avril 17, 2023

Le numérique est-il genré ?

Silvana Cappuccio

Réflexions post CSW de l’ONU


Innovation, évolution technologique et éducation à l’ère numérique pour parvenir à l’égalité des sexes et à l’autonomisation de l’ensemble des femmes et des filles : tel est le thème de la 67e Commission de la condition de la femme des Nations Unies (CSW ONU[1]), qui s’est réunie à New York du 6 au 17 mars 2023. La Commission est le seul organe intergouvernemental mondial dédié à la promotion de l’égalité des sexes et de l’autonomisation des femmes. Réunie cette année pour la première fois depuis 2020, date de sa suspension pour cause de pandémie, elle a enregistré un nombre très élevé de participant.e.s – plus de 7 000 – s’imposant ainsi comme le rendez-vous onusien ayant rassemblé le plus grand nombre d’organisations non gouvernementales.

En investissant pleinement et de plus en plus rapidement la vie individuelle et collective, à l’échelle mondiale, la transformation technologique de ces dernières années en a révolutionné tous les aspects. Une tornade qui semble impossible à arrêter dans le temps et dans l’espace. Un cyclone qui peut capturer, en le subjuguant, l’esprit de personnes de tous âges et sous toutes les latitudes. Un ouragan qui s’immisce partout, mais en marge des mécanismes de connaissance transparente et de participation démocratique. Avec l’avènement de l’ère numérique, l’organisation du travail et de la vie quotidienne s’est profondément transformée. Il suffit de penser à l’empreinte de l’expansion de la communication virtuelle sur la pandémie de Covid-19, à partir de 2020. De nouveaux défis politiques, sociaux, économiques et environnementaux auxquels chacun d’entre nous est – et, plus encore, sera – appelé à faire face sont apparus.

La rhétorique récurrente ne fait que souligner les opportunités de développement, réelles ou potentielles, que le numérique, l’intelligence artificielle et les plateformes offrent à la société. Ce récit néglige les phénomènes émergents qui reproduisent d’anciennes inégalités et discriminations, les aggravant, dans bien des cas, voire créant de nouvelles vulnérabilités, notamment dans le milieu professionnel. On en dit peu sur qui conçoit les algorithmes, où, comment et à quelles fins, ni sur la manière dont ceux-ci définissent les mécanismes de décision qui échappent au contrôle démocratique.

Les plateformes sont souvent considérées comme une alternative de travail viable, flexible et abordable pour les personnes ayant des charges familiales. En réalité, cependant, dans la pratique quotidienne, elles accentuent les inégalités dans la répartition des activités de soins, puisque ce sont majoritairement les femmes qui choisissent d’y avoir recours pour travailler depuis leur domicile. D’autre part, le développement de plateformes de services familiaux, tels que les livraisons de nourriture, les emplois de garde et de soins et l’entretien ménager, s’accompagne souvent de situations de précarité et ce sont encore les femmes qui exercent ces métiers, fréquemment, avec peu de protection et des difficultés à faire reconnaître ne serait-ce que leurs droits fondamentaux. Ainsi, même le monde virtuel risque de confirmer, voire de renforcer, le modèle de société patriarcal. Il reproduit ainsi cet écart de rémunération entre les sexes qui, historiquement, se réduit plus lentement que d’autres inégalités et condamne les femmes à une plus grande pauvreté, même à un âge avancé. Pour les femmes âgées, en effet, la numérisation est, et peut encore représenter, un facteur réel d’accroissement de l’exclusion, plutôt que de l’inclusion, même en matière d’accès aux services publics essentiels de base, si elle ne s’accompagne pas d’une prise en compte des éléments nécessaires en termes d’assistance, d’éducation et de soins.

Ce sont des phénomènes de grande ampleur à l’échelle mondiale et dans presque tous les pays. Selon l’Online Labor Index (OLI), premier indicateur économique international qui mesure l’économie à la tâche en ligne, entre 2017 et 2021 seulement, l’offre d’emploi via le web a augmenté de 150 %. Il est difficile de quantifier exactement le nombre de travailleuses touchées, car les données ne sont pas ventilées par genre et aucune enquête n’est réalisée à cet égard. Cependant, ce qui ressort avec certitude des dernières recherches disponibles (ILO WESO 2021[2]) est que: l’égalité entre les hommes et les femmes au travail recule, les acquis en matière d’égalité obtenus historiquement sont attaqués, de nouvelles ségrégations émergent et les cas de violence de genre se multiplient. En d’autres termes, des formes historiquement structurées d’exploitation et d’oppression de genre se répètent, avec de « nouvelles » divisions de classe, également intersectionnelles, par exemple, en fonction de l’âge, du handicap, du statut de migrant ou d’autochtone, de la profession ou du diplôme. À moins de procéder à une analyse structurelle approfondie des inégalités de genre et de leurs causes, il ne sera pas possible de contester la structure de pouvoir patriarcale sur laquelle elles reposent et qui alimente un cercle vicieux dévastateur.

À la lumière de ce postulat, on comprend tout à fait la pertinence du débat mené à la 67e CSW sur ces enjeux qui touchent au cœur des démocraties et à la recherche de justice sociale. Parler d’économie de plateforme, d’automatisation et de numérisation était déjà une réussite significative en soi. La Commission de la condition de la femme s’est déroulée dans un contexte d’attaques continues contre les droits des femmes à l’échelle mondiale – de la montée de la violence dans l’espace public à l’impact sur le genre du changement climatique et des tremblements de terre en Syrie et en Turquie, en passant par l’horreur quotidienne à laquelle sont confrontées les femmes et les filles dans des contextes d’urgence et de crise, comme en Afghanistan, en Ukraine et en Iran.

Une réponse féministe unanime, forte et progressiste de la Commission de la condition de la femme de l’ONU, faisant autorité sur le front des droits et libertés, aurait été souhaitable, voire nécessaire. Mais, à ce jour, une telle réponse n’existe peut-être qu’au Pays imaginaire ! Cette année, le climat politique difficile qui avait caractérisé les sessions de la CSW antérieures à la pandémie s’est ravivé avec de fortes batailles entre les gouvernements et les parties, en particulier sur la langue et les droits. La société civile et les organisations syndicales ont joué un rôle de pression, soumettant ainsi aux représentant.e.s du gouvernement à la chambre leurs propositions d’amendements aux textes, étayées par des arguments de fond en faveur d’un langage et d’un contenu inclusifs. En fin de compte, les gouvernements se sont mis d’accord pour rédiger un document, appelé les conclusions concertées, qui contient des points d’intérêt incontestable à évaluer avec soin. Premièrement, il reconnaît que la réalisation de l’égalité des sexes et l’autonomisation de toutes les femmes à l’ère numérique sont essentielles au développement durable, à la promotion de sociétés pacifiques, justes et inclusives, à la croissance économique et à l’élimination de la pauvreté sous toutes ses formes et dimensions. Dans le même temps, il exprime un certain nombre de préoccupations telles que le peu de progrès accomplis pour combler l’écart entre les genres en matière d’accès et de recours aux technologies et à l’alphabétisation numérique. Il note la continuité, l’augmentation et l’interdépendance entre la violence, le harcèlement et la discrimination contre les femmes et les filles hors ligne et en ligne. Il souligne la nécessité d’une éducation de qualité inclusive et équitable en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques. Il rappelle l’importance de l’exécution de l’agenda pour le travail décent de l’Organisation internationale du Travail[3] par l’adoption, la promotion et la mise en œuvre des principes et droits fondamentaux au travail.

Les gouvernements ont réaffirmé à New York que la promotion, la protection et le respect des droits humains et des libertés fondamentales de toutes les femmes, y compris le droit au développement, sont universels, indivisibles et interdépendants et essentiels à l’émancipation économique des femmes et à leur participation pleine et équitable à la société. Il faut maintenant adopter des mesures permettant d’en garantir la jouissance. Et il est important que les gouvernements aient explicitement reconnu la nécessité d’augmenter « de manière significative » les investissements des secteurs public et privé, afin de disposer également d’écosystèmes d’innovation plus inclusifs et de promouvoir des technologies et des innovations sûres et adaptées aux besoins selon le genre.

Les mots sont importants et ont un certain poids. Ce sont ces mêmes gouvernements qui doivent désormais, sans délai ni hésitation, les traduire en décisions et actions concrètes, s’ils veulent assurer un suivi cohérent des travaux de la Commission et ne pas compromettre leur crédibilité et celle des organes multilatéraux, créés pour instaurer et défendre la paix, la démocratie et la justice dans le monde.

Silvana Cappuccio est une experte en politique syndicale internationale. Elle travaille au sein du département de politique internationale du SPI CGIL, est membre titulaire de l'OSHA de l'UE à Bilbao et a représenté les trois syndicats italiens CGIL CISL UIL au sein du groupe des travailleurs de l'OIT au cours des sept dernières années, jusqu'en juin 2021. Elle est l'auteur de deux livres : Glokers - People, Places and Ideas about Globalised Labour", en italien, et "Jeans to Die For" (sur la silicose dans l'industrie de la production de jeans), en italien et en anglais.

[1] La Commission de la condition de la femme des Nations Unies est un organe fonctionnel du Conseil économique et social (ECOSOC), créé en 1946.

[2] International Labour Organisation World Employment and Social Outlook, ILO WESO 2021 The role of digital labour platforms in transforming the world of work,    2021 World Employment and Social Outlook (ilo.org)

[3] L’Agenda de l’OIT pour le travail décent repose sur une approche intégrée de l’égalité entre hommes et femmes fondée sur quatre piliers : un travail productif et librement choisi, les droits au travail, la protection sociale et le dialogue social Travail décent (ilo.org)