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Si nous devions faire le point sur le scénario sanitaire global à l’heure qu’il est, ce serait d’abord en posant le constat suivant lequel la santé reste l’immense terrain de jeu géopolitique qu’elle est depuis que le nouveau coronavirus a mis le monde à genoux en 2020. Nous le savons maintenant : en premier lieu, la pandémie n’aurait jamais dû se produire. C’est ce que le Groupe indépendant de l’OMS sur la préparation et la riposte à la pandémie a ouvertement dit à la communauté internationale dans son rapport de mai dernier[1]. Le monde disposait de l’ensemble des connaissances et outils techniques permettant de limiter l’évolution virale et de contenir géographiquement l’épidémie de SARS-CoV-2. Il ne l’a pas fait, tout simplement. La catastrophe sanitaire globale, et les crises sociales et économiques qui vont avec, est la conséquence de l’échec des gouvernements à observer les règles existantes et à coopérer les uns avec les autres.
Face à cette responsabilité historique, l’impossibilité pour les États membres de se réunir est toujours visible. Non qu’il n’y ait pas eu de réunions multilatérales sur la santé dans cette seconde année de pandémie, mais la fragmentation croissante d’initiatives séparées, d’une part, le constat d’un apartheid vaccinal, de l’autre, reflètent une réalité profondément décourageante : la solidarité sanitaire mondiale demeure un mirage. Pendant ce temps, le COVID-19 continue de faire rage avec sa multitude de nouveaux variants. En effet, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la Chine ordonne des tests en masse à Wuhan après une flambée de contagions par le COVID-19 anormalement élevée dans la ville où la maladie a été détectée pour la première fois fin 2019[2]. Les cas, les hospitalisations et les décès s’envolent dans de nombreuses régions du globe.
La pandémie est sans aucun doute en train de remodeler l’ordre international de la santé publique, avec de nouvelles formes de protagonisme et des coups de force marquants, masqués par la volonté affichée d’interdépendance et de collaboration. L’Organisation mondiale de la santé (OMS), délibérément fragilisée depuis longtemps et paralysée en 2020 par les tensions mortifères opposant la Chine aux États-Unis, a été encore plus affaiblie par cette approche géostratégique de l’urgence sanitaire. La décision dangereuse de Donald Trump de prendre ses distances avec la seule institution publique du globe spécialisée en santé internationale, ce au moment même où son pays (membre fondateur de l’OMS) représentait l’épicentre de la propagation mondiale du COVID-19[3], a frappé le monde par sa forte portée symbolique. Non seulement le sentiment d’appartenance des États membres à l’institution est de plus en plus friable en l’absence de négociations en présentiel à Genève, mais étant donné les mutations du rapport de forces entre les blocs géopolitiques, chacun revendique son nouveau leadership individuel, autant qu’un agenda néocolonial implicite. L’Union européenne a pris les rênes de la coalition destinée à soutenir l’OMS en situation critique, s’engouffrant aisément dans le vide laissé par les États-Unis avec de nouvelles propositions de réforme et la suggestion d’un nouveau traité sur la préparation et la riposte aux pandémies. L’administration Biden, de son côté, a tenté de restaurer le leadership international des États-Unis au travers de déclarations politiques réellement audacieuses (telles l’idée de suspendre les brevets sur les vaccins contre le COVID-19), mais son mode déclamatoire n’aura pas d’effet sur la Chine, dont le grand jeu pour la suprématie s’inscrit dans le temps long et s’articule prioritairement autour de la gouvernance.
Le signe le plus inquiétant est que les turbulences causées par la pandémie, de même que la désorientation des citoyens attribuable à l’absence d’approche multilatérale réellement adaptée pour y faire face, ont de quoi mettre en cause la justification d’un nouveau tournant dans la gouvernance sanitaire globale. Or cette position permettrait de faire passer des mesures pro-entreprises, sous le bon prétexte d’un remaniement de l’agenda de sécurité sanitaire en vue de répondre aux pandémies futures. Le rapport récemment publié par le Groupe d’experts indépendants de haut niveau du G20 sur le financement des biens communs mondiaux pour la préparation et la réponse aux pandémies, et les recommandations qu’il formule pour établir un Comité et un Fonds pour les menaces sanitaires globales, en sont un bon exemple[4]. Qui se soucie du fait que l’agenda découlant de cette approche risque d’être mal pensé[5], compte tenu des nouvelles lignes de tension avec lesquelles le COVID-19 en est venue à ébranler les croyances traditionnelles sur la santé globale ? Qui se préoccupe du fait que de nouveaux déterminants critiques de la santé font leur chemin en plein malaise sur la gouvernance sanitaire mondiale : par exemple, les interrogations planétaires liées à la biodiversité et aux menaces posées par l’agriculture intensive, facteurs de maladies zoonotiques, ou encore, le redoutable mur de discrimination et d’inégalités sanitaires auquel se heurtent les établissements de santé, et plus généralement, le milieu des soins ?
Dans nombre de pays du globe, la pandémie provoque actuellement des troubles et fait monter la colère des populations, confrontées à de rudes épreuves socio-économiques. Par ailleurs, dans le contexte de la crise sanitaire, cet agenda par le haut n’est jamais remis en question, son principal atout étant la pratique, inévitable mais problématique, du « multilatéralisme zoom ». La conclusion anticipée de la 74e Assemblée mondiale pour la santé (AMS), qui s’est déroulée dans un format hybride au mois de mai, immédiatement après la tenue du Sommet mondial du G20 sur la santé à Rome, et où ont été négociés des accords géopolitiques majeurs, peut jeter un éclairage sur certaines des failles d’un système multilatéral en cours de distanciation progressive avec son intention initiale.
Ces failles sont apparues de manière frappante lors de la 74e AMS, alors même que l’espace réservé aux discussions entre États membres était réduit au minimum. Le point d’orgue de la dernière assemblée de l’OMS (mis à part la décision de donner le feu vert à la négociation d’un nouveau traité sur les pandémies et de convoquer une nouvelle session extraordinaire en novembre 2021 à cette fin) aura été l’événement organisé après la clôture de l’AMS, le 31 mai, lors duquel les dirigeants de l’OMS, du Fonds monétaire international (FMI), du Groupe de la Banque mondiale (BM) et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont conjointement annoncé un nouveau plan de 50 MdUS$ pour faire converger la santé, le commerce et la finance dans le but de mettre fin à la pandémie et de garantir une reprise au niveau planétaire[6]. L’appel à l’action formulé par cette improbable association quadripartite semble tomber à un moment où le monde se trouve scindé verticalement entre la volonté de réouverture des pays riches et la conviction que « le pire est encore à venir pour les pays du Sud », selon la vision exprimée par le Secrétaire général de l’ONU lors du Sommet mondial du G20 sur la santé. Issue à l’origine d’une publication du FMI[7] et de l’analyse de la Chambre de commerce internationale et de The Eurasia Group, pour lesquels la vaccination se justifie économiquement à l’échelle planétaire[8], cette initiative sans précédent exige que soient prévus dans un premier temps des financements, des dons de vaccins, et des investissements et plans de précaution. L’argument consiste à dire que la vaccination des individus constitue un investissement modeste par rapport aux milliers de milliards consacrés aux plans de relance nationaux. Les quatre organisations défendent (c’est du moins ce qu’elles prétendent) l’engagement conjoint à augmenter les financements voulus, à stimuler la fabrication et à garantir le bon acheminement des vaccins et des matières premières par-delà les frontières, de manière à « élargir considérablement l’accès vaccinal » qui s’impose pour accompagner la riposte sanitaire et le redressement économique[9].
Cette annonce post-AMS, effectuée la veille des réunions du G7 (11-13 juin), comporte des implications incompréhensibles. En dehors de la rhétorique de l’engagement, les modalités de traduction opérationnelle de la nouvelle architecture n’ont rien d’évident ; l’effort conjoint définit officiellement les contours de l’intervention du FMI dans le monde de la santé, innovation inopportune au regard du rôle déjà écrasant joué par la Banque mondiale dans le renforcement de la financiarisation de la santé[10]. Celles et ceux qui travaillent sur les maladies infectieuses et transmissibles savent très bien qu’il est impossible de lutter contre sans stratégie de test et de traitement. Toute stratégie d’engagement contre le COVID-19 uniquement axée sur les vaccins est clairement bancale du point de vue de la santé publique, et risque pareillement d’échouer dans une perspective de droits humains. Tandis que les riches se font vacciner et se protègent, des millions de marginalisés continuent à tomber malade et meurent sans même avoir accès à un test, comme nous le voyons encore dans bon nombre de pays du Sud. Le COVID-19 étant partie pour rester, le vrai besoin consiste à élargir rapidement l’accès à des tests communautaires, et aussi à exhorter la communauté internationale à lever dans les plus brefs délais tous les obstacles potentiels existant en matière de propriété intellectuelle (PI), afin de contribuer à amplifier les efforts menés en recherche et développement pour trouver des outils plus efficaces. Or aucune référence à ces considérations ne figure dans l’alignement de la finance, de la santé et du commerce mis en avant par les dirigeants de l’OMS, du FMI, de la BM et de l’OMC.
Au lieu de cela, l’initiative quadripartite entend clairement (dans la géopolitique des événements sanitaires survenus au cours de la seconde année de COVID-19) contribuer à contrebalancer, voire même à neutraliser, toute tentative diplomatique sérieuse entreprise lors des négociations menées au Conseil des ADPIC de Genève. Au sein de cette instance, se déroulent depuis maintenant dix mois des discussions multilatérales sur la proposition de dérogation aux droits de propriété intellectuelle (DPI) destinée à étendre l’accès aux connaissances scientifiques et à augmenter les capacités de production locales de tous les remèdes possibles contre la COVID-19 (vaccins, diagnostics, thérapies et tous dispositifs de protection et médicaux importants). Présentée à l’OMC par l’Inde et l’Afrique du Sud en octobre 2020, cette mesure politique, dont l’application revient aux gouvernements, a toute la légitimité du droit international, puisque la possibilité d’une dérogation est prévue à l’Art. IX (4) de l’Accord de Marrakech instituant l’OMC. La proposition indo-sud-africaine de suspension des droits monopolistiques recueille de plus en plus un consensus dans le monde entier. Plus de 100 États membres de l’OMC y adhèrent, mais également des agences onusiennes, des experts du commerce, des centres scientifiques internationalement reconnus, sans même parler de plusieurs centaines de parlementaires de l’Union européenne et d’une pléiade d’organisations de la société civile. La question est devenue un marqueur symbolique de l’équilibre politique global après le traumatisme de la pandémie. Il ne semble donc pas si improbable que le nouvel ordre international de la santé publique (et les rares acteurs qui sont actuellement à la manœuvre derrière) continue à produire déclarations et initiatives dans le seul but de faire en sorte que la dérogation ADPIC ne se matérialise tout simplement pas. Plusieurs autres dispositifs commerciaux et financiers sont d’ailleurs en cours d’élaboration, qui confirment fermement l’état des lieux pré-COVID. Pour eux, le démantèlement temporaire des régimes de monopole en réaction à une urgence sanitaire impliquerait un précédent inacceptable : la reconnaissance du dysfonctionnement inhérent à l’économie de la connaissance globalisée. Le G20, en agissant de concert avec la Commission européenne, incarne ce syndrome du déni : la Déclaration de Rome, fruit du Sommet mondial sur la santé, fait purement et simplement abstraction de l’idée de dérogation[11].
Il est difficile de savoir si la réunion des ministres de la Santé au G20, prévue à Rome les 5 et 6 septembre, infléchira cet itinéraire régressif, sous la pression du variant Delta désormais dominant. Les mois qui viennent vont néanmoins sûrement servir de test historique pour la santé globale, dans l’interrègne post-COVID. La session extraordinaire de l’AMS consacrée au traité sur les pandémies et la 12e Conférence ministérielle de l’OMC, organisées en novembre prochain, diront dans quelle mesure la communauté internationale prend au sérieux les leçons tirées du COVID-19. Pour le moment, dans le jeu géopolitique entourant le COVID-19, la démocratie sanitaire globale se trouve de plus en plus laissée pour compte.
Nicoletta Dentico est journaliste et analyste politique senior dans le domaine de la santé mondiale et du développement. Après avoir dirigé Médecins Sans Frontières (MSF) en Italie, elle a joué un rôle actif dans la campagne de MSF sur l'accès aux médicaments essentiels. Elle a travaillé comme consultante pour l'Organisation mondiale de la santé et dirige actuellement le programme de santé mondiale de la Société pour le développement international (SID).
[1] https://theindependentpanel.org/
[2] https://apnews.com/article/health-china-coronavirus-pandemic-wuhan-8fa8edb073629c692ac51772e5e9d775?utm_source=Sailthru&utm_medium=email&utm_campaign=Aug3_MorningWire&utm_term=Morning%20Wire%20Subscribers
[3] https://www.statnews.com/2020/05/29/trump-us-terminate-who-relationship/
[4] https://www.g20.org/wp-content/uploads/2021/07/G20-HLIP-Report.pdf
[5] https://gh.bmj.com/content/6/6/e006392
[6] https://www.who.int/news/item/01-06-2021-new-50-billion-health-trade-and-finance-roadmap-to-end-the-pandemic-and-secure-a-global-recovery
[7] https://www.imf.org/en/Publications/Staff-Discussion-Notes/Issues/2021/05/19/A-Proposal-to-End-the-COVID-19-Pandemic-460263?utm_medium=email&utm_source=govdelivery
[8] https://www.who.int/news/item/03-12-2020-global-access-to-covid-19-vaccines-estimated-to-generate-economic-benefits-of-at-least-153-billion-in-2020-21
[9] https://www.washingtonpost.com/opinions/2021/05/31/why-we-are-calling-new-commitment-vaccine-equity-defeating-pandemic/
[10] https://rosalux-geneva.org/the-financialization-of-health/
[11] https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/Global_Health_Summit_Rome_Declaration.pdf