comme des malheureux et, comme le dit Hannah Arendt, se transformeraient en « enragés »[3]

De cet exercice de classification et de sa matérialisation en décisions et actions politiques, il devient évident que, derrière l’argument de la solidarité désintéressée, se cache un instrument de gouvernement et de contrôle des « malheureux ». Ce type de solidarité a ainsi créé un « voile de fausse conscience » qui, tout en convainquant les membres des sociétés « privilégiées » de ses bonnes intentions, s’assure l’obéissance et le conformisme des membres des sociétés « malheureuses » qui voient la solidarité humanitaire comme de la bienveillance et non comme de la mise en œuvre d’un mécanisme sophistiqué pour préserver le statu quo.

Dans ce même sens, l’inefficacité de l’action humanitaire au regard des problèmes qu’elle vise à résoudre est un corrélat récurrent de ses intentions politiques. En les traitant comme des causes en soi plutôt que comme les conséquences de problématiques structurelles plus profondes et de relations géopolitiques asymétriques, consciemment ou inconsciemment, l’activisme humanitaire gaspille la plupart du temps des sommes astronomiques en actions palliatives qui, ignorant la véritable racine des problèmes, sont incapables de proposer des solutions adéquates. Il semblerait que les ressources de la coopération et de l’humanitaire soient généralement orientées vers le financement des salaires et du train de vie du personnel humanitaire et de toute la machinerie de la sotériologie moderne, selon laquelle les malheureux ne peuvent être sauvés que par la bonne volonté des plus avantagés par le sort.

Sur cette question, Depaul Bakou, bénévole du Collectif Goma Actif en RDC affirme : « Les ONG ont des moyens considérables, mais bon nombre de leurs fonds sont finalement alloués au personnel. Par exemple, elles doivent rémunérer des expatriés pour montrer aux gens comment se laver les mains, ce qui, de mon point de vue, est extrêmement étrange. Une tâche aussi simple devrait être mise en œuvre par de petites organisations congolaises. Il n’est pas nécessaire de payer quelqu’un 5 000 $ pour expliquer aux gens comment se laver les mains. Les ONG dépensent énormément d’argent en personnel, tandis que nous, bénévoles, nous nous concentrons sur l’aide aux personnes en difficulté »[4]

Sans entrer dans la critique de choses plus qu’évidentes, tout ce qui précède nous amène à nous interroger sur la manière dont la DUDH et d’autres instruments pourraient nous conduire vers d’autres formes et pratiques de solidarité et trouver le moyen de redécouvrir une solidarité populaire consciente de la racine des injustices qui engendrent la violence, la pauvreté et les inégalités à travers le monde. En ce sens, la contestation d’une nouvelle solidarité populaire internationaliste doit relever les défis du déclin des droits de l’homme et d’autres instruments de solidarité internationale en une forme d’action latérale, décoloniale, réciproque et complémentaire.

Le contrepoids à une solidarité intentionnellement dépolitisée consiste précisément en une repolitisation consciente des relations existantes entre les mouvements sociaux, les secteurs populaires et progressistes du monde entier autour d’objectifs communs de dignité et de justice sociale. La repolitisation consciente de la solidarité consiste en la définition d’objectifs et agendas politiques communs comme principes directeurs des actions de solidarité. C’est-à-dire qu’au milieu de la multiplicité des contextes et objectifs politiques locaux, il est important de promouvoir une réflexion globale et collective qui nous permette de trouver un consensus sur les dimensions fondamentales et les actions prioritaires du progressisme international. Cet exercice nécessite également la multiplication des canaux d’interaction et de mise en relation avec des mouvements progressifs et des secteurs isolés les uns des autres. Sortir de l’isolement signifie favoriser l’émergence de solidarités populaires organiques, d’autant plus fortes qu’elles s’enracinent dans l’expérience partagée de la lutte contre l’oppression.

Face à une solidarité humanitaire verticale et paternaliste, il est nécessaire de créer une solidarité populaire latérale et complémentaire qui, d’une part, n’agit pas « à la place » ou « pour le compte de », mais « en collaboration avec » et qui, d’autre part, n’entend pas remplacer les actions et luttes locales, mais plutôt les compléter et les renforcer. La complémentarité, l’ouverture et l’horizontalité de la solidarité populaire internationaliste dépendent en ce sens de son caractère réciproque. C’est en ce sens que l’instauration de liens authentiques de solidarité internationale doit être marquée par l’échange d’expériences de lutte, de connaissances accumulées, de stratégies et d’instruments que les mouvements populaires des quatre coins du monde pourront s’approprier et adapter pour renforcer leurs propres luttes.

Chaque coin du monde peut être une géographie à petite échelle de la lutte pour la vie. De la place qui nous a été donnée, il est essentiel de regarder d’autres lieux et d’en tirer les enseignements qui s’imposent. L’exemple des communautés zapatistes concernant l’attitude de latéralité et de réciprocité dans la création de liens de solidarité est exemplaire : Racontez-nous votre histoire, qu’elle soit grande ou petite. Racontez-nous votre histoire de résistance et de rébellion : parlez-nous de votre douleur, de votre rage, de vos « non » et de vos « oui ». Parce que nous, communautés zapatistes, sommes venues écouter et apprendre l’histoire qui existe dans chaque pièce, chaque maison, chaque quartier, chaque communauté, chaque langue et la manière dont on fait et ne fait pas les choses. Après tant d’années, nous avons appris que dans chaque acte de dissidence, de rébellion ou de résistance, il y a une clameur pour la vie. »[5]

Enfin, et en plus de tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, il est impératif de tisser des liens de solidarité populaire internationale sur les bases de la décolonisation des liens de coopération. Les liens les plus forts et les plus durables sont ceux qui approfondissent toutes les luttes aux quatre coins du monde, ce sont les individus nés de la compréhension et de la reconnaissance des différents modes de vie et des différentes formes d’oppression auxquels ils sont soumis. Cette reconnaissance nécessite, à son tour, des solidarités conscientes des logiques globales des privilèges et de l’accumulation du capital, et des actions conséquentes qui ne reproduisent pas, mais interrompent plutôt, la répétition des liens de domination.

Esteban González Jiménez est titulaire d'un doctorat de l'Université de Paris 8 et du Centre for Research in Modern European Philosophy de l'Université de Kingston (Londres). Il est chercheur au sein des Groupes de recherche Convergence populaire pour la justice épistémique (Colombie) et Mondes Caraïbes et transatlantiques en mouvement (FMSH/CNRS France).

[1] Luc Boltanski, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, pp. 16-17.)

[2] Luc Boltanski, La souffrance à distance : morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 159

[3] Ibidem.

[4] Bashizi, Arlette. We try to set examples’: Meet the local activists feeding DR Congo’s war-displaced. The new humanitarian, 11 avril 2023. Dans : https://www.thenewhumanitarian.org/photo-feature/2023/04/11/drc-youth-ngo-providing-aid-m23-displaced

[5] «Apenas 500 años después » Palabras de los pueblos Zapatistas. Madrid, agosto 13 de 2002. Dans : https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2021/08/17/only-500-years-later/


Cet article fait partie de notre série dédiée au 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.