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La trace comme œuvre
Pauline Buisson, Henriette Alexander, Tilo Frey, le Treffpunkt Schwarzer Frauen. Je débute le portrait de Jovita dos Santos Pinto avec les noms – propres et collectifs – d’autres femmes. Qu’ont-elles en commun ces femmes ? Pauline Buisson vécut une vie réduite en esclavage entre Saint-Domingue et Yverdon au 18e siècle. Henriette Alexander se produisit dans des spectacles vêtue en « Africaine » durant le 19e siècle à Bâle. Tilo Frey, Neuchâteloise, fit partie du premier groupe de femmes élues au Conseil National en 1971. Le Treffpunkt Schwarzer Frauen rassemblait des femmes à Zurich à la fin des années 80 et convia notamment Audre Lorde, poétesse afro-américaine, mère et lesbienne souvent de passage en Suisse à cette époque. Toutes ces femmes sont noires. Leurs vies ont résonné avec l’histoire du racisme et du colonialisme en Suisse. Et c’est en grande partie grâce à Jovita dos Santos Pinto que nous pouvons retracer ces vies. Cette dernière, elle-même afro-descendante, née dans les années 80 dans le canton de Zurich, fait de la recherche au croisement de l’histoire et des études culturelles et travaille à l’Institut d’Etudes Genre de l’Université de Berne.
Jovita dos Santos Pinto se saisit de l’insaisissable en historiographie. Elle interroge les silences, les absences, les stratégies fugaces élaborées en résistance au concert oppressif de la race, de la classe et du genre. L’historienne travaille à défaire le cadre dominant de l’écriture du passé qui repose sur l’assignation des Noir.e.s à être objet et jamais sujet des représentations. Par une lecture minutieuse et inventive des archives, elle rompt avec l’historiographie classique, linéaire centrée sur les grands hommes et les événements majeurs, et réimagine ce qui peut faire histoire. Les corps, les émotions, certains lieux tels que le salon de coiffure se font notamment entendre dans son essai phare « Spuren ; Eine Geschichte Schwarzer Frauen in der Schweiz ». Jovita dos Santos Pinto repense l’historio-graphie jusque dans ses moindres détails : à contre-courant des représentations visuelles sensationnalistes des Noir.e.s, elle dessine au crayon les portrait de femmes pour les publier sur le site histnoire.ch qu’elle a fondé en 2018.
Les récits de Jovita dos Santos Pinto nous infusent de connaissances de nous-mêmes, nous autres dont les corps continuent d’être violentés et exotisés. Ses récits nous font mesurer comment nous vivons, dans le présent, l’héritage de ce que l’historienne nomme le « spectacle (s)exotique de l’autre » exemplifiés par les zoos humains qui furent très populaire en Suisse. Nous rappelant que les exhibé.e.s étaient doté.e.s d’une capacité d’agir, notamment d’écrire, comme en témoigne le journal de Henriette Alexander, les recherches de dos Santos Pinto infusent nos poumons, elles nous permettent de mieux respirer en prenant la mesure de nos places, et de nos à-venir dans la société suisse.
Par son activisme anti-raciste et féministe, et aussi par son multilinguisme, Jovita dos Santos Pinto trace des traits d’union. Elle a co-fondé Bla*sh, un réseau de femmes noires en Suisse allemande. Depuis bientôt deux décennies, elle co-organise des événements culturels et politiques dédiés aux paroles minorisées. Elle prend la parole publique sans relâche pour rendre compte des articulations entre le racisme et le sexisme et force ainsi les mouvements féministes suisses à composer avec les savoirs et les revendications afro-féministes.
Jovita me racontait récemment qu’elle avait appris à tatouer. Etonnée au départ, j’ai vite réalisé que sa nouvelle pratique faisait complètement sens : Jovita dos Santos Pinto œuvre à retracer les récits effacés du passé et à tracer l’histoire des femmes noires d’une encre indélébile.
Noémi Michel est chercheure-enseignante, activiste et travailleuse culturelle antiraciste et féministe. Elle est membre de la European Race and Imagery Foundation (ERIF) du Collectif Faites des Vagues et est actuellement Maître-assistante en théorie politique au Département de science politique de l'Université de Genève. Son travail privilégie les perspectives critiques de la race et de la postcolonialité avec un focus sur les pensées diasporiques féministes noires. En ce moment, elle explore d’une part les grammaires en conflit de l'antiracisme dans les débats publics et les institutions en Europe et d’autre part la théorisation féministe noire de la voix politique.